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Une certaine idée
«platonicienne» veut que l'art soit une reproduction du réel. La musique n'en
est pas une exception. En effet, Platon, et après lui Aristote, ne pensaient
l'art autrement que par son rapport au réel et à la vérité. Selon cette idée,
la musique devient l'expression directe de la société. Elle dépasse le cadre
étroit de l'expérience artistique et acquiert un rôle de témoin de son époque
et miroir de sa société.
L'Histoire de la musique universelle regorge d'exemples de compositions musicales qui sont autant des chefs-d'œuvre artistiques que des documents historiques considérables. Elles sont nombreuses les études historiques et sociologiques qui s'appuient sur la musique de Wagner, par exemple, pour essayer d'analyser les fondements idéologiques du nazisme. Peut-on vraiment comprendre les mutations de la société américaine d'après guerre et saisir les nuances de ses cultures sans revenir aux discographies de Charlie Parker et Bob Dylan ? Et enfin, qui mieux qu'un Mostefa Ben Brahim, chanté par Ahmed Wahbi, un Mohamed Ben Omar, mis en musique par El-Anka ou un Benguitoun célébré par Khlifi Hmed pour nous brosser ce tableau fascinant de l'Algérie du dix-neuvième siècle, loin des manuels de l'Histoire et des paroles d'Historiens. Dans ce sens, la musique serait un document historique et le musicien un témoin de son époque. Elle apporterait à la sociologie historique ? chère à Max Weber- des éléments d'analyse et de comparaison. Mais les rapports entre la musique, la société et les sciences sociales pourraient se tisser au-delà de cette idée de la musique comme miroir de la société. Et si la musique prédisait l'avenir ? L'analyse des musiques, des genres musicaux, des tendances musicales, ouvraient une brèche prospective aux études en sciences sociales ? Et si la musique, les arts, et la culture, dans une perspective plus générale, laissaient entrevoir les prémices des métamorphoses sociales et les changements politiques à venir ? Le culturel- dans son acceptation la plus large, la moins générique et institutionnelle donc la plus juste- précéderait le social et le politique. De la même manière que le cinéma de la Nouvelle Vague, en France à la fin des années cinquante annonçait déjà les évènements de mai 68, dix ans plus tard, les révoltes dans le monde arabe depuis quelques mois, ont été précédées par des signes avant-coureurs, d'ordre culturel. Si «les révolutions» tunisienne et égyptienne ont surpris la plupart des observateurs, des experts stratégiques et autres géopoliticiens, il aurait été peut-être plus judicieux de guetter la genèse des révoltes sur le terrain des expressions artistiques, des manifestations symboliques et des pratiques culturelles. «La révolution égyptienne» était dans la rue depuis une dizaine d'année. Elle était en gestation. Elle nourrissait la verve de quelques jeunes artistes égyptiens et se nourrissait de leurs désillusions. Les prémices de la révolution, on les percevrait dans la musique du groupe alexandrin «Echari'i» (La rue), reprenant les vieux tubes de Cheikh Imam Issa, pionnier de la chanson contestataire. On les trouverait également dans les notes de groupes tels que «Eddor El Awel» (Premier étage) et «West El baled» (Centre-ville). Des groupes qui rompaient avec la tradition égyptienne et les clichés musicaux que l'on a de ce pays. Ils s'ouvraient au monde, à travers leur musique et grâce à un phénomène de fusion. Il y avait déjà, dans leur musique, une volonté de casser les codes des genres, tout en travaillant sur le répertoire musical égyptien classique. Certes, il est toujours facile d'analyser les phénomènes à posteriori, mais il est également utile de retenir les leçons de l'Histoire. Il faudrait envisager le phénomène des fusions musicales comme un baromètre des changements sociaux. Fusion comme «Gnawa diffusion». Ce groupe, fondé par Amazigh Kateb, fils de Kateb Yacine, est un des précurseurs de la nouvelle scène Gnawi en Algérie, qui suscite un engouement depuis le début des années 2000. Cette musique, capable de chanter aussi bien des poèmes de Louis Aragon que des Bradjs du répertoire Diwan, est un cas d'école. Bien qu'elle soit censée s'adresser à un public «populaire», dans le cas algérien, ce sont bien des cercles de jeunes citadins, dans la plupart des cas de culture occidentale, qui ont adopté ce genre musical. Cela explique l'étiquette «élitiste» attribuée au Gnawi en Algérie, un peu à l'image du Jazz dans d'autres pays. Ceci dit, ce mode d'expression a été bien en avance sur quelques sujets de débat, notamment ceux en rapport avec la question de «l'identité algérienne». Il ne fallait pas attendre le célèbre matche d'Oum Derman entre l'Algérie et l'Egypte et les débats qui s'en sont suivis ? en particulier celui dont les protagonistes étaient Djamel Laribi et Kamel Daoud avec ces fameux «guillemets» - pour s'apercevoir qu'il y a un malaise vis-à-vis de la question de «l'arabité» en Algérie. Il aurait peut-être suffi, de tendre l'oreille et d'écouter une récurrente dans le discours dominant de cette musique Gnawi. Sur un fond de Reggae, de Rock et de Gnawi, le premier album du groupe Index ? un album fondateur du genre- s'ouvre sur une chanson où l'on peut écouter, dans un dialecte algérien jamais aussi proche de l'arabe classique : «Moi l'Algérien, je suis Sahraouis. Je suis Amazigh. Je suis Africain. Je suis Gnawi !» En d'autres termes, ils chantent en arabe qu'ils ne sont pas Arabes. Qui a évoqué Kateb Yacine ?! La scène est presque surréaliste. Elle est pourtant réelle. Date : 5 juillet 1993. Lieu : Stade du 5 juillet à Alger. On peut voir, sur quelques plans furtifs, dans le tableau d'affichage du stade, qu'il est presque sept heures?du matin. Ils furent bien des dizaines de milliers à avoir veillé toute la nuit pour voir ce jeune homme qui leur ressemble. C'était quelques mois avant que cet homme, Cheb Hasni, ne soit assassiné. Avec le recul, cette image acquiert toute une symbolique. Une mythologie des temps modernes, aurait dit Roland Barthes. Il serait à peine exagéré de dire aujourd'hui que, de tous les genres musicaux algériens, c'est bien le Raï qui a le plus marqué les deux dernières décennies de l'Histoire de l'Algérie. Il s'en est imprégné également. Autant dire qu'il est presque la Bande Originale de ce triste film noir que fut la décennie rouge. Cette «Musica Non Grata», comme titrait Algérie-Actualité, a été longtemps le porte-voix d'une jeunesse en quête de voies et l'espace où se manifestaient, souvent de façon évasive ou inconsciente, les états d'âmes et les angoisses de cette jeunesse. Sur une vidéo Youtube d'une vieille chanson de Cheb Khaled, qui remonte aux années quatre-vingt, un commentaire se demandait, à juste titre, pourquoi les chanteurs de cette époque se lamentaient presque tous sur leur sort, alors que tout allait bien. En effet, une analyse de discours du Raï de cette période montrerait que les thèmes dominants furent la mélancolie, le chagrin et le mal du pays. Rien d'étonnant donc que plus de la moitié des titres de Cheb Khaled, pendant la période 81-87, évoquent la malchance et la malédiction. Et si ces chansons étaient des signes avant-coureurs d'une Algérie en crise, quelques années plus tard ? Et si c'étaient des signaux d'alarme que l'on n'a pas su entendre parce qu'ils venaient d'une musique marginalisée et exhalée par des gens que l'on considérait comme marginaux ? Cette musique exprimait Le mal de siècle de cette jeunesse avant octobre 88. C'était un Spleen baudelairien sans l'Idéal. Cette musique se voulait, inconsciemment, une fenêtre sur une société en crise de conscience et de valeurs. Les sciences sociales n'ont, hélas, pas accompli leur devoir. À trop côtoyer le sens commun, elles se sont laissées contaminer par ce regard méprisant que l'on avait vis-à-vis de ce genre de sujets. Cheb Khaled, sociologue ? Il semblerait même qu'il est philosophe ! «Le Raï, c'est métaphysique», peut-on lire dans un commentaire d'une autre vieille chanson de Khaled sur Youtube. Sa fameuse définition du Raï et de l'Amour, dans un documentaire de Rachid Bouchareb, même dans un français approximatif et dans un langage peu châtié, est ce qu'il y a de plus vrai et de plus juste. Analyser cet amour-là, nous aurait probablement épargné de justifier la haine, quelques années plus tard. *Université d'Oran |
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