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revisitée par ses vieux «ressorts» connétables: L'odyssée-tragédie des immigrants clandestins aux portes de l'Europe

par Mahmoud Ariba *

1ère partie



Dans un monde de plus en plus grise mine, grincheux et comme inexorablement pris dans les rets enchevêtrés d'une complexité croissante - exponentielle -, les nombreuses dérives technocratiques (contractées sous l'ombrelle d'une technologie de plus en plus desséchante et décapante) semblent déjà attester de l'irrémédiable «rodéo existentiel» auquel, de fait, se trouvent confrontées nombre de sociétés actuelles.

Cependant si complexité de la société contemporaine il y a, elle ne saurait à elle seule expliquer, et encore moins justifier, de telles dérives d'ailleurs observées et confirmées, presque au jour le jour par une actualité tendue, précipitée et agitée à tous points de vue, qui n'en finit pas de rappeler cette évidence et désarçonner même avec son lot exacerbé de scènes dramatiques, douloureuses, terriblement dérangeantes. Comme celles, entre autres, de ces immigrants/galériens clandestins tentant par tous les moyens imaginables (y compris, pour certains, blottis sur des rafiots de fortune ou même dans les sibériens interstices des trains d'atterrissage de quelques long-courriers) de franchir des murailles de toutes sortes vite érigées, surélevées, par des pays pourtant nantis mais qui, cyniquement, ont le culot de fermer les yeux et faire la sourde oreille sur un drame humain de grande ampleur.

Au-delà du clinquant et du tape-à-l'oeil qui leur sont souvent un peu précipitamment connotés, les temps dits «modernes» n'en sont pas moins à considérer, à bien des égards, comme étant aussi des temps d'incertitude et de nouveaux obscurantismes, au vu du surplus d'arbitraires et de propensions totalitaires, de violences et humiliations multiformes, qu'ils ne cessent de générer, secréter et produire. Visiblement plus soucieuse d'affirmer son influence et son prestige politique, l'Europe ne dédaigne donc pas au besoin farfouiller et puiser dans ses vieilles remises pour réactiver sine die d'anciens et poussiéreux paradigmes comme pour se prémunir de vieux fantômes sans cesse renaissants. Il apparaît donc clair que la mise en branle de l'Union européenne, si elle témoigne à sa manière de l'amplitude des reclassements envisagés dès l'après-guerre ainsi que, complémentairement, la perception contractée des nouveaux enjeux déclarés aux horizons du monde contemporain, n'en confirme pas moins la surprenante survivance de réflexes agrégatifs ataviques et la surprenante pérennité de paradigmes foncièrement discriminateurs (racaille, roturier, fripouille, barbare...), tels que se déclinant encore à l'aune des seuls critères européens. Exactement comme durant la sinistre période coloniale l'on interdisait aux autochtones de se hasarder d'aller se promener dans les quartiers ou plages huppés, réservés alors (sous nos propres latitudes) aux seuls Européens. Comme si les effluves de la période médiévale retrouvaient vie dans les interstices du temps présent.

En poursuivant inlassablement l'accomplissement de son intégration prométhéenne et comme obsédée à vouloir s'offrir, coûte que coûte, une nouvelle posture en entreprenant de rénover, presque au pas de charge, son architecture/topographie géopolitique et faire ainsi contrepoids à d'autres ensembles imposants, l'Europe semble malgré tout renouer non seulement avec un fonds de vieux réflexes indubitablement protectionnistes mais aussi avec une nomenclature mentale stratifiée qui, indéniablement, plonge ses racines très loin dans le temps. Ceci étant dit, nul doute que toutes les sociétés portent la marque profonde des strates et sédiments indéfectibles, indélébiles, de leur passé ; elles ont beau évoluer, se perfectionner ou se métamorphoser au fil du temps, elles n'en conservent pas moins dans les plis ou replis de leur mémoire bien des schèmes et/ou schémas distinctifs de périodes pourtant définitivement dépassées ou considérées depuis longtemps comme révolues. Mais l'évolution récente de l'Europe et sa gestion de plus en plus musclée des flux migratoires confirment on ne peut mieux l'évidence irréductible de typologies/catégories, contractées ou engrangées, depuis des lustres, et qui font de la dé-figuration de l'Autre - par le truchement d'irréductibles et tenaces préjugés - un exercice presque convenu. Ce faisant, comme tout un chacun peut le constater de visu, l'on assiste à la déhiscence programmée et synchronisée de nouveaux murs atypiques de Berlin: Lampedusa, Sangatte... Cette même Europe est-elle bien sûre, dans de semblables conditions, d'avoir soldé tout compte avec un passé souvent obscur, comme cela fut précisément le cas de son long et «obscurantissime» intermède dit médiéval ? L'Europe d'aujourd'hui est-elle bien apaisée dans son esprit, et le nouveau rythme d'assemblage qu'elle s'impose, presque au pas de charge, lui assure-t-il véritablement les instruments de la sérénité et l'apaisement tant recherchés ?

Tout un chacun sait que depuis la chute mémorable du mur de Berlin, loin de s'estomper ou décliner, l'épicentre des inquiétudes n'a fait simplement que se déplacer, s'élargir, à d'autres méridiens géopolitiques. En témoignait du reste, une fébrilité décuplée - comparable aux pratiques déclarées des temps médiévaux - avec laquelle, un peu partout, des hommes politiques européens se prirent à réclamer sine die une législation plus sévère, plus musclée même, pour réglementer l'immigration, voire les simples mouvements de voyageurs. Au point où l'on vient à se demander si l'écroulement du mur de Berlin n'a pas eu d'autres fins que celle donnant lieu à l'éclosion d'autres zones interdites sous le prétexte que l'Europe n'avait plus les capacités physiques d'absorber et supporter de tels flux migratoires. Bref, nonobstant de faux airs d'émancipation et de progrès avérés, tout se passe comme si l'Europe continuait de colporter dans son héritage culturel et outillage mental un bien curieux bric-à-brac où la peur de l'Autre demeure d'une permanence, d'une traçabilité, surprenantes puisque un peu partout à travers le vieux continent prolifèrent des architectes d'une législation de plus en plus restrictive. Ainsi, est-il donc constaté que l'Europe tout entière se mobilise, avec une fébrilité difficilement contenue, pour ériger toute une succession de barrières afin de se «protéger» et se prémunir encore une fois contre les assauts dont on ne sait quels «envahisseurs», quels indésirables nouveaux «barbares». Schengen ne serait-il que le fac-similé (au sens propre et figuré) d'un château-fort, dont la réplique en tous points exacte de ce que cela représentait dans la pleine phase médiévale comme environnement expressément édifié à des fins protectionnistes ?

Mais alors: et ses propres barbares de jadis (les Huns, les Francs, les Burgondes et autres Visigoths hirsutes, déguenillés...) s'en souviendrait-elle un peu quelque part ou bien les sas de sa mémoire, pourtant singulièrement foisonnante, ne s'entrouvriraient-ils à l'occasion que subrepticement et pour ne restituer que des paramètres préalablement calibrés/codés pour servir d'autres desseins ?

Concrètement, c'est surtout du côté de ses rivages méditerranéens que l'effort d'édification desdites barrières et desdits verrous/repoussoirs semble de loin le plus manifeste autant que le plus impressionnant. Les immigrants africains seraient donc ces hordes blafardes - comme jadis celles dites barbares - dont on chercherait à arrêter net, sinon à détourner, le flux interminable et ininterrompu. «Nouveaux barbares», «nouveaux galériens», «nouveaux gueux», «...laissés pour compte». En tout cas, ce ne sont ni les étiquettes ni les épithètes qui manquent dans des lexiques connus pour faire ouvertement peu de cas de la notion de dignité humaine et même comporter une sacrée dose de cruauté, parce que ostentatoirement technocratiques ; laquelle cruauté est d'ailleurs, en cas de besoin, souvent poussée au paroxysme par une foultitude de stratagèmes et de faux-fuyants. Bien plus encore, avec un cartésianisme de plus en plus carré, l'Europe s'enfonce encore davantage dans des catégories désuètes qui ne manqueront pas d'ajouter d'autres taches noires dans un pedigree qui, bien que se voulant «relooké», n'en trimballe pas moins d'insolubles, persistants et tenaces stéréotypes.

De quelle curieuse philosophie se réclamerait donc aujourd'hui cette Europe qui envisage même de «parquer» - pour mieux les trier - les candidats à l'immigration dans des territoires éloignés, en les privant même du droit naturel de se déplacer, se croiser, connaître d'autres horizons, se brasser et même s'embrasser tout en poursuivant une aspiration légitime de changer leur sort d'une façon ou une autre ? Pourtant, il n'y a pas si longtemps de cela, tout juste aux siècles derniers (et même aujourd'hui encore), combien de millions d'Européens sont allés tenter leurs chances vers le nouveau monde ou d'autres contrées ; mais aussi pour fuir justement le climat plus qu'oppressant et sinistre qui planait déjà en ce temps sur toute l'Europe ? Et de quelle curieuse morale se prévale-t-elle aussi pour interdire même à des étudiants de venir continuer et prolonger sur ses rives leur légitime quête de savoir et de connaissance en choisissant comme elle le fait de les astreindre à un fastidieux, épuisant et tout aussi humiliant parcours du combattant?

Le sémillant Marco Polo aurait-il pu, en son temps, entamer franchement son fameux et impressionnant périple s'il avait buté sur de telles travées avant même de lever l'ancre de son port d'attache? Et son livre des merveilles aurait-il jamais pu voir le jour ? Idem pour notre emblématique et frétillant globe-trotter maghrébin bien connu, Ibn Battuta, qui passa la quasi-totalité de son existence à voyager et parcourir toutes les latitudes d'ouest en est et du nord au sud ? Ils furent à leur manière de téméraires et audacieux initiateurs de zones d'échanges et des passeurs de messages culturels entre des univers pourtant distants, éloignés et évidemment bien différents les uns des autres. Des voyages qui, d'ailleurs, continuent malgré tout de faire rêver et inspirer plus d'un. Montaigne ne disait-il pas que «chaque homme (portait) en lui la forme entière de l'humaine condition» ? Lui qui pensait sincèrement qu'«il ne se connaîtrait lui-même qu'en regardant également hors de lui, chez les gens d'aujourd'hui et ceux d'autrefois» et qui ne se voyait que «frottant et limant sa cervelle contre celle d'autrui», que penserait-il s'il avait été de ce temps rabougri et confronté à de telles propensions en vogue ici et là ?

Cependant ces distances phénoménales, gigantesques et souvent fabuleuses mêmes, qu'ils entreprirent en toute bonne foi, avec une fougue et une passion incomparables à tout jamais, de raccourcir ou d'estomper, ne voilà-t-il pas présentement des partis-pris oeuvrer, en silence, à les reconstruire, réinstaller, en les disséminant et parsemant aux quatre vents ?

Exit donc le temps des rêves, des somptueuses escapades et des voyages cosmopolites, le besoin impérieux de prendre l'air du large, la nécessité d'aller très loin pour arpenter les horizons et vibrer au rythme revigorant, stimulant, de l'humaine aventure ? Exit également la magnificence inégalée des voyages au long cours qui tout à la fois changent et transforment, qui embellissent, structurent et construisent les coeurs en les ouvrant vers plus de sagesse, de sérénité, de modestie et d'humilité, en les purifiant comme sous les effets immédiats d'un élixir de jouvence à nul autre pareil ? Exit enfin le plaisir que l'on peut/doit légitimement ressentir à franchir des espaces toujours renouvelés pour apprendre d'autres langues, aller voir d'autres systèmes de pensée, d'autres systèmes culturels différents ? Ces voyages qui transforment en profondeur et en positif, qui participent à la divulgation de la sagesse partagée, seraient donc en voie d'assèchement et d'éradication ? Comme seraient aussi bel et bien comptés les jours des brassages culturels, adossés à l'importance des rencontres et des expériences fortes dans le parcours des jeunes gens. Tout comme ceux des arpenteurs d'horizons en quête de contact nourricier et revigorant du monde au sens large du terme. Plus de place alors aux délassements des voyages, à la convivialité entre des êtres qui se croisent pour échanger et créer quelques richissimes affinités, s'enrichir d'apports nouveaux et partager des moments privilégiés, enthousiasmants ? Chercherait-on ainsi à tarir à jamais les incroyables et intenses échanges humains qui, de tous temps, ont irrigué et fécondé les rives de la Méditerranée ? L'émerveillement ne serait-il donc plus de mise, ni considéré à juste titre comme le premier pas vers la connaissance et la sensibilisation réciproque entre les diverses cultures ? Comment, dès lors, ne pas rester sidéré, interloqué, devant la mise en place de ce quadrillage qui semble ne promettre pour l'avenir, si l'on ne prenait garde aux excès toujours probables, qu'un monde de plus en plus bouffi, concentrationnaire et réducteur/inhibiteur de fécondes et franches sensibilités ?

A bien des égards, les péripéties imposées aujourd'hui aux paisibles voyageurs dépassent de fort loin celles relatées au détour du fantastique voyage d'Ulysse et ses compagnons de fortune, et donnent à penser que la parabole déclinant les douze travaux d'Hercule ne relève pas, non plus, du seul ordre du symbolique. En tout cas, il est clair que les immigrants ne comptent même plus les aléas auxquels ils se trouvent astreints. A voir aussi le zèle excessif et intempestif dont il est présentement fait preuve, y compris de la part de récents destinataires d'un portefeuille en charge justement du volet référé à la panoplie sécuritaire et capables même pour l'occasion d'oublier et gommer toutes traces - pourtant indélébiles - rappelant à la mémoire un statut antérieur de familles d'anciens immigrants, l'on ne peut que songer sans plus au vieux dicton rappelant que certains décidément n'en démordent pas de curieuses facéties et veulent toujours se montrer «...plus royalistes que le roi».

A suivre



* Faculté des Sciences sociales

Université d'Oran