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Sonnez, sonnez
toujours, clairons de la pensée VICTOR HUGO
Comme nous le savons, la langue se compose généralement de trois niveaux, à savoir le parler populaire ou familier, le parler courant ou ordinaire et enfin le parler recherché ou châtié. La langue familière est celle que connaissent ou pratiquent lettrés et illettrés. Elle est simple, concrète et descriptive en raison de sa proximité avec la réalité et la vie quotidienne dont elle se nourrit. Elle laisse peu de place à l'abstrait d'où son coefficient d'expressivité. La langue courante est celle que pratiquent les usagers d'un certain niveau avec cependant une aire d'emploi plus importante que la langue populaire. Son utilisation répond souvent au souci d'un parler naturel, usuel, décent et respectable. La langue recherchée est la langue de la science, elle est le propre des savants et des érudits que ce soit au niveau de l'oral ou de l'écrit. Elle est celle qui consacre les idées et les consigne dans leur réceptacle, le livre. Elle est également utilisée dans les commentaires de films, de documentaires, les discours officiels, etc. Grâce au pouvoir croissant de livre et au développement de la science, la langue recherchée a acquis ses lettres de noblesse. Les écrivains, les scientifiques, toutes disciplines confondues, sont devenus des autorités. Leur parler, quoique peu accessible à certains usagers, s'impose comme le modèle à suivre. Contrairement à cela on entend souvent par langue littéraire la langue écrite et d'un niveau éminemment recherché, déniant par ce fait sa présence et son utilisation par certains usagers à l'oral. Il s'agit là non seulement d'un jugement réducteur mais erroné. Ce jugement remonte loin dans l'histoire de la langue à l'époque où l'écrit appartenait exclusivement à la langue savante contrairement aux langues vulgaires parlées par les classes populaires aux manières frustes qui trouvaient leur expression uniquement à l'oral. A l'oral, en sus de l'objectif visé, la langue recherchée a le souci de l'éloquence, lequel exercice est lié à la beauté du style. Il suffit juste d'entendre parler les professionnels de la politique, les gens de robe, les universitaires, pour se rendre compte du soin qu'ils mettent pour être éloquents. Si l'éloquence n'est pas vérité, à tout le moins elle s'en apparente. Le parleur quand il est éloquent et disert, cherche à séduire et l'auditeur admiratif lui accorde le crédit de la vérité. La beauté du langage elle-même, qui a sa source première dans un don refusé à bien des philosophes, doit beaucoup à la maîtrise du penseur sur sa propre pensée. Alors la perfection d'un style consiste de bien goûter la pensée. L'écrivain d'après Bergson, se tient dans la région des concepts et des mots. La société lui fournit, élaborées par ses prédécesseurs et emmagasinées par le langage des idées jusqu'à un certain point pour les faire entrer dans la combinaison. La littérature est un art qui surprend par sa nouveauté et sa singularité. Tout lecteur averti se rend maître de ce constat après la lecture de chaque roman. Les indices ou les éléments romanesques récurrents propres à un auteur se font certes sentir sinon repérer dans ses différentes œuvres mais n'ôtent rien à l'originalité et à la beauté de telle ou telle de ses œuvres. Pour reprendre une formule de Sartre, l'œuvre d'art tend à sa propre fin ; par ce fait, la littérature n'échappe pas à cette réalité. La différence pour l'écrivain, c'est qu'il cherche la vérité par le moyen des mots. Il pourra la trouver, ou croire qu'il la trouve dans l'analyse de ses états d'âme. Le langage ne serait-il pas alors le moyen d'expression qui accouche la pensée et l'éduque, et se transforme aussi dans cette éducation ? Si la parole intérieure est plus vigoureuse, elle s'invente plus aisément des moyens, et si les moyens d'expression étaient plus riches, ils mettraient au monde avec moins de risque une phrase viable. C'est par une pesée continuelle du corps et de l'âme l'un contre l'autre, à travers beaucoup d'essais et d'erreurs, qu'une parole humaine s'arme et se favorise, et finalement entre au port de la contemplation. Le propre du génie littéraire, c'est de réserver, d'exprimer le plus de réalité humaine. Par langue littéraire on entend souvent la langue écrite et d'un niveau éminemment possible, mais dans la forme la plus personnelle qu'il y ait. Plus un écrivain est grand, plus il a d'originalité, moins il s'explique par le caractère essentiel issu des causes générales, rôle, milieu, moment. La langue savante ou académique a de tous les temps eu l'honneur d'exprimer les grandes œuvres littéraires. Au dix-neuvième siècle, certains écrivains ont introduit des expressions populaires ou argotiques pour mieux authentifier ou identifier leurs personnages ou par souci de pittoresque ou d'exotisme. Victor Hugo et George Sand en sont la parfaite illustration. Avant eux, Molière, l'avait fait (Les Femmes Savantes) mais c'était pour mieux souligner le caractère fruste des classes populaires et mettre en exergue la supériorité du modèle bourgeois. Ce manichéisme langagier s'est poursuivi avec Zola mais cependant avec une connotation révolutionnaire. Le personnage a le droit d'exprimer sa vérité dans la langue de son milieu ; celle-ci devient le vecteur adéquat de ses aspirations. Désormais la voie est ouverte, le monopole littéraire détenu par la langue académique est entamé. Avec la démocratisation des mœurs politiques et sociales, le respect des minorités, les langues régionales sont reconnues comme patrimoine culturel et cultuel de leurs usagers. L'on assiste alors à une florescence de littératures écrites en langues dialectales ou populaires dans lesquelles la parole est décolonisée, comme ce fut le cas au Canada avec le joual, au Québec (mot dérivé de cheval ; les séquences de phrases répondent dans l'ensemble au rythme de la marche d'un cheval en parade), la langue acadienne en nouvelle Ecosse (Canada), la littérature provençale, (sud de la France), le breton, la littérature beure, le créole, et tout récemment les langues berbères, les écrits relevant de la littérature populaire (bandes dessinées, dessins humoristiques, caricatures.) La langue populaire algérienne qui se cantonne jusqu'à présent dans l'expression de la chanson, a toutes les qualités pour véhiculer une littérature pourvu que les Algériens puissent l'aimer et s'adonner à l'écriture. On ne peut écrire dans une langue que si on l'aime. Ces langues populaires ou dialectales sont-elles des langues littéraires dans le sens où l'on entend ce mot ? Même s'il y a résistance de la part des puristes et des férus de la langue classique, la réponse ne peut être que positive. Rien ne peut leur contester ce statut. A l'instar des langues nobles ou prépondérantes, ces langues produisent des littératures qui décrivent des réalités non moins appréciables. Elles remplissent toutes les fonctions d'une langue littéraire avec des bagages linguistiques différents propres aux masses populaires. Si par conséquent il y a contestation, celle-ci ne peut concerner que le goût, indice insidieux de certains réfractaires au progrès et partisans de l'hégémonie de la langue dite académique. Les langues officielles des grands pays étaient pendant des siècles des dialectes ou des langues vulgaires cohabitant avec une multitude d'autres langues de même acabit. A la faveur de la supériorité militaire de leurs usagers, leur hégémonie s'est imposée parfois avec une très grande brutalité. Citons comme exemple, la langue d'oïl durant la France féodale, le castillan en Espagne et plus tard le français dans les anciennes colonies françaises. Grâce au talent des écrivains et à leur travail intensif sur les mots, ces littératures dites populaires ou régionales connaissent un succès croissant en raison de la richesse de leurs langues pour ce qui est tournures phrastiques, jeux de mots, calembours, associations inédites de mots, enfin la psychologie de leur société et de son milieu, jusque-là décriée. De nos jours, la littérature beure, qui se veut littérature mineure (dans le sens deleuzien), celle des banlieues, qui s'est enrichie de l'apport des expressions arabes traduites telles quelles en langue française, contribuent au développement de cette dernière. Le français n'est plus la langue exclusive du locuteur français indigène mais celle de tout locuteur francophone, lequel devenu dépositaire de cette langue la travaille à son tour en lui intégrant les substrats et les idiotismes de sa langue ainsi que les schèmes de sa culture d'origine. L'écrivain n'est créateur qu'à la condition qu'il crée, c'est l'organisation plus ou moins diaphane, ce langage le sera autant qu'il doit l'être s'il dit exactement ce qui était à dire. Le jour où l'écrivain se sent maître de son instrument, il doit envoyer promener toutes ses écoles et ne se soucier que de ce qui lui paraît vrai. Selon Merleau-Ponty, le langage, non celui des « poètes » seuls, mais le vôtre, le mien, tout langage parlé et vivant, est une création continuelle. Le mot n'est lui-même qu'une abstraction, il n'a d'existence que dans une langue constituée, il n'est pleinement signifiant que tourné vers cette langue et en relation de réciprocité avec tous les autres mots de cette langue. Un verbe de mieux en mieux formé s'élève sur un terreau, de plus en plus riche ; et traversant toutes les phases de sa croissance : fécondation, fermentation, spirituelle, parole intérieure, concepts, parole proférée, fixation et communication dans les signes, la pensée va secrétant le filet dans lequel elle s'enferme, s'interdisant de proche en proche le possible. C'est la cristallisation intellectuelle, écrire est une découverte continuelle, est une découverte de soi qu'on fait émerger du possible. Quand l'écrivain s'arrête, vaincu par l'impuissance, désespéré, c'est qu'il n'épuise pas toute la substance des mots. La richesse de ces derniers les rend dangereux : ils sont capables de dire la vérité, mais aussi de mentir. L'écrivain connait cette impression, à mesure qu'il la mûrit, non qu'il devienne le jouet des mots, mais parce qu'il découvre leur secret. Les mots sont la substance radieuse entre toutes, par ces reflets qu'allument en eux mille rapports et mille allusions, les uns expressément voulus par l'auteur et qu'il offre à l'intention du lecteur sagace, les autres sommeillant dans la mémoire et livrés sans prendre garde, d'autres enfin qui paraissent involontaires, mais seulement par un calcul où se mélangent la pudeur, la politesse et enfin l'ironie. Nous connaissons la célèbre réplique de Mallarmé faite au peintre Degas : « Ce n'est point avec des idées que l'on fait des vers? C'est avec des mots. » Le mot n'est un pur mot que pour le sémanticien ou le grammairien. En création littéraire, on ne va pas de la morphologie à la syntaxe mais plutôt de la syntaxe à la morphologie. Cela étant, il est à constater que la question qui consiste à identifier une langue littéraire est une question inappropriée. Toutes les langues ont vocation à être langues de littérature. La question concerne plutôt les dépositaires de ces langues. C'est à eux que revient le devoir de travailler leurs langues, assurer leur promotion discursive, les intégrer à la polyphonie de l'univers et en faire au final les vecteurs de leurs pensées. * Université de Mostaganem |
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