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Politique sociale en Afrique post-Covid : à la recherche d'une architecture inclusive et équitable

par Boutaleb Kouider*

C'est sous ce titre, traduit de l'anglais (Social Policy in post-COVID Africa: In Search of an Inclusive and Equitable Architecture) qu'a été organisé une grande Conférence au Southern Sun Hotel, City of Tshwane (Pretoria), South Africa les 15-17 April 2024, qui a vu la participation de plus de 100 chercheurs et universitaires, venus de nombreux pays d'Afrique et de la diaspora (j'étais le seul Algérien participant, ayant été pris en charge par le CODESRIA) et des représentants d'organisations internationales comme l'UNRISH et l'UNESCO.

Cette Conférence a pu être organisée grâce au soutien financier de l'Open Society-Africa, du Département de soutien à la recherche de l'Université d'Afrique du Sud, de la Fondation nationale de recherche d'Afrique du Sud et du CODESRIA (Dakar, Sénégal).

Dans la plaquette introductive de la Conférence, signée par le professeur Jimi Adesina, de l'UNISA coordonnateur de la Conférence, il fut rappelé l'impact de la crise de la pandémie du Covid-19 sur les pays Africains avant de poser des questionnements. En Afrique, comme ailleurs, c'est sans doute la baisse des activités dues au confinement qui a aggravé la situation de la pauvreté et de l'emploi, déjà endémiques, en amplifiant le chômage et la baisse des revenus de subsistance, qui revêt une importance particulière par l'accentuation du malaise social inhérent à leurs étendues et leurs exacerbations. Les mesures de confinement imposées en 2020 et en 2021 pour contenir la propagation du coronavirus ont plongé les marchés du travail dans une crise sans précédent, se traduisant par une destruction massive des emplois et de l'activité économique. Cet impact sur l'emploi a été diversement ressenti selon les régions du contient. C'est l'Afrique de l'Est qui devait enregistrer les plus fortes pertes. Ces dernières sont estimées à 15 millions d'emplois à temps plein. Quant à l'Afrique de l'Ouest, les pertes ont été de l'ordre de 13 millions d'emplois à temps plein. En Afrique centrale et en Afrique australe, les pertes ont été estimées respectivement à environ 6 millions et 2 millions d'emplois. En Afrique du Nord les pertes ont été évaluées à environ à 9 millions de pertes d'emplois à temps plein.

Par ailleurs les salaires réels ont subis une forte baisse, inégalement réparties selon les régions, affichant parfois de fortes variations. Les données disponibles montrent une croissance lente des salaires réels dans les années ayant précédé la pandémie, avec une forte baisse de la croissance des salaires réels de -10,5 pour cent en 2020.

Selon les estimations de l'OIT, le revenu médian des travailleurs informels en Afrique a subi une très forte baisse, qui a été estimée à 81% du revenu (en dollars PPA 2016) au cours du premier mois de la crise, soit un revenu médian d'environ 96 dollars (PPA 2016) au cours du premier mois de la crise, au lieu d'environ 518 dollars (PPA 2016) avant l'avènement de la Covid-19. C'est à cause sans doute de l'étendue du marché de l'emploi informel dans tous les pays africains, ou le taux d'emploi informel peut atteindre 86% de l'emploi total, et de la faiblesse des régimes de protection contre le chômagedes travailleurs du formel, que les pertes de revenus ont été massives. Selon l'OIT (2022-2023), « la couverture légale varie de 4,2%, en Afrique subsaharienne, à 38,4%, en Afrique du Nord. Seuls quatre pays ont un régime d'assurance sociale publique obligatoire uniquement ou avec assistance sociale, à savoir : le Maroc, l'Algérie, l'Egypte et l'Afrique du Sud. Dans ces quatre pays, le pourcentage de la main-d'œuvre couverte par des régimes de protection contre le chômage se situe entre un tiers et deux tiers de la main-d'œuvre. En Tunisie, il y a de l'assistance sociale uniquement. Au Nigeria, les travailleurs du secteur formel touchent un montant forfaitaire.

Dans ce qui reste des pays du continent, soit il n'y a aucun régime régi par la législation nationale, soit des indemnités de départ uniquement. Dans tous les pays africains, la pandémie de Covid-19 a montré l'importance de systèmes de protection sociale adaptés et efficaces pour faire face aux chocs et atténuer leurs effets comme le souligne l'OIT dans un rapport consacré à la Stratégie régionale de protection sociale en Afrique, 2021-2025. Cela a également été souligné par le Secrétaire exécutif par intérim de la Commission économique pour l'Afrique, Antonio Pedro, à Addis-Abeba, le 26 avril 2023 (CEA), en affirmant que « l'Afrique doit investir dans la conception et la mise en œuvre de politiques sociales efficaces qui répondent aux défis spécifiques du continent afin de parvenir au développement durable ». Cela montre l'importance de construire, pour tous les pays et particulièrement en Afrique, des systèmes de protection sociale adaptés et efficaces pour une croissance inclusive et un développement durable. Cependant que malgré l'importance relative accordée aux politiques de protection sociale, tant au niveau régional que national, la couverture de protection sociale reste limitée en Afrique.

Les estimations les plus récentes de l'OIT montrent que le continent africain possède la couverture de protection sociale la plus faible au monde, avec un taux de couverture de 17% de la population totale, contre une moyenne mondiale de 47%.

Ce faible taux de couverture est largement attribué à la prédominance de l'économie informelle comme principale source d'emploi ainsi qu'à un sous-investissement important dans la protection sociale, qui représente en moyenne moins de 5% du PIB d'un pays, alors que la moyenne mondiale est de 12,9%. Il faut cependant noter les différences existantes entre les différents pays du continent que les moyennes masquent naturellement.

C'est à partir de ce constat assez succinctement exprimé sur l'impact de la pandémie sur les économies africaines que des questionnements sont formulés :

Dans quelle mesure la pandémie de Covid a-t-elle révélé les limites de l'architecture de politique sociale stratifiée, segmentée et ségréguée en place ?

Dans quelle mesure le régime de politique sociale plus universaliste a-t-il apporté des réponses adéquates à l'impact de la crise sur la santé et les moyens de subsistance ?

Dans quelle mesure l'expérience des forces et des faiblesses de l'architecture de politique sociale pré-pandémique a-t-elle suscité des débats et des réflexions critiques dans la période post-pandémique ?

Quelles sont les options post-pandémiques de réformes des politiques sociales envisagées dans les différents pays africains ?

En effet, y a-t-il eu une introspection des forces et des faiblesses des conceptions de politiques sociales pré-pandémiques?

Ces questions sont particulièrement pertinentes compte tenu des conditions socio-économiques de la période post-pandémique. Alors que les activités économiques se sont redressées, plusieurs pays sont confrontés à des niveaux d'inflation croissants, à des difficultés liées au coût de la vie, à des contraintes budgétaires et, dans plusieurs cas, à un surendettement croissant. Dans plusieurs cas, on a assisté à un retour à des mesures d'austérité qui ont eu un impact négatif sur différents domaines de la politique sociale.

Dans quelle mesure ces conditions post-pandémiques nuisent-elles ou affectent-elles la faisabilité d'une architecture de politique sociale plus inclusive et plus équitable ?

Ces questions et bien d'autres ont été explorées dans les différentes présentations qui ont été faites lors de cette conférence.

Il ne s'agit pas pour nous ici de reprendre les propos et échanges qui se sont tenus au cours de cette rencontre autour des politiques sociales et des transferts sociaux pratiqués durant la période de la pandémie du Covid-19 post pandémie. Il est surtout question de montrer comment, en 3 jours pleins, fut organisé une grande rencontre en terre africaine sur une problématique « la politique sociale et les transferts sociaux » qui ne cessent d'interpeller autant les chercheurs que les Policymakers dans tous les pays africains. Des analysesthéoriques et empiriques ont permis de clarifier des concepts et des notions et remettre en causes certaines politiques initiées dans de nombreux pays africains.

Cette rencontre de trois jours a été, en effet, l'occasion de partager et discuter des fondements des politiques sociales et des transferts sociaux et des leçons tirées des expériences concrètes en Afrique, pour comprendre et développer des politiques sociales inclusives et soutenables.

Comme ce fut programmé les communications furent données en séances plénières et en ateliers thématiques durant 3 jourspleins. Plus de 80 communications au total, réparties entre session plénières et ateliers, qui ont porté sur de nombreux aspects des politiques sociales et des transferts sociaux, répondant à la problématique du colloque qui s'est déclinée en plusieurs axes. Pratiquement tous les contours de la problématique des politiques sociales et des transferts sociaux furent abordés et analysés autant sur le plan théorique et qu'empirique. La séance inaugurale a été marquée par la communication introductive présentée la Prof DzodziTsikata (School of Oriental and African Studies, London, UK) sous le titre «: States of Unlearning: Social Contracts During and After the COVID-19 Pandemic in Africa» où elle a longuement présenté les effets du Covid-19 et les politiques restrictives qui ont eu des conséquences économiques et sociales néfastes et qui ont déclenché une vague d'interventions publiques expansionnistes destinées à atténuer ces effets. Les mesures de protection sociale « réactives aux chocs » comprenaient des prestations accrues pour les bénéficiaires existants (expansion verticale) et l'enregistrement de nouveaux bénéficiaires dans les programmes existants (expansion horizontale).

Ces approches présentaient les avantages d'être rapides et simples sur le plan administratif, mais l'inconvénient de contourner les personnes rendues les plus vulnérables par le Covid-19, notamment les travailleurs licenciés et informels n'ayant pas accès à l'assurance sociale. D'un autre côté, la mise en place de nouveaux programmes d'aide humanitaire ou d'assistance sociale temporaire a été lente et susceptible de cibler les erreurs et la corruption. Le Covid-19 a également incité à réévaluer le contrat social concernant la protection sociale, certains gouvernements reconnaissant qu'ils doivent devenir mieux coordonnés, plus inclusifs et fondés sur les droits.

Cette intervention introductive fut suivie d'un riche débat avec les participants avant l'ouverture des quatres ateliers programmés autour de quatre axes et comme ce fut le cas pour les deux jours suivants. Au cours de cette rencontre, des conférences de haute facture, ont parfaitement circonscrits les enjeux des politiques sociales en Afrique. Des analyses empiriques, nombreuses, sur ce qui a été entrepris durant la période du Covid-19 et après la fin de la pandémie qui ont permis de remettre en causes certaines orientations dans de nombreux pays africains.

Pour notre part, nous avons présenté une synthèse sur la politique sociale et les transferts sociaux en Algérie (qui se présente comme assez singulière au demeurant), sous le titre : Politiques sociales et transferts sociaux en Afrique : le cas de l'Algérie que nous avons structuré en 3 parties : 1. Fondements doctrinaux et juridiques de la politique sociale et des transferts sociaux en Algérie 2. Structures des politiques sociales et des transferts sociaux en Algérie 3. Le problème de la durabilité de la politique sociale algérienne.

Nous avons souligné que la politique sociale en Algérie a occupé et occupe toujours une position prééminente dans la politique de développement du pays, comme vecteur du progrès social depuisles premières options de développement, argumentées dans les textes doctrinaux, qui étaient de sortir le pays du sous-développement en garantissant à tous l'accès à l'éducation, à la santé, à l'emploi, le droit à une vie digne… Tous les textes doctrinaux (Déclaration du 1er novembre 1954 - le document fondateur le plus important de l'État algérien - portant création d'un État social-démocrate) ; La Charte de Tripoli (1962), la Charte d'Alger (1964), la première constitution (1963), et toutes les autres constitutions ultérieures, jusqu'à la plus récente de 2020), ont consacré la protection sociale par l'État. « Tous les citoyens ont droit à la protection de leur santé » « Le droit à l'éducation est garanti », « La famille bénéficie de la protection de l'État », « Garantit l'accès au logement, notamment pour les catégories défavorisées… » .

Et c'est ce qui fonde la politique sociale générale de l'Etat algérien, même après l'abandon de l'option socialiste de développement et l'engagement dans la voie libérale intervenu avec la Constitution de 1989, l'Etat algérien n'a pas abandonné son caractère social.

La politique sociale continue toujours à assurer une fonction privilégiée de redistribution des revenus et de limitation de la précarité et de l'insécurité. Malgré toutes les insuffisances constatées, la protection sociale est bien assurée en Algérie. La gratuité des soins de santé et de l'éducation (du cycle primaire au cycle universitaire) est toujours assurée quelle que soit la situation rencontrée (notamment concernant les chocs pétroliers : baisse des prix sur le marché international et par conséquent baisse des revenus pour l'État algérien), soutiens des prix pour une large gamme de produits alimentaires, subventions aux prix de l'eau, de l'électricité et du gaz, soutien aux anciens moudjahidines (combattants de la lutte contre le colonialisme français), allocations de chômage qui vient d'être portées à 15 000 DA… des allocations de solidarité. On peut y ajouter la décision récente d'accorder une allocation de 8.000 DZD aux femmes des ménages qui sont au chômage.

Tous ces efforts ont permis d'éradiquer presque totalement la pauvreté absolue et de progresser dans l'indice de développement humain ainsi que dans la réalisation des ODD. Cependant, le problème de la viabilité financière de la protection sociale et des transferts sociaux réalisés jusqu'à présent en Algérie se pose sans doute aujourd'hui bien plus que par le passé, pour maintenir mais aussi améliorer le niveau actuel des prestations sociales assurées, étant donné que le taux des prestations sociales de l'État les dépenses ne peuvent pas croître indéfiniment sans compensation. Le problème qui demeure donc poséet qui est de plus en plus ouvertement discuté est celui de la soutenabilité et de la durabilité de cette politique sociale et des transferts sociaux. Il s'agit donc de trouver d'autres sources de richesse pour pouvoir pérenniser une politique sociale coûteuse qu'il faudrait sans doute rendre plus efficace. Quelles réformes engager? Au-delà d'une réforme globale du système socio-économique et politique pour construire une économie efficace génératrice de richesse et d'emplois, deux réformes sont absolument nécessaires : la fiscalité et le système de subventions… Et d'efficience dans l'allocation et la gestion des ressources. Au-delà du risque d'assèchement possible et certain à moyen et long terme de tous les moyens financiers (toutes choses égales par ailleurs) qui ne peut être ignoré, le problème ne se pose pas tant en termes d'arbitrage, d'allocation des ressources financières aux secteurs sociaux, mais surtout en termes d'efficacité dans la gestion des ressources humaines, matérielles et financières disponibles. L'État algérien consacre un tiers de son PIB à ces transferts (les subventions explicites et implicites représentent 30 % du PIB algérien, soit 60 milliards de dollars), mais leur impact est discutable. Le CNES avait déjà constaté, depuis longtemps, de nombreuses insuffisances dans le système d'allocation des ressources.

- Le chevauchement et le manque de coordination entre les différents programmes (certains groupes de population en bénéficient plus que d'autres) ;

- Les programmes sociaux traditionnels ne sont pas bien gérés. Le contenu de ces actions mérite d'être étudié pour mieux comprendre les caractéristiques réelles de la pauvreté et savoir dans quelle mesure l'ensemble de ces programmes d'action sociale de l'État touchent réellement les populations qui en ont besoin ;

- L'absence d'évaluation périodique de l'application des différentes mesures pour les adapter régulièrement à l'évolution des réalités socio-économiques du pays.

Par conséquent, en termes de méthodologie, un cadre d'évaluation doit être mis en place, non seulement par rapport aux moyens mis en œuvre, mais également par rapport aux résultats attendus. L'évaluation globale doit se référer aux normes de développement social convenues au niveau international. Ainsi, un budget social plus complet devrait être établi selon ces normes. Il en va de l'orientation de l'effort de l'État et de son efficacité

La Conférence fut clôturée par une présentation du deuxième Keynote Speaker: Dr Ilcheong Yi (UN Research Institute for Social Development, Geneva) sous le titre «New Directions in Social Policy and Alternative Economies: Lessons from and for Developing Countries » ou l'auteur a mis en exergue le lien dialectique qui uni le développement social et le développement économique et qui expliquerait pourquoi les pays développés consacrent autant d'investissement et dépensent tant pour l'éducation , la santé et la protection de leurs population même si les modèles et les politiques poursuivies varient d'un pays à l'autre. Les pays africains devraient s'inspirer des meilleures expériences notamment des pays scandinaves.

Nous avons beaucoup appris en assistant à cette rencontre , qui nous a permis de mieux entrevoir et circonscrire la problématique de la politique sociale et des transferts sociaux dans le contexte qui est le nôtre, à la lumière de ce qui est réalisé et se réalise sous d'autres cieux notamment en Europe comme l'a soulevé et argumenté le Dr Ilcheong Yi (UN Research Institute for Social Development, Geneva) dans son intervention de clôture de la Conference.

Tous les pays africains, et c'est aussi le cas le cas de Algérie, sont mis en demeure de transformer et d'adapter leur système de protection sociale. Si le besoin est parfaitement perçu, du moins dans le discours, le modèle de mise en œuvre d'une politique sociale et de transferts sociaux inclusives, soutenable, pérenne, exige des réformes rationnellement étudiés et appliquées inspirées des expériences les plus efficientes notamment en Europe du Nord.

*Dr - Université de Tlemcen