|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Suite et fin III. Le paradigme de la norme et de la marge ou la raison paradoxale Un énoncé paradigmatique ne propose pas d'argumentation explicative préalable. Il propose une mise en corrélation fondée sur un système de nomination. Ici le principe de nomination est binaire (ou dyadique). Cette binarité est oppositionnelle et en même temps abstraite, donc ne préjuge pas du fait. C'est l'applicabilité à un champ précis qui en valide le bien-fondé. Mais l'applicabilité n'est paradigmatique que si la démonstration s'étend à une série non déterminée de champs,c'est-à-dire de disciplines, de corpus théoriques, de faits empiriques, etc. La validité du paradigme tient à sa virtualité permutationnelle. Dans le cas qui nous occupe, il est intéressant d'appliquer le paradigme de la norme et de la marge à des domaines qui soient contingents pour que la pertinence de la démonstration soit avérée. Proposons-en quelques-uns: en sociologie urbaine, la dyade «centre-périphérie» a pu donner lieu à une réflexion suivant laquelle la marginalité urbaine, celle des banlieues, est une négativité sociale, normative, pouvant, dans certaines conditions historiques, se muer en positivité révolutionnaire. Ainsi, la centralité urbaine, celle de la norme absolue, celle du pouvoir de décision et de l'hégémonie institutionnelle, se trouve placée devant l'impérative nécessité de déroger à ses principes recteurs dans une perspective de régulation sociale. Elle se doit de gérer (ou digérer?) la violence sans quoi elle produit du chaos, du désordre. Or, l'ordre et le désordre s'ordonnent l'un par rapport à l'autre et ne peuvent coexister sans s'impliquer mutuellement. Les réformes sociales procèdent d'un accouchement douloureux, car nées d'une colère sans appel, d'une sanction comminatoire. La centralité est appelée à se remettre en cause, à se recomposer pour assurer sa propre pérennité en tant que centralité, en tant que norme hégémonique. Un autre domaine d'application, où il est question d'ordre et de désordre, est celui de la thermodynamique. Les physiciens empruntent le concept d'entropie suivant lequel toute lecture du désordre procède d'une intellection du réel, c'est-à-dire d'une rationalité, sans quoi le réel est incommunicable, est privé de sens. Dans le domaine de la physique, cette rationalité s'appuie sur l'expérience, notamment sur le caractère reproductible des éléments observés, et à la propension à certaines récurrences empiriques indiquant des régularités tendancielles. Le désordre est ainsi pensé en terme de régulation sur une base strictement empirique. Point d'explication à ce phénomène, en dehors du constat probabiliste. Dans le domaine acoustique, la production des sons obtenus expérimentalement sur une corde est le produit de deux forces antagonistes: la corde est tendue par deux extrémités, donc par deux forces centrifuges, tandis que le son est obtenu grâce à une force contraire, centripète: le pincement obtenu par le doigt ou le plectre à hauteur de la table harmonique. Par ailleurs, le phénomène musical est lui-même le produit de deux registres contraires : le registre ordinal et le registre cardinal. Ce dernier est défini mathématiquement en ce qui concerne la division du temps (ronde, blanche, noire, etc.), ainsi que la construction d'intervalles sonores sur un manche de ûd ou de guitare par exemple. Ces intervalles sont justifiés par des lois physiques et transmises de génération à génération aux gardiens du Temple qui détiennent le savoir-faire de l'organologie. La production d'une série sonore procède d'une combinatoire aléatoire. C'est comme pour le langage qui, pour reprendre une expression chère à Ferdinand de Saussure, procède de «l'arbitraire du signe». Ce n'est pas là une métaphore car dans le cas du langage comme dans celui de la musique, nous avons affaire, morphologiquement parlant, à des signifiants aléatoires et dans cette combinatoire infinie, il y a quelques combinaisons, très rares, qui ont du sens, qui produisent, pour ce qui est de la musique, de l'émotion esthétique. Ainsi deux éléments irréductibles sont en synergie totale: le nombre et le drame, le sémantique et l'esthétique. IV. Plaidoyer pour un système ouvert ou l'historicité de la çan'a Allons plus loin tout en restant dans la musique. Le principe des contraires semble suffisamment prégnant au travers des développements qui précèdent, pour nous autoriser à entrer dans les débats du système musical qui nous occupe ici, étant entendu que la démonstration qui va suivre est applicable, sous réserve d'inventaire, à d'autres systèmes musicaux. Ce système que j'appelle çan'a pour des raisons taxinomiques que j'avais développées dans d'autres travaux se constitue d'un algorithme qu'il est plus commode de transcrire sous forme de table ou à double entrée. En ordonné, nous avons les différents tûbu' appelés modes, pour faire simple, mais n'ayant aucun rapport avec la double modalité, majeure et mineure, qui régit la musique occidentale. Les tûbu' renvoient à l'acception antique des modes grecs (dorien, phrygien, lydien, mixolydien, etc.) et dont on ne sait pas s'ils avaient inspiré leurs équivalents modaux dont la dénomination persane est encore en vigueur ou si l'influence provient de la source mésopotamienne. Ces tubu' sont en nombre déterminé, la Vulgate en donne le chiffre 24. En réalité, on en trouve 12 en Algérie, 11 au Maroc. D'autres tubu' ont leur autonomie structurelle au plan mélodique, mais servent à «dépanner» d'autres tubu' pour 1'exécution d'un istikhbar, exemple: le tab' araq prête son istikhbar, appelé ?araq, à la nûba Hsin, notamment à l'école d'Alger. Sinon, ils servent à baliser des pièces chantées classées dans un sous- système dérivant de la çan'a, appelé n'qlâb (ou inqilâb). La nûba constitutive de la çan'a est à l'inqilab ce que la symphonie est à la sonate. Dans le cas d'espèce, on peut remplacer une nûba, par une série d'inqilab appartenant soit au même tab' soit à des tûbû' différents et choisis «à la carte» par le chef d'orchestre (cas de la slisla). Mais dans ce dernier cas, les pièces sont exécutées sans transition. Il arrive cependant que des n ?qlabat affiliés à certains tûbû' disposent d'un court prélude instrumental nommé kûrsi. C'est le cas, à Alger du tab'araq, qui dispose d'une mini-ouverture exécutée sur le mizân (rythme) bachraf. En ce qui concerne les 12 nûba complètes, elles ne disposent pas toutes d'ouvertures, appelés tûchia (l'école de Tlemcen dispose d'un nombre de tuchia plus grand que dans les autres écoles) et qui constituent le prélude aux nûba ou suites. Voilà l'essentiel du système çan'a (du moins pour ce qui est des tuchia: ouvertures), qui s'offre à première vue comme un système rigide, fermé. Or, le menu de composition autorise des choix divers, des dérogations permissives du système lui-même. Ces dérogations se font dans des limites interstitielles qui n'entament pas le cadre canonique. Il n'y a pas de règle du jeu a priori pour l'exercice dérogatoire. Cela dépend de l'autorité du m'allam (chef d'orchestre); c'est-à-dire de son audience vis-à-vis du public, du degré d'empathie avec son auditoire qui trace les limites du consensus, de la compétence conjoncturelle de cet auditoire, du contexte ou de l'ambiance qui encadre la manifestation artistique (cercle intime, mariage, ou concert dans le cadre des soirées données dans un nâdi, association, enregistrement en studio, etc.).La règle du jeu est connue a posteriori. Il faudra faire l'inventaire de l'agencement d'une nûba en temps réel, exécutée dans des circonstances différentes. Cet inventaire a pu être fait quelquefois. L'ensemble de ces inventaires, pour une école de musique s'entend, permet d'apprécier les tendances lourdes des libertés marginales que l'artiste s'est accordées, des réaménagements faits à la norme. Mais de quelle norme s'agit- il? N'est-elle pas elle-même constitutive d'un moment fort de la rupture d'avec un ensemble de pratiques divergentes ? Le modèle référentiel est souvent offert par une figure charismatique, qui a eu l'audace, et surtout la légitimité de trancher, de faire un choix parmi plusieurs scénarios possibles. Figure charismatique, c'est celle d'un cheikh Larbi Bensari, qui a légué sa conception, certes héritée des anciens, la seule reconnue au début du siècle dernier, mais la seule connue aujourd'hui, parce que les traditions alternatives des m'allmin de la même classe d'âge que cheikh Larbi Bensari n'ont plus laissé de trace. Il s'agissait, entre autres, des frères Dib, contemporains de son maître cheikh Boudalfa. Les disciples de ces derniers n'ont pas eu suffisamment d'audience pour pérenniser la pluralité des genres, des styles voire de la grammaire compositionnelle elle-même. Un homme, doué d'une forte personnalité, a occupé tout le terrain de l'école de Tlemcen. Cependant, depuis une période récente, des manuscrits inédits ont été exhumés par les descendants de Si Mostefa ABOURA, contemporain de Cheikh Larbi. Exploités actuellement par Fayçal Benkalfat, ces manuscrits permettent une relecture originale de la doxa jusque-là connue, celle de Cheikh Larbi Bensari ; ce travail est en cours. A Alger, ce fut le trio Ben Teffahi, Mohamed et Abderrezak Fakhardji. Ils ont incarné la norme musicale de leur école et ont oblitéré d'autres canons. A Constantine, ce fut un quintet, formé des deux Bastandji, Ahmed et Abdelkrim, personnages légendaires, rejoints par trois disciplines : Tahar Benkartoussa, Omar Chaqlabet Tahar Benmerabet. La légitimité de ce groupe a eu certes une assise plus large car ses membres ont apporté chacun ce en quoi il excellait (les derniers connus pour leurs chants, les premiers pour la maîtrise de l'instrument). Et puis, il y a la loi du nombre. Mais quel que soit le cas d'espèce, il y a rupture d'avec l'air du temps hérité des devanciers, et les pionniers des réformes ont procédé par la marge, car toute innovation, comme la liberté, procède de la transgression: des trois formes de liberté, liberté interstitielle, liberté marginale, liberté principale, les deux premières sont les plus proches de la réalité existentielle. Abraham Moles ne croyait guère qu'à la pertinence sociologique des deux premières. La liberté principale relève du mimétisme et de la passive répétition et d'une vision «salafiste»de l'héritage esthétique. Elle réduit l'art au rite et laisse peu de place à la douleur de l'effort, à la jouissance aussi quand l'effort donne des fruits, peu de place au drame et au jeu. Elle tue en l'homme toute velléité de parier sur l'inconnu. Il ne s'agit pas du pari de Pascal, quelque peu mercantile à mon goût, mais du pari où se joue le destin de l'artiste car ne transgresse pas qui veut. Sur un millier de tentatives, rares sont celles qui font sens car dans ce combat entre la marge et la norme, qui est un combat risqué, rares sont les heureux élus qui ont obtenu la bénédiction du public, et donc la postérité. Il ne faut pas oublier en effet que le public est naturellement enclin à se méfier de ce qui bouge dans une société où le conformisme et l'unanimisme laissent très peu de place à la bid'a (péché rédhibitoire), archétype du ibdâ' (innovation, invention). Si le deuxième terme semble attester une sécularisation du premier, rien n'est joué d'avance; c'est dans ce contexte diffus, et sur ce terrain miné que s'est joué le sort d'un patrimoine musical séculaire, dont le caractère de système se nourrit aussi paradoxalement qu'il y paraît de sa négation même. Dans le cas contraire où le système de Zyriab se devait d'être transmis dans sa facture prétendument inaugurale, ce qui est pure utopie, la mémoire collective n'aurait retenu aucun écho sonore de la nûba. CONCLUSION Glorifier le mouvement, le changement, le renouvellement, au nom même d'une vision systémique de cette musique, c'est prendre un grand risque, celui de prêter à confusion sur ce qui, en guise de renouvellement ou de reformulation, relève du galvaudage et de l'altération. C'est pourquoi il me semble impératif de clore mon propos par une sorte de profession de foi. Le répertoire que nous connaissons dans les trois écoles de musique relève d'une patrimonialisation sédimentaire: cela veut dire qu'à des moments donnés de notre histoire, des permissivités, qui portent socialement parlant leur secret, ont pu avoir lieu. Les exemples les plus récents (parce que venus à nous par le témoignage des anciens qui ont vécu au début du 20ème siècle) remontent à la conscription de 1911. Beaucoup de familles exilées au Proche-Orient et au Moyen-Orient sont retournées au pays d'origine, pour des raisons diverses. Nous savons qu'elles ont apporté avec elles des textes et deschants dont la facture remonte à cette époque. C'est le cas du chant populaire haninayahanina (modesika) dont l'origine syro-libanaise a été vérifiée. C'est le cas aussi d'une pièce classée n'qlabzidân: ahabbaqalbidhâbyaûntûrki, sur un rythme bachraf, qui signe l'origine ottomane de la pièce. C'est enfin le cas de yûkbabadjiyûk chanté en intermède dans les mariages par cheikh Larbi Bensari, figure de proue de l'authenticité et du respect de la tradition. Nous n'avons pas la mémoire des phases sédimentaires antérieures qui attesteraient l'adjonction de pièces rapportées, ou tout simplement l'interprétation ex nihilo de pièces connues, mais chantées sur un autre mode et/ou un autre rythme». Ce type de ibdâ'(innovation, reformulation)entre dans le cadre de la dynamique du système «çan?a». Il s'avère qu'une période assez longue s'est installée entre les dernières vagues d'ijtihâd musical et le passage au IIIème millénaire. Ces vagues tardives et, somme toute, mineures remontentà1911-1920. Dans la mesure où la mémoire les saisit dans la diachronie, c'est-à-dire comme apport surnuméraire historiquement daté tout en s'inscrivant dans les règles canoniques du système, on peut les définir comme néo-patrimoniales ou néo-classiques (ou néo-çan'a). Cela n'enlève rien à leur appartenance au système, mais elles indiquent une étape, sinon dans la couleur mélodique ou rythmique, du moins dans celle du texte qui réfère à un écosystème contemporain, en tous cas différent de l'épopée diasporale de la hijra (du Xvème au XVIII ème siècle) qui a imprimé un zadjal tardif». Celle-ci a mis en valeur une littérature vernaculaire proche des terroirs maghrébins (même si les textes ne sont pas tous signés ni datés).Cette époque diasporale est elle-même différente de l'époque du zadjal d'Ibn Qûzman qui, à partir du XIIIème siècle donne quant à lui, l'esquisse d'une rupture d'avec le muwassah et d'une liberté littéraire qui a pu scandaliser les milieux pudibonds de la Cité musulmane d'Espagne mais qui a fait école au nord des Pyrénées», et pour ce qui nous concerne, a traversé les siècles. On peut, dans cette perspective stratigraphique, et sous réserve que l'innovation procède toujours de la règle canonique et des permissibilités sous-jacentes, et à condition qu'on prenne acte que le texte s'imprègne sémiologiquement de la contemporanéité, baptiser ces apports de néo-patrimoniaux, de néo-classiques... Mais attention aux glissements qui consistent pour des musiciens qui, sous prétexte de s'inscrire dans le champ matriciel de la çan'a, innovent en tournant le dos aux règles du jeu et qui produisent autre chose que de la çan'a. Pour inventer une tûchia par exemple, il faut s'imprégner de la structure compositionnelle de cette tûchia : nombre de mouvements doublés ou non doublés, mode de liaison ou d'articulation avec des syntagmes existants dans d'autres ouvertures (exemple: entre tûsiazidân et tûchiasika; entre Ramial'asiya et rami-maya; entre mazmûm et dhîl etc.).Ces articulations constituent un indicateur (diachronique?) du pedigree d'une tûchia, c'est-à-dire de sa filiation inter-modale, ou celui d'une bifurcation (synchronique)qui assigne àl a modalité d'autres critères d'identification que celui de la tonique. Ces critères pourraient consister à décomposer en syntagmes irréductibles (à l'instar des sémantèmes en linguistique saussurienne ou des mythèmes en anthropologie structurale) donc en blocs indivisibles et de «scanner» leur ordonnancement, c'est-à-dire l'arrangement-type (qui parce qu'il indique une préséance de syntagmes est bien un arrangement et non une combinaison, en termes d'analyse factorielle)qui compose telle ouverture. L'examen systématique de toutes les tûchia connues et la mise en évidence des arrangements syntagmatiques, permet d'évaluer non seulement la récurrence des syntagmes identifiés dans au moins deux tûchias, par rapport à des syntagmes spécifiques d'une tûchia-mode, mais encore d'apprécier la place qu'occupe chacun des syntagmes dans leur récurrence inter-modale», Cette analyse peut être faite sur chacune des pièces chantées, qui recèlent les mêmes types d'ordonnancementet les mêmes interférences intermodales. Si je n'ai pas pu éviter les discussions techniques, c'est uniquement pour illustrer mon propos central quiconsiste à insister sur le fait que les conditions de l'innovation ou de la création à l'intérieur du système de la çan'a passent par une maîtrise sans faille de ses règles de fonctionnement «morphologique». Les dérogations que recèlent ces règles seront alors utilisées avec respect de la norme prescriptive et discernement de la marge. * Professeur émérite de l'université de Picardie-Jules Verne Professeur contractuel à l'université de Tlemcen PS: la transcription des mots arabes n'a pas pu être faite dans les règles conventionnelles pour des raisons techniques liées au logiciel disponible utilisé. L'auteur de ce présent article présente à cet effet toutes ses excuses au lecteur. |
|