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La confrontation sidérante
et mortelle à la pandémie du coronavirus a marqué, de manière traumatique, le
registre d'incertitude et de vulnérabilité de l'Humanité. En Algérie, comme
dans de nombreux pays, des résolutions hâtives auront tenté de freiner l'impact
fortement invasif et létal du virus par des préconisations politiques,
sanitaires et sociales inédites.
Nommer la mort Le temps de la mort est incongru, irréductible et étrange. Davantage que la mort soudaine, la mort sournoise du coronavirus révèle l'inefficience des stratégies médicales et thérapeutiques, l'indigence des équipements de protection et d'intervention prospective, l'inadéquation des structures hospitalières, l'insuffisance des équipes soignantes. Ces précarités et bien d'autres ne sont pas le propre de l'Algérie ni de pays sous-développés ou émergents, mais concernent particulièrement les grandes puissances du monde occidental. Certes, les Américains ont fait stationner sur la baie de New York un immense navire-hôpital, symbole de toute puissance militaire. Mais cela, à la mesure de résolutions coûteuses financièrement, courageuses humainement, étonnantes aux plans organisationnels dans beaucoup de pays, n'a pas infléchi la ténacité mortifère du virus ni freiné, significativement, le cortège de morts dans le monde. L'infiniment petit au plan moléculaire, c'est le cas du coronavirus, a produit une conséquence de terreur que de nombreuses guerres meurtrières n'ont pas imprimé dans la mémoire humaine. Il ne s'agit plus de batteries et de divisions d'armées, de hordes terroristes mais d'agresseur insondable, imprévisible et dévastateur. Aucun conflit dans l'histoire humaine n'a pu mettre à mal l'économie, les flux financiers, la machine industrielle, la mobilité sociale ou la vie spirituelle ainsi que le système éducatif. La mort du coronavirus outrepasse l'imaginaire de la souffrance et de l'inconnu. Les êtres humains y ont cessé d'être des acteurs directs ou responsables pour n'être plus que des victimes et des nombres. Face à l'angoisse de la mort charriée par le virus mortel, de nouveaux comportements de survie, souvent dictés ou autoritaires, fixent des apprentissages de sécurité personnelle et collective (port du masque, distanciation physique, hygiène stricte, proscription des contacts corporels) et une pédagogie de l'empathie développée dans l'exercice du confinement comme un partage de la privation de liberté et surtout de la douleur des autres. La mort circulaire due au coronavirus est également une mort symbolique forgée dans le comportement d'attente ou d'anticipation du pire, de mise en œuvre de barrages défensifs, biologiques, mentaux et psychiques qui exacerbent la fragilité des personnes, accentuent la défiance sociale, la dépressivité, les impulsions paranoïdes et violentes et emmurent la pensée. Dans de nombreuses familles dans le monde et en Algérie, spécifiquement, la douleur de la mort est démesurée car elle obture le travail de deuil et de réparation, le placement de passerelles émotionnelles et solidaires entre les proches et dans le groupe social, l'apopathétisme de l'hommage aux défunts. Cet empêchement au comblement affectif mais aussi spirituel et sociétal est une surdétermination de la douleur, du manque et de l'irrésolution qui éloigne les lignes de la résistance car au-delà des pertes physiques, c'est le sentiment de la perte mémorielle qui prévaut dans l'impossibilité de parler la mort, d'évoquer les disparus, de les accompagner dans un rite funéraire légal et de les visiter. Le récit de la mort est modérateur mais son absence génère des secrets qui muteront, par nature disruptive, dans l'espace psychique des personnes. Nommer la mort dans le coronavirus, c'est dire la dépossession de la vie, des limites internes, des espaces protecteurs, des liens de fortification et des assurances de la proximité. C'est dire aussi le désarroi des personnes précaires, sans ressources, sans liens et sans abris. C'est dire la fermeture des communications et des rêves et, tout autant, tronquer ses choix et sa dignité, accepter le diktat des régnants au nom de la protection et de la survie du plus grand nombre. Mais nommer la mort, consiste, paradoxalement, à la lier à la mémoire de la vie car sans ce ressourcement magique dans la trace des années et des fragments d'habitude, dans la réunion de marqueurs discrets forgés dans l'attachement, l'émotion, le recommencement, la participation au travail de la communauté, il n'est point de résilience ni de réaménagement, ni l'espoir d'une possible remédiation. Une limite éthique Dans la pandémie du coronavirus des questions éthiques apparaissent dans les contextes de la santé qui concernent la part de l'imaginaire laissée à la personne quand elle est dépossédée de son corps malade ou objet d'investigations nombreuses, de captation diagnostique ou thérapeutique. Ces questions s'attachent, aussi, à la part de restitution qu'elle peut attendre au-delà des manipulations exploratoires ou réparatrices. Ainsi, l'emprise du travail médical peut être réductrice de la présence sociale souvent liée à des corps ou des vies secrétées, éclatées, cellulaires. Il s'agit donc, de mettre en regard les progrès scientifiques et la réflexion éthique relative à la qualité de personne. Car les considérations éthiques dans les problématiques de santé introduisent, dans un même mouvement, des arguments moraux, juridiques, sociaux, psychologiques et politiques. Ainsi, le corps n'est pas la propriété d'une personne malade ou décédée mais le lieu où s'élabore la convergence du groupe, ses croyances et ses sacralités. Les références biologiques du corps recoupent, ainsi, ses références symboliques et spirituelles car la société allègue au corps, à travers ses répétitions et ses liens transgénérationnels, le fondement de sa marque et de sa légitimité. L'inférence magico-religieuse est alors déterminante dans les évolutions du corps, de ses productions et de ses altérations dans la maladie et dans la mort. Ainsi, en dépit de la rationalité biomédicale, le corps est rivé aux systèmes de croyance et aux langages de la culture. Ces langages sont fondés dans un contexte mental, perceptif et discursif de la réalité et de la représentation du corps : normes, frontières, mutations, délégations affectives et sociales, aliénations, sublimation. Il est possible, alors, de considérer le corps comme un fait culturel et un objet anthropologique. Autant que l'acte de parole, le corps révèle la mémoire communautaire, ses bouleversements et ses angoisses. Il consacre le registre dont use une société pour parler de ses méandres. Dans le champ de santé d'urgence qui s'impose aujourd'hui, l'éthique fonde les objets divers du rapport à la douleur physique et à la souffrance psychique, au dicible et au sécable dans la dimension clinique et dans les protocoles de soins et de prise en charge qui indiquent, pour le praticien et pour le malade, les modes d'aliénation et de restitution du corps et les contextes de l'intériorisation de l'imaginaire social dans les représentations, les pratiques et les décisions des acteurs institutionnels. Il sera possible d'envisager la protection des émotions liées à la qualité de personne et à l'essence humaine de la vie et de la mort qui fonde la filiation symbolique, le recommencement du désir, de la pensée et de la construction sociale et de produire les mots et les gestes qui donneront du sens aux symptômes et à la santé. Prendre soin et être avec Comment soigner et rester en vie ? Soigner et respecter la qualité de personnes, la sacralité de la vie et de la mort ? Concernant les institutions hospitalières, en Algérie, une représentation établie de « mouroir » domine les esprits. Nos hôpitaux sont-ils encore des mouroirs déshumanisés où le service public est exécrable ? Il faut vérifier encore. Toutefois, l'irruption virale du Covid surplombe ces questions d'éthique et de conformité car l'urgence est prégnante et le risque vital potentiel. Nous savons la situation d'impréparation des équipes soignantes, l'indisponibilité de matériaux de contrôle, de produits, de protocoles d'expertises et de diagnostic, de mesures de protection des intervenants. Des médecins et des soignants ont engagé le travail de consultation et de prise en charge sans masques, sans combinaisons homologuées, quasiment à « mains nues ». Cet engagement courageux et bienveillant est ce qui restera dans la mémoire collective et qui anoblira les institutions de soins en Algérie. Au-delà du devoir, souvent accompli dans de grandes marges de risques (ainsi de nombreux signalements de soignants et médecins contaminés ou décédés, dans plusieurs sites hospitaliers), le travail de soigner est anxiogène, voire létal. Il ouvre un répertoire de don de soi, de sollicitude et de capacité d'accompagnement dont nous trouvons rarement la citation dans les chroniques nationales. La pandémie du corona a montré que le dispositif humain existe dans nos institutions qui auront failli par le pêché de mépris des petits chefs, les gestions contradictoires ou maffieuses et par l'absence de l'État de droit. Certes, des manquements sont enregistrés, chaque jour, des lacunes du protocole thérapeutique et de sécurité - ils seront volontiers associés à l'incivisme et l'inobservance des recommandations sanitaires dans la société - mais la volonté d'apprendre, d' « être avec », est là. Elle est marquée par la présence assidue aux moments les plus horribles, face à la transparence des êtres et des corps et face à la récurrence de la mort. Nous devons saluer les praticiens, les soignants, les personnels de toutes qualifications qui, dans les institutions de soins en Algérie, ouvrent une conscience au dévouement, au sacrifice et à la congruence. Ce sont les fondements de l'acte médical, psychologique, éducatif et parental auxquels s'associent naturellement les substrats philosophiques de la prise en charge et du travail de restitution. Nous devons saluer le soutien aux malades et à leurs familles au prix de souffrances internalisées, frustrantes et conflictuelles, mais remisées dans un mouvement résilient. Toutefois, cette capacité d'adaptation, face à la finitude des personnes, peut montrer ses limites. Il apparaîtra ainsi que la résilience possède un caractère trop entier et totalitaire, excluant les dimensions fondamentales de la vie psychique, de la parole et de l'imaginaire. Un temps de la recension viendra où nous n'oublierons pas cette dette et où l'État ne devra plus se détourner d'une impérative réforme des politiques et des systèmes de santé en Algérie. A l'échelle d'une révolution. Une révolution immédiate des modèles de formation, d'habilitation institutionnelle, de ressources humaines, de dotations financières, de protocoles de recherche. Sur un plan connexe, cela signifie de réformer profondément l'université et l'école algériennes, sources invariables de médiocrité. Prescrire l'espérance Face à l'invasion virale mortelle qui traverse le monde, de nombreux analystes prédisent des transformations radicales des modes de vie, de production et de justice. Un remaniement des règles de la mondialisation et du règne productiviste pour subjectiver les personnes et les structures sociales, reconfigurer des possibles humains et de nouvelles ouvertures à la démocratie. Ces alternatives concernent, selon les prédictions les plus sérieuses, l'univers occidental et les places fortes de la démocratie dans le monde. Qu'en sera-t-il des dictatures et des régimes obliques ? Comment se situera l'Algérie dans les options de bouleversement à venir ? Le système de pouvoir figé depuis l'indépendance s'amendera-t-il pour céder des relais à des forces nouvelles, à une démocratie viable et perceptible définie par un forum parlementaire médiateur ? Mais peut-être le tsunami viral n'affectera-t-il la règle politique ni aucun bastion en place et garderons-nous nos « députés de la nation », nos administrations insanes et nos chefferies abjectes ? Les morts d'aujourd'hui rejoindront alors dans une opaque insignifiance les morts d'hier et nous serons passés lamentablement devant un temps d'apaisement indispensable pour reconstruire les personnes et le pays, réinventer les certitudes. Ce pays a cruellement besoin d'être réhabilité dans un récit commun et une identité unitaire. Le changement recherché sera ardu car il faudra y apprendre l'humilité du travail, évacuer en nombre les maffieux, les arrogants, les prédicateurs de dernière heure, les médiocres et les prédateurs. Ce temps d'apaisement sera une saison de retour à la vie, aux mémoires anthropologiques, et aux passions fragiles. Une saison pour délibérer autrement, se remettre en cause, prescrire des espérances. *Professeur de psychologie clinique, psychologue clinicien, psychopathologue. Consultant international pour l'enfance et la famille. Directeur scientifique de la revue ?Champs'. Derniers ouvrages parus : «De l'épure au dessin. Génétique, clinique, psychopathologie», Médersa, 2017. «Introduction à la psychologie de la santé», Médersa, 2016. «Adolescence algérienne. Liens et cliniques», L'Harmattan, 2016. |
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