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Nous sommes au début du
dernier tiers de la décennie 70. Alger et l'Algérie vivaient en apnée une
période politique délicate et chargée.
En effet, le «pouvoir révolutionnaire» avait pris, (enfin), la décision de doter le pays d'institutions, qui lui faisaient défaut depuis un certain 19 juin 1965. Des institutions qui devaient, ainsi que définies, par la proclamation du Conseil de la Révolution « survivre aux événements et aux hommes ». Nous voici donc après les débats passionnés et il faut reconnaître, tout aussi passionnants de la Charte nationale, du printemps 76, que nous nous préparions à prendre en brochette l'élection présidentielle, (à candidat unique), puis le référendum qui allait doter le pays d'une Constitution, la deuxième, la première, celle de 63, ayant été suspendue par le « pronunciamiento » de 65. Et enfin la quatrième et dernière étape, qui devait être le Congrès du parti unique le FLN. Ce dernier ne se tiendra qu'après le décès du Président Boumediene, tout cela en vertu d'un discours-programme de ce dernier, prononcé, diffusé, discuté, expliqué, en 75. Voici pour le cadre historique. A donc, un de ces magnifiques matins, comme seul Alger sait en faire, je rencontrais, devant ce célèbre café «Le Coq Hardi», aujourd'hui transformé en pharmacie, sur la rue Abdelkrim El Khattabi, Malek Haddad. Je parle bien sûr de l'écrivain, l'auteur de « Le quai aux Fleurs ne Répond Plus », il aimait bien, en guise d'exercice matinal, arpenter la rue Didouche Mourad depuis la cathédrale du « Sacré Cœur », en face de laquelle se trouvait alors le ministère de l'Information et de la Culture, jusqu'à la Grande Poste. Je l'y rencontrais souvent, particulièrement à hauteur du siège de l'Union des écrivains, dont il était le secrétaire général. Ce jour-là, il s'était aventuré plus en aval. Les salamalecs d'usage évacués, il me prit l'avant-bras et m'invita à prendre place, en face de lui, sur un des sièges en rotin, autour d'un guéridon, sur la terrasse de la brasserie. Il héla un des serveurs qui, vite, a pris commande. Ce n'était bien sûr pas la première fois que nous prenions un café ensemble. Loin s'en faut. Ce qui, toutefois, m'avait intrigué en revanche, c'était son ton presque conspirateur. - J'ai un petit caillou dans la chaussure, me dit-il. - Ghir el Khir, lui répondis-je. - Non, pas de quoi s'embarrasser vraiment. Voilà, le ministre (Monsieur Ahmed Taleb el Ibrahimi, à cette époque), m'a chargé de la délicate mission de trouver une fois pour toutes, un directeur pour la Maison de la culture de Tizi-Ouzou. Tu sais que cette création est considérée comme une expérience pilote. De son succès ou de son échec, dépend toute la future politique culturelle du pays. Depuis son ouverture en octobre 1976, deux intérimaires s'étaient succédé à sa gestion. Il fallait mettre un terme au provisoire avec la désignation d'un patron définitif et surtout un champion ! - Alors, n'aurais-tu pas, par hasard, un nom à me proposer ? Je n'ai pas réfléchi trop longtemps avant de lui dire : Agoumi, qu'en penses-tu ? L'auteur de « Je t'offrirai une Gazelle », me regarda droit jusqu'au fond des yeux et me dit comme s'il récitait une évidence : - Agoumi ? Je n'en pense, évidemment, que du bien, mais il est à Annaba et il y fait du bon boulot? On ne va pas déshabiller Hamid pour habiller Ahmed. Mais qu'est-ce que vous avez tous à me donner son nom ? Car je t'avoue que tu n'es pas le premier à me le suggérer. Il pencha la tête, se recula, un peu pour laisser le serveur faire son travail. Puis, comme s'il parlait tout en réfléchissant, pris sa joue dans sa main, accoudé à la table. - Est-ce qu'on peut faire de la culture, sans Agoumi, dans ce pays. Je me le demande bien. Quelque temps après, comme on disait dans les pièces radiophoniques, Sid Ahmed emménageait à Tizi-Ouzou pour une expérience d'une dizaine d'années qui allait faire de cette institution, un haut lieu de production de culture qui allait rayonner sur tout le pays et jouer un rôle inattendu sur le proscénium, de la quête identitaire qui a marqué les trente années qui allaient suivre le printemps 80. Il est utile de rappeler qu'à l'occasion des graves événements qui ont marqué ces années de lutte, la Maison de la culture avait non seulement été épargnée de la mise à sac mais elle a été protégée par les manifestants. Sous la direction de Sid Ahmed, la Maison de la culture a accompagné l'évolution de la revendication amazighe. Lorsqu'il quittera en 1987, ses fonctions à la tête de la MCTO, c'est un bastion culturel qu'il laissera derrière lui. Le revoici à Alger. Sa ville. C'est encore dans une salle mythique qu'il dressera son camp. Flash-back C'est au carbone 14 que l'on devrait dater les traces les plus anciennes de Sid Ahmed sur les planches des scènes, de toutes les scènes algériennes. Elève du théâtre académique, il reçoit une formation classique au conservatoire. Il est un des rares à avoir donné au théâtre, à la télévision et au cinéma, plus qu'ils ne leur en pris. Depuis que l'Histoire ne fabriquait plus des héros, les candidats à l'élévation élitaire, ne devaient plus compter que sur leurs ressources propres. Durant les premières années de l'indépendance, la demande culturelle était énorme et l'offre limitée par la modestie du nombre des créateurs. La fondation en 1963, du Théâtre national algérien, le TNA, ouvrait la porte à la création artistique nationale. Le bâtiment de la rue Hadj Omar ne faisait que dans le réceptif. Autrement dit, à l'époque coloniale, il n'y avait pas de créations. On y donnait des représentations de pièces ou d'opéras créés en métropole. C'est ainsi que l'on peut affirmer que le TNA est une autogenèse que Agoumi et une poignée de comédiens qui se comptaient sur les doigts des deux mains et des metteurs en scènes, sur les doigts d'une seule, est passé en deux ans à une ruche dont les rendements étaient considérables. En 1965, le TNA avait pour cette seule année produit 13 pièces, adaptations incluses. Et les seules pièces montées ont drainé avec leurs tournées nationales, 165.000 spectateurs ! Les difficultés à trouver des textes pour capter un public populaire, susceptible de maintenir la fréquentation des théâtres à un niveau élevé ont, hélas, fait chuter l'affluence à 2.500 billets en 1972. Mais il en fallait plus pour décourager Sid Ahmed. C'est au Maroc en compagnie de son ami Tayeb Seddiki, qu'on le retrouvera où ils montent Le Journal d'un Fou de Nicolaï Gogol, monologue où Sid Ahmed interprète le rôle d'Ivanovitch Poprichtchine. C'est là un des aspects sinon ignorés mais assurément peu connus de notre ami. Ce sens de l'exploration intellectuelle qui le mène vers des climats rudes d'où il s'en sort avec la maîtrise et l'aisance de Dersou Ouzala. Plus tard, on le surprendra autant qu'il nous a surpris dans Fi Intidhar el Mahdi, une audacieuse adaptation d'En attendant Godot, de Samuel Beckett, une pièce réputée très peu facile. J'avoue, près de 50 ans après, que je n'ai pas vu d'interprétation, même étrangère, de ce calibre et de ce niveau d'exigence. Fin du flash-back Dans les années 80, nous avons une période d'incertitudes et d'interrogations cruciales lancinantes, auxquelles le pouvoir politique hésitant n'osait pas avancer des réponses. Le domaine des arts est fortement ébranlé par la crise multiforme. On y avance à la godille. On poursuit au rythme de la derbouka, la politique de la culture jetable, des créations de circonstances. Une impossibilité à mettre en adéquation les besoins considérables avec les ressources et les compétences qui foisonnaient. Dans cette tectonique menaçante pour les grands équilibres socioculturels, la religion se propose et s'avance comme une valeur refuge. Des opportunistes s'en saisissent et la manipule à volonté. D'un autre côté, la perte de référents ouvre les bondes à la médiocrité et c'est la bêtise qui commence à penser. Mais des îlots de résistance se forment et Sid Ahmed Agoumi désigné à la tête du CCI, va encore une fois jouer un rôle, j'allais dire salvateur pour les brillances qui donnaient à espérer. On ferme des cinémathèques, il invite des artistes engagés. Le hall du Mouggar devient une galerie d'exposition des artistes, ostracisés par ailleurs, des créateurs dont le champ d'intervention se réduisait partout comme peau de chagrin. Le culte cannibalisait la culture. Notre ami partage les mêmes peurs et affronte les mêmes dangers. De son côté, le ministère de le Culture ahanait à la production de la contre-culture, panacée destinée à protéger sa culture pour, pensait-il, ingénument, lutter contre ce qu'il appelait l'invasion culturelle aliène. (hors-jeu) Les luttes s'aiguisent. Sid Ahmed Agoumi ouvre, chose impensable à cette époque, le Mouggar, au Mouvement des journalistes algériens, le MJA ! Les débats ne sont plus le domaine exclusif des enceintes parlementaires. Dans les cinémas, les théâtres, l'expression s'exprime ! Sid Ahmed Agoumi avait compris avant beaucoup, de ses congénères, que la démocratisation des Arts et des Sciences, étaient non seulement un rempart aux extrémismes mais aussi et surtout la seule et unique réponse. Un jour, lors de l'une de tes descentes sur Alger, venant de Tizi, peut-être que tu t'en souviens, tu m'avais dit : «L'Art n'est pas un Royaume, c'est une République» ! Ta liberté d'esprit ; la rigueur de ta pensée ; la profondeur de ton engagement font de toi, Citoyen Sid Ahmed Agoumi, un Républicain croyant et pratiquant. On gagne à te connaître parce que tu nous rends meilleurs. Merci. *Journaliste et vice-président de l'Association «Le Cercle des anciens de l'information et de la culture», 15 juin 2023 |
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