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Est-il possible
de parler du monde arabe sans tomber dans le piège du néo-orientalisme
triomphant ? Peut-on appréhender l'avenir immédiat de cette région sans être
influencé par les propos et les écrits d'une foule des politologues toujours
prompts à essentialiser des peuples pourtant uniquement mus par la quête
universelle du droit aux droits ? En clair, comment peut-on faire pour échapper
au diktat de l'actualité vue par les médias, leur grille de lecture et leurs
experts appointés ?
C'est terrible. On ne parle plus que de salafistes et d'islamistes comme s'il n'y avait rien d'autre. Comme si les gens n'existaient pas, comme si les sociétés arabes ne devaient être réduites qu'à cette dualité » m'a ainsi fait remarquer l'universitaire tunisienne Kmar Bendana alors que nous participions tous deux à l'Université libre de la Méditerranée à Bruxelles. Ouvrons une parenthèse pour expliquer qu'il s'agit-là d'une manifestation annuelle qui rassemble de jeunes étudiants venus des quatre coins de l'espace méditerranéen et qui, signalons-le au passage, mériterait bien plus de financements et d'attention que les trop nombreuses fumisteries organisées autour du thème de l'euro-méditerranée. Fin de la parenthèse. J'ai repensé aux propos de Kmar Bendana en terminant « La faim », un roman de l'écrivain égyptien Mohammed el-Bisatie, publié en 2008 et traduit en langue française par Edwige Lambert (*). Dans un contexte où les médias imposent leur manière de voir et leurs raccourcis (expliquez-nous la situation en Syrie en deux minutes svp?), la littérature est d'un précieux secours. C'est elle qui est capable de raconter les choses autrement et de rendre compte avec nuance de l'état des sociétés arabes. C'est elle qui précède et annonce les mutations et les révolutions. C'est elle qui peut dire ce que nous autres journalistes sommes incapables de restituer avec finesse. Mais encore faut-il que cette littérature soit à la hauteur de ce que l'on attend d'elle, c'est-à-dire qu'elle soit indépendante du prêt à penser, voire du prêt à consommer. Quand ils ne sont pas de commande, le roman ou la nouvelle sont précieux parce qu'ils ne sont jamais binaires ou conformes aux schémas simplistes. Dans les milieux francophones, où l'on regarde plus vers Paris que vers Beyrouth ou Le Caire (oublions Damas), la littérature d'expression arabe, souffre souvent d'un manque de considération quand elle n'est pas tout simplement dénigrée. Dans les classements plus ou moins officiels, elle est placée en seconde position derrière celle qui s'écrit en langue française ou parfois en langue anglaise. Certes, il y a quelques exceptions ? comme celle de l'égyptien Alaa Aswany- mais, en règle générale, il est fréquent de voir cette production balayée de la main puisque ses auteurs écrivent dans une langue accusée d'archaïsme, comme si elle était responsable à elle seule des malheurs du monde arabe. En réalité, comme le montre bien le roman d'El-Bisatie, cette littérature est d'une richesse insoupçonnée. Outre le talent de nombreux écrivains qui la façonnent et la font sans cesse évoluer, elle a pour attrait de s'adresser d'abord aux lecteurs du crû tout en prenant garde à ne jamais rompre les ponts avec l'universel (ce qui n'est pas le moindre des exploits). Et parce qu'elle n'est pas d'exportation, ou parce qu'elle n'ambitionne pas l'exportation, notamment vers l'Occident, cette littérature est, à bien y regarder, finalement plus libre et bien moins contrainte dans son expression (et cela malgré les diverses formes de censure et d'autocensure). Lire Mohammed El-Bisatie est ainsi une autre manière de «comprendre» une Egypte intemporelle, qu'il s'agisse de celle d'avant la chute de Moubarak ou même de celle d'aujourd'hui. Dans « La Faim », trois tableaux évoquent, sans emphase ni exotisme de pacotille, le quotidien d'une famille pauvre ? presque misérable ? d'un village égyptien. Il y a Zaghloul, le père, homme à l'esprit curieux mais incapable de travailler longtemps pour subvenir aux besoins de sa famille. Il y a aussi Sakina, sa femme, obsédée au quotidien par la nécessité de trouver de la nourriture. Enfin, il y a Zahir, le fils, au ventre vide lui aussi, qui erre dans le village en compagnie d'enfants bien mieux lotis que lui. Chacun d'eux va rencontrer un bienfaiteur qui leur permettra d'échapper à la faim mais pour quelques temps seulement. Car ainsi va la vie de cette famille égyptienne, incapable d'échapper à sa condition et toujours ramenée à l'impératif de survie. Dans l'écrit d'El-Bisatie, il n'y a ni pathos, ni grandiloquence. Le roman est sec, d'une grande sobriété ce qui ne l'empêche pas d'être teinté d'humour. Sans grands discours ni grandes démonstrations, il aborde sans l'air d'y toucher des thèmes d'une actualité brûlante comme lorsque Zaghloul s'adresse à un cheikh, notable respecté du village, pour qu'il l'éclaire. Extrait : « Dieu a créé le monde et les gens et tout, et Il leur a ordonné de L'adorer. Et moi je me dis : puisqu'Il a créé tout ça, qu'est-ce qu'Il en a à faire d'être adoré ? Mais si les gens ne L'adorent pas, Il se met en colère et les menace des pires châtiments (?) Si le Tout-Puissant veut qu'ils L'adorent, Il devrait apparaître sous n'importe quelle forme et leur dire : ?c'est moi qui vous ai créés, alors adorez-moi !' Et personne pourrait dire non ! ». Des propos qui vaudront à Zaghloul d'échapper de peu à un lynchage? La Faim, est un roman qu'on ne lâche pas avant la dernière page. Il n'y est question ni de Frères musulmans (du moins pas de manière évidente), ni de salafistes mais, dans le même temps, tout y est sans que l'on puisse savoir comment, sans que l'on puisse séparer précisément ce qui nous parle de l'Egypte et ce qui nous parle de la famille de Zaghloul. C'est là, la puissance de la littérature. De la bonne littérature. (*) Actes Sud, 125 pages, 17 euros. |
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