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L'état de l'économie et les sorties de crise

par Fouad Hakiki*

(«Ceci n'est pas une pipe», Partie 3)

Les économistes algériens ont cette fâcheuse habitude de vouloir faire de «l'économie dure» en se restreignant à l'économique, oubliant que les sciences économiques - et plus tard celles commerciales ou de gestion - ont été structurées autour de problèmes concrets : Ricardo avec les débats parlementaires anglais autour de la rente, Marx autour du salariat avec la première révolution industrielle, Keynes autour du chômage avec la montée du fascisme, Friedman autour du contrôle de l'offre de monnaie avec l'expansion de l'inflation et tous les autres Prix Nobel autour de l'incomplétude du marché avec les « bulles » et l'emballement de la sphère financière menant à pas de charge la globalisation des économies nationales et régionales. Oubliant donc que les sciences économiques sont d'abord : économie politique.

Est-ce peut-être parce qu'ils croient que l'économique a ses propres lois... universelles, laminant toutes les singularités indigènes ? Toutes les spécificités historiques homogènes? Toutes les caractéristiques sociétales endogènes ? N'empêche que dans les articles publiés ou les interventions radiophoniques ou télévisuelles, l'économique algérien est, de façon générale, réduit au double déficit budgétaire et extérieur ; quid des vulnérables sans ressources, des chômeurs forcés sans salaires, des artisans, commerçants, restaurateurs, hôteliers...ayant fermé boutiques, des entrepreneurs et exploitants agricoles ayant baissé les rideaux, etc. Leurs sorts sont dans les angles-morts des grilles d'analyse ou des propos tenus.

Pourtant depuis le 22 Février, dans la société algérienne dans sa globalité, une ligne de crête est apparue. Une ligne de crête entre: nécessité des changements («ici et maintenant») et maintien de l'ordre (et d'un État pérenne). Depuis l'élection de M. Tebboune et au fil des mois, elle s'est transformée en une ligne de crête entre: exigence des libertés (et libération des prisonniers du Hirak) et éradication du virus pandémique (et reprise de la vie sociale et économique). Aussi, dans la vie publique, l'état de l'économie s'est vu refoulé au second plan. Et ce, malgré la crise et les déséquilibres des comptes: 1- des entreprises faisant face à d'immenses pertes d'exploitation (depuis mars 2020); 2- des banques avec l'asséchement des liquidités généré par le non-recouvrement des créances (certaines irrécupérables) ; 3- du Budget (et des caisses d'assurance sociale et de retraite) ; 4- et enfin de la Balance de paiements.

Ces déséquilibres ont imposé une révision des choix des politiques publiques et des modes de gestion, d'organisation et de management de l'économie dans son ensemble. Avec l'obsession «bolitik», la parole publique a été accaparée par la refondation de l'État à travers l'instauration - réelle ou fictive (c'est selon les points de vue) - d'enrichissements à la mouture de révision constitutionnelle (initiée par le président de la République). Maintenant que cette dernière est «dans les tuyaux» - acheminement au Parlement, référendum, élections - il serait temps, comme disait feu Hachemi Hantaz, de «revenir aux choses sérieuses» ; pour lui, le football, pour nous, l'économie.

Notre idée est que les sorties de crise de l'économie algérienne dépendent étroitement : 1- de sa configuration globale : dichotomie ou imbrication de la sphère réelle à la sphère monétaire (et c'est sur cette dernière que nous nous pencherons) ; 2- des interventions de l'État (et nous accorderons une grande place aux ressources humaines qualifiées qui, au jour le jour, donnent vie à ces interventions) ; 3- et des degrés de liberté dont dispose l'État vis-à-vis du Reste du monde (dans un univers géopolitique soumis aux forces de la post-mondialisation mettant à bas le multilatéralisme dominant jusque-là).

A) L'économique est un édifice - avant d'être des richesses matérielles ou immatérielles qui sans lui resteront inexploitées, c'est-à-dire sans valeurs. La clé de voûte de cet édifice est l'institut d'émission de monnaie - monnaie qui valide ces richesses une fois exploitées et en fait des produits, des biens et services, des revenus (fixes : salaires, rentes et impôts ou variables : profits, intérêts ou dividendes). Le statut de la Banque centrale est ainsi l'enjeu principal des forces vives économiques autant : 1- les salariés (parce qu'elle agit pour préserver le pouvoir d'achat et donc du niveau des prix, l'inflation) ; 2- que des entreprises (parce qu'elle légitime par les opérations de refinancement leurs créances détenues par les banques commerciales) ; 3- ou de l'État (parce qu'elle tient les comptes extérieurs et lui vient au secours lors de l'appel à l'épargne publique ou en dénouant ses opérations d'impasse budgétaire).

B) Cet édifice économique est mis en branle au nom de la Nation par les pouvoirs publics. Des politiques publiques sont mises en œuvre, en général dans un cadre pluriannuel, pour impulser ou orienter les producteurs et les investisseurs ou pour protéger les salariés, les retraités et les sans-emplois des défaillances des forces du marché (dont celles dans le secteur éducatif ou sanitaire, par exemple). Ces politiques sont des décisions, c'est-à-dire des choix d'action échelonnés dans le temps portant sur les modes de gestion, d'organisation et de management des entités économiques (aussi bien publiques que privées). Ainsi des arbitrages s'imposent entre, en partant du cas des populations fragiles et vulnérables,

- 1- la politiques fiscale de redistribution : subventions et transferts sociaux ;

- 2- la politiques salariale : indexation des salaires à l'évolution des prix, taxation des biens immobiliers afin de fluidifier l'offre sur le marché des biens locatifs, cadrage des loyers (et plus généralement des charges locatives ; notamment des habitations en copropriété où les biens communs sont difficilement imputables), restrictions du creusement des écarts de revenus entre les bas salaires et les hauts revenus, etc. ;

- 3- et la politique d'accès à l'emploi (puisqu'à moyen terme les effets des transferts sociaux sont contreproductifs) : formation professionnelle des primo-demandeurs et des chômeurs de longue durée (avec des stages qualifiants d'où la nécessité d'alléger les charges patronales y afférent), ouverture des universités (et autres structures) sur le monde du travail avec des contrats de partenariat ne venant pas oblitérer les règlements en matière d'écritures de la comptabilité publique ou les statuts de la fonction publique, et ainsi de suite.

C) L'autre volet des décisions de politique monétaire ou de politique économique est plus complexe. Car ces décisions et arbitrages sont soumis à des pressions : 1- tant internes, par exemple des partenaires sociaux ou de la rue ; 2- qu'externes, par exemple des investisseurs directs étrangers : dans les hydrocarbures, les mines et carrières ou les banques et assurances ou les autres branches économiques. Les autorités nationales ont certes un certain degré de liberté (plus ou moins large selon la position géostratégique, la situation économique, l'endettement extérieur...) pour : 1- déminer les conflits (qui nécessairement surgissent s'agissant d'intérêts économiques dont, par exemple : le versement des salaires en période de confinement) ) ; 2- ou sanctionner les délits (non-respect des législations en matière de commerce, de protection des travailleurs face au patronat ou des colocataires face aux propriétaires...) ; 3- ou encore orienter les choix des producteurs et des investisseurs (secteurs stratégiques, défense de l'écosystème ou des consommateurs, normalisation...). Ce degrés de liberté se manifeste dans les prorogatives de souveraineté nationale (en termes juridico-politiques) ou celles d'autonomie de la Décision Nationale (en termes économiques) : l'État est libre de décider, par exemple, de qui investit, d'où il investit, en vue de quoi il investit (la nature de la richesse produite, des consommateurs - marché national ou extérieur - voire même des types de techniques et technologies utilisées, etc.) et de comment il investit (règle du 49-51 par exemple avec même des modulations des quotes-parts des returns expatriées ou réinvesties sur place).

INDÉPENDANCE DE LA BANQUE CENTRALE

La sphère monétaire et bancaire est le parent pauvre des choix politiques et économiques de tous les décideurs depuis 1963. Elle le reste aujourd'hui dans les débats. Elle est, avons-nous dit (1), sous-développée, sous-employée et mise à l'écart. A telle enseigne, qu'un ministre des Finances - un commis de l'État éjectable à tout moment (voir ci-dessous le point suivant) - a plus de poids qu'un gouverneur de la Banque d'Algérie dont la durée de mission est supérieure à tout membre du gouvernement ou de l'Assemblée nationale. Il le soumettra à des injonctions administratives (contradictoires d'un gouvernement à un autre, comme l'a montré le débat sur les 1000 euros ou 5000 euros - et précédemment 7000 euros - à déclarer aux douanes à la sortie du territoire): 1-soit par des lois de finances interposées; 2- soit par circulaires aux banques publiques (détenant le gros de la clientèle bancaire). Malgré l'ouverture des activités bancaire et assurantielle au privé national et international, cette sphère est restée atrophiée. Tout comme les rapports entre le ministre des Finances et le gouverneur, elle est phagocytée par le marché interbancaire, sans contrepoids d'un réel marché financier ouvert aux opérateurs économiques en quête de financement non-bancaire (soit non-créateur de monnaie - et potentiellement déflationniste), en financiarisant librement leurs titres de propriété ou leurs créances.

De là cette double spécificité algérienne : 1- l'asymétrie entre l'épargne et l'investissement ; 2- et la mise hors-circuit de la Banque centrale - muée en une planche à billets à disposition du Trésor public et alimentant l'économie (surtout souterraine), une planche à billets tournant à plein régime, n'autorisant aucune inclusion financière (des ressources thésaurisées par les ménages, sous forme de cash ou de valeurs-refuges) venant soutenir durablement la croissance future à travers l'équilibre intertemporel entre l'épargne et l'investissement.

Avec cette configuration du système monétaire et bancaire, les autorités monétaires (gouverneur, membres du conseil de la monnaie et du crédit...) ne peuvent qu'à la marge mener une politique monétaire ; ils se limitent en fait à une simple régulation des flux avec des instruments datant d'une autre époque (des lendemains de la 2ème Guerre mondiale, les années 1950-70). Une régulation déconnectée du Reste du monde tant dans les années 80-90 avec la globalisation financière qu'après la crise financière de 2008 ou encore aujourd'hui, à l'ère de la post-mondialisation. Cette régulation est essoufflée car peu efficace dans ses impulsions à la sphère réelle : 1- tant envers l'économie officielle où domine aujourd'hui le secteur privé ; 2- qu'envers l'économie souterraine devenue difficilement inclusive. Cette régulation fait face aux sous-déclarations fiscales, à la fuite des capitaux et à l'évasion fiscale - phénomènes amplifiés par la mise à disposition, par la Banque d'Algérie elle-même, de monnaie fiduciaire de plus en plus massive (car n'ayant pas su proposer au public des instruments de paiement dignes du 2ème millénaire... par manque d'innovations et de mutations).

Dans ces dix (10) dernières années, nous avons pu assister un infléchissement des liquidités des banques passant d'une surliquidité à l'asséchement : 1-partiel (avec la dégringolade du prix et des exportations des hydrocarbures dès 2014) ; 2- puis total (avec l'arrêt brutal de l'activité dès mars 2020). La Banque centrale a réagi en jouant sur l'effet de ciseaux des taux : le taux de réserves obligatoires (variant de 3-4 % à 6-8%) et le taux d'intérêt directeur (avec son plancher à 3%). Elle a été de facto contrainte : d'une part, de conjurer tout risque bancaire systémique (en garantissant l'équilibre financier de l'industrie bancaire notamment celle publique), et d'autre part, de participer aux recettes du Trésor (en versant une quote-part de plus en plus volumineuse de ses « bénéfices » - les intérêts nets perçus).

Cette logique comptable prime sur l'innovation, la mue de notre système monétaire et bancaire en une industrie concurrentielle ouverte sur les nouvelles technologies et les nouvelles filières de sa croissance. L'Algérie, jusqu'à ce jour, a été incapable de s'ouvrir sur l'international. Ne serait-ce que pour drainer - comme le font nos voisins tunisiens et marocains - l'épargne de son émigration (en France, en Belgique, en Espagne, en Allemagne, en Australie, en Afrique sub-saharienne, aux Émirats, au Qatar, au Canada ou les États-Unis...). Ne serait-ce que pour attirer, autour de projets gouvernementaux ciblés, les investisseurs étrangers en particulier arabes, russes ou chinois.

Le carcan administratif de déploiement des activités bancaires est la conséquence de cette logique comptable de gestion du secteur. Les velléités de supervision et de surveillance - notamment du blanchiment de l'argent - ont montré leurs failles: d'abord, avec l'affaire du «Boucher» et ses contreparties monétaires (d'où sont venues ces devises pour l'achat de la cocaïne ? Unique question qui intéressent la CIA et la DNA); puis avec les affaires de corruption touchant les oligarques algériens (d'où sont venues toutes ces lignes de crédit en dinars et en devises pour monter leur bizness ? Et où étaient les dirigeants des banques et de la Banque d'Algérie - ainsi ceux du ministère des Finances - chargés de ces opérations? Question éludée par les enquêteurs judiciaires, civils et militaires).

Notre Banque centrale n'est pas seule responsable de ces états de fait. C'est parce que nos politiques ont tout fait pour réduire les autorités monétaires à de simples exécutants de leurs décisions discrétionnaires (maquillées par des débats parlementaires creux comme ceci a été démontré en 2017 avec le lancement du « financement non-conventionnel »). Décisions s'appuyant sur la détention de jure des titres de propriété du secteur marchand public (dont celui exportateur, Sonatrach). Malgré le fait patent que depuis trois (03) décennies la part du secteur privé dans le PIB est de plus en plus grandissante, atteignant aujourd'hui plus de 90 %; le court-circuitage des autorités monétaires s'est concrètement matérialisé par une déconnexion de la sphère monétaire par rapport à la sphère réelle. D'où la montée en puissance progressif du « secteur informel » dont les politico-mafieux - mais pas seulement car un grand nombre d'entreprises étrangères en fin d'activité sur notre territoire sont aussi impliquées - en ont fait leur terreau de prédilection avec, à titre d'exemple, le siphonage régulier des devises sur le marché parallèle de change !

Beaucoup d'idées circulent à propos des moyens pour juguler l'explosion du secteur informel et la mainmise des affairistes du « noir » (dont les narcotrafiquants et autres « commerçants » transfrontaliers). Du changement d'unité monétaire - 10 DA voire 100 DA d'aujourd'hui équivaudront à 1 Nouveau DA - au retrait pur et simple de billets de banque actuels et l'émission de nouveaux billets, les propositions ne manquent pas de piquant ! Penchons-nous sur la deuxième car notre expérience en la matière (à l'époque de Chadli) est avérée. Les temps ont certes changé et, avec la numérisation en cours des administrations (dont bancaires) et des circuits commerciaux (l'E-commerce), les moyens et les objectifs ciblés - par la puissance publique - ne peuvent être ceux d'hier. S'il semble à première vue judicieux de ne point commettre les mêmes erreurs (annonce-surprise et rush aux guichets notamment), il serait souhaitable de débattre de la destination finale de cette partie de la masse monétaire non réinjectée dans le circuit (du fait des dissimulations des détenteurs suite au changement de billets de banque). Cette masse sera-t-elle détruite ? Ou automatiquement reversée au Trésor (pour alléger sa dette auprès de la Banque d'Algérie) ? Ou utilisée comme fonds de réserve (en dinars) venant au soutien de l'activité économique : pour le paiement d'une part des salaires non-perçus du fait du confinement, pour l'allégement des pertes d'exploitation des entreprises (surtout les PME-PMI ou TPP), pour renforcer les trésoreries des banques (surtout s'il est décidé une baisse supplémentaire des taux d'intérêt débiteurs en vue d'une relance rapide de l'activité venant rattraper les pertes de croissance (estimée dernièrement par la Banque mondiale à un taux élevé) ? Les potentialités (2) de cette proposition sont donc bénéfiques (en termes de coûts - avantages).

GRADUALISME OU THÉRAPIE DE CHOC

A la crise politique de 2019, s'est conjuguée la crise économique de 2020. Aussi est-il facile de corréler l'une à l'autre...Sans se dire que tout changement ne peut advenir que d'en bas de la société. Dans la conjoncture actuelle où la base sociale du régime est des plus réduites, il n'est pas étonnant que face au Hirak, face à la « révolution du sourire », les dirigeants civils et militaires - au-delà de leur individualité ou des prérogatives que leur fonction leur octroie - apparaissent comme représentants de la « contre-révolution » ; la crise politique serait donc première. C'est là une erreur car le « retour au réel » : la chute des exportations, la baisse des recettes budgétaires et la décélération de la croissance économique (induite par le confinement et l'arrêt de grands pans de l'activité économique), ce retour touche tout le monde, toute la nation.

Dans les faits, face à l'exigence (Hirak) ou la nécessité (Puissance publique) du Changement, trois courants nationaux s'affrontent : 1- les tenants du statu quo appelant à plus de répression et brouillant les débats (en instrumentalisant la fibre « novembriste-badissiste » prévalente dans une partie de l'opinion publique) ; 2- les « gradualistes » prescrivant un chemin (et ses étapes) pour les réformes ; 3- et les défenseurs de la « thérapie de choc » prônant l'application immédiate des mesures urgentes (pour le changement, soutenu par le mouvement populaire pacifique du « Yatnahaw Gâ3 »). Cependant, pour tous les gouvernants, marchant sur deux pieds - politique et économique - le choix d'une méthode est contraint par le contexte interne mais aussi par les engagements internationaux (non seulement avec les partenaires étrangers mais aussi du fait des pressions politiques des gouvernements des puissances mondiales (avec leurs antennes et leurs relais) et des organisations internationales dont les ONG).

Tous ces facteurs se conjuguant laissent peu de visibilité à l'action des pouvoirs publics (civils et militaires). Le malheur est que face à une relative stabilité des administrations militaires (et des « représentants du peuple »), celles civiles, plus décriées, subissent un turn-over chronique, régulier. Même en pleine guerre civile, et à l'exception des chefferies de l'État (HCE) ou du gouvernement, les nouvelles nominations aux postes des directions centrales des ministères ou des walis ou des magistrats ou des directions d'entreprises, de banques et des agences nationales, etc. n'ont été aussi massives. Là, depuis avril 2019, une thérapie de choc « institutionnelle » a opéré. Mais aucune « feuille de route » de gestion politique et économique n'a été tracée. Les cadres naviguaient et naviguent à vue. C'est qu'ils n'ont pas été associés à la décision ; c'est qu'ils sont court-circuités ; et, comme pour les dirigeants de l'industrie bancaire, on en fait de simples exécutants.

Or, quel que soit le choix de méthode (statu quo, gradualisme, thérapie de choc), l'efficace des politiques publiques tient à l'engagement de ceux qui les mettent en œuvre. On aura beau augmenter les rémunérations et les privilèges des cadres ou les dédoubler par l'entremise d'agents des services de sécurité - comme cela est la règle depuis longtemps - leur adhésion n'est réellement acquise. Surtout quand, face à certains dépassements (des enquêtes judiciaires ou sur les réseaux sociaux), ils sont jetés en pâture comme des malpropres, voire en prison comme de sales malfrats. C'est là un frein sérieux à toute volonté de changement (« de » ou « du » système, qu'importe !). Il est, à nos yeux, impératif de dénouer ce goulot d'étranglement... avant toute autre action d'envergure : application, par exemple, des nouvelles dispositions constitutionnelles ou mesures de politique économique. Le retour aux Conférences Nationales des Cadres (et des dirigeants d'entreprises, banques...et des représentants des partenaires sociaux ou des organisations professionnelles) débattant collectivement des voies et moyens des sorties de crise serait bienvenu afin d'asseoir la légitimité (autre que parlementaire) de la feuille de route du prochain exécutif gouvernemental.

AUTONOMIE DE LA DÉCISION NATIONALE

Autant il serait illusoire de croire qu'une « révolution politique » est possible - avec la transition à la 2ème République - sans une « révolution économique » - avec la transition à une économie sociale de marché (dont il faudrait débattre des contours) -, autant il sera osé de penser que cette « révolution économique » pourrait advenir sans une forte insertion dans les chaînes des valeurs ajoutées de l'économie mondiale post-coronavirus. La question concrète de l'insertion de l'Algérie dans l'univers géopolitique actuel avec ses forces centripètes soumises aux recompositions régionales de la post-mondialisation se pose. Nous le voyons chaque jour depuis la propagation du coronavirus dans tous les pays du monde où est mis à bas le multilatéralisme dominant jusque-là (et qui servait de repère dans l'organisation du commerce international et les tribunaux internationaux d'arbitrages des litiges entre firmes ou entre firmes et les États nationaux, notamment dans ce bras de fer entre Américains et Chinois).

Néanmoins l'autre constat tiré des réalités nationales montre que la question de l'insertion de l'Algérie risque d'être éludée. Car, voilà déjà plus de seize (16) mois que la rue algérienne réclame des changements profonds, et six (06) mois que M. Tebboune gère le pays. Seize mois et six mois contrastés marqués d'un côté par la « trêve » et le renforcement de l'appareil répressif (3), et de l'autre par un triple choc externe : la propagation de la pandémie du Covid 19, la chute des prix des hydrocarbures et la réduction brute de la demande intérieure surtout celle étatique. L'un comme les autres ont révélé les fragilités des services publics - appareils judiciaire et policier, hôpitaux et centres médicaux, écoles et universités (4), services sociaux aux plus démunis ou aux chômeurs forcés, etc. Aussi l'un des tout premiers problèmes perçus par l'opinion n'est-il pas celui de la mise en place d'un filet social protégeant les plus vulnérables (non seulement dans les zones d'ombre de l'Algérie du Sud - Hauts-Plateaux et Sahara - mais aussi le « Quart-Monde » de l'Algérie du Tell : toutes ces populations des douars et dechras des campagnes et... des banlieues des agglomérations urbaines) ? Une politique fiscale de redistribution ?

Ces oubliés du développement qui se manifestent sporadiquement depuis 25-30 ans à travers des mouvements sociaux ne constitueront-ils pas de véritables bombes à retardement mettant en danger l'ordre étatique (en cours de construction) ? Cet ordres jusque-là appuyés par les couches aisées de la société, qui, elles aussi, ont montré leur défiance envers le pouvoir politique (civil et militaire) depuis le 22 Février... face à la TRAHISON des gouvernants. De certains gouvernants alliés à des franges de la bourgeoisie d'affaires - cette bourgeoisie compradore mue par la prédation et la rapine en vue de l'exportation des capitaux à l'étranger sous toutes les formes licites ou illicites. Le risque de voir se retourner ces couches sociales contre toute initiative politique émanant d'en-haut n'est-il pas réel ?

Cette conjonction des mécontentements de tous les pans de la société (5) n'induira-t-elle pas un affaissement des institutions - même nouvelles - comme cela avait été le cas au lendemain du 5 Octobre ou du 22 Février? De ce fait, la question générale - structurelle - de l'insertion de l'Algérie dans les échanges mondiaux (avec leur configuration géopolitique actuelle) se voit subsumée par celle particulière - conjoncturelle - de la stabilité de l'ordre étatique.

Aussi la réflexion sur le comment l'État algérien a pu à ce point constituer une passoire à toutes les prévarications, à toutes ces rapines et à toutes ces malversations au vu et au su de tous les dirigeants civils et militaires, administratifs, économiques, bancaires et judiciaires, cette réflexion autour de la souveraineté nationale, autour de l'autonomie de la Décision nationale (incarnée par le chef de l'État, ministre de la Défense, premier magistrat...) vient au premier plan des préoccupations citoyennes et des débats d'opinion.

Comment alors penser notre nouveau modèle de développement sans insertion active dans l'économie mondiale ? Comment penser la diversification de nos productions et exportations - matérielles et immatérielles (dont les ressources humaines qualifiées) - avec ces forces centrifuges du système (les tenants du statu quo) et avec ces ressorts autarciques du « produire et consommer algériens, avant tout » (quand le degré d'ouverture de l'économie est des plus élevés) ? Et comment penser une indépendance des différents Pouvoirs - législatif, exécutif, judiciaire, monétaire et médiatique (dont les réseaux sociaux) - sans revisiter les conditions et garanties de notre souveraineté ? Conditions et garanties de l'autonomie de la Décision nationale par rapport aux intérêts particuliers des groupes sociaux locaux et aux intérêts spécifiques des gouvernements, organisations, firmes et agences étrangères.

En résumé : l'état de l'économie exige des sorties de crise, auxquelles les cadres nationaux de l'intérieur et de l'extérieur sont les concepteurs (en amont) et les réalisateurs (en aval), mais ils sont délaissés. Ces sorties imposent des débats avec et entre toutes les Algériennes et tous les Algériens car elles engageront l'avenir de notre pays. Ces débats porteront sur des questions de fond dont ici seulement trois volets ont été abordés.

Notes:

1- J'ai écrit, au cours des quatre (04) dernières décennies, des centaines de pages sur le sujet ; certaines publiées par des centres de recherche (dont le CREAD), d'autres sous forme de travaux universitaires de soutenance (dont pour la Thèse d'État en sciences économiques). Et je reste étonné de voir les débats ne point évoluer d'un iota depuis ; et ce jusqu'aux recommandations pour une réforme monétaire et bancaire ! J'avais alors insisté sur les dispositifs juridico-institutionnels de mutation de l'industrie bancaire (mise en place de textes sanctifiant l'indépendance de la Banque centrale, la mise à niveau des cadres et personnels de cette industrie, l'autonomie des managements dans la gestion, l'audit et le contrôle, le renforcement du code de commerce dans ses parties relatives à la faillite, la libération des marchés des actifs foncier, immobilier et industriel, etc.). Au fil du temps, la nette prise de conscience qu'en réalité il s'agissait là d'une affaire éminemment politique s'est imposée à moi. Sans un changement DE système, rien ne se fera. D'où peut-être la teneur de mes articles publiés par Le Quotidien d'Oran (dont je remercie la Direction pour son franc et infaillible soutien).

2- L'inclusion financière tant recherchée du secteur informel se jouera avec cette opération de changement de billets non pas seulement à travers l'appel à l'épargne (par exemple, lancement de levée de fonds pour l'État) mais aussi par des initiatives émanant des banques proposant une diversification de portefeuilles (des bons de caisse aux titres publics à différents taux - de zéro au maximum légal) ou de participations (s'agissant des branches islamiques). Tout ceci suppose donc une large information du public et...son adhésion car il ne s'agira pas de voler les citoyens.

3- Auquel sont venus s'ajouter des propagandistes anti-Hirak prônant les manipulations de la « main étrangère » comme si nos services secrets dormaient. Ne serait-il pas plus judicieux, dans l'intérêt de tous, que l'on fournisse aux instances compétentes (dont les magistrats) la liste des personnes - morales ou physiques - impliquées dans ces intrusions étrangères afin de clore définitivement cette tranche du débat sur le Hirak ?

4- Le télé-enseignement pour les cours en ligne (à travers des plateformes) ne se décrète pas. Il doit tenir compte des réalités : d'inégalités sociales, scolaires et d'accès au Web. L'on ne peut faire comme si tout le monde disposait autant d'ordinateurs ou portables qu'il y a d'enfants et adolescents dans la cellule familiale ou que tout le monde était connecté (et la connexion fiable) quel que soit son lieu de résidence. Les enseignants eux-mêmes savent que ni les vidéos-conférences auxquelles ils sont sommés - par des mails stressants - de participer, ni les documents-supports aux cours mis à disposition (de leurs élèves et étudiants) ne sont pas suivies ou étudiés par tous ; et que ces fractures sociale et numérique renforcent la fracture éducative (entre les « bons élèves » surtout s'ils sont aisés et les autres). C'est là un problème d'ordre pédagogique - touchant la vocation de l'enseignement comme pilier de l'égalité des chances pour tous - que le confinement est venu mettre en exergue. Cette Note est due aux échanges avec ma camarade - professeure Fatiha, Ouiza B de la faculté d'économie d'Oran - qu'elle trouve ici ma sincère reconnaissance.

5- Une tripolarisation de la société algérienne se dessine : entre les « compradores », les « démunis » et les « établis ». Elle reflète la structuration de l'économie réelle en une économie « souterraine » (avec sa base et son sommet) et une économie « officielle ». Elle a imposé, au plan idéologique, aux pouvoirs publics une ligne de démarcation entre les « traîtres » et les « patriotes » ; sans pour autant les amener à réviser certaines dispositions législatives ou décisions judiciaires .Car, après tout, entre un commis de l'État ou dirigeant politique qui met l'intérêt supérieur de la Nation au-dessus de tout et celui qui occupe des fonctions à des fins d'enrichissement personnel ou familial, la nuance est grande !

*Économiste