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Après une interdiction de 35
ans pour des raisons religieuses, le cinéma renaît en Arabie Saoudite, sur décision
politique et avec des moyens conséquents. Sa présence à Cannes est désormais
très visible, avec cette année en prime, un film sélectionné à Un Certain
Regard. Décryptage. (1/2)
Avant la pandémie de la Covid, le plus grand pavillon du Marché du film de Cannes était, très naturellement, le pavillon américain. Il fallait même payer pour pouvoir y accéder, contrairement aux autres pavillons du reste du monde et pour répondre à la logique de l'offre et de la demande si chère aux états-uniens. Aujourd'hui, le plus gros pavillon de Cannes est celui d'Arabie Saoudite. Le drapeau de la monarchie wahabite, avec son sabre guerrier et sa chahada sur fond vert vif islam flotte dans le ciel cannois, et étrangement sans provoquer de panique dans un pays où le simple port du voile ou d'une abbaya met en ébullition une grande partie de la classe politique. En face du Palais des Festivals, une publicité énorme vante «Norah», le film saoudien sélectionné à Un Certain Regard, réalisé par un certain Tewfik Al-Zaïdi Ce n'était donc pas un mirage. Après l'avoir strictement interdit de 1983 à 2018, le royaume des Saoud réhabilite avec faste le cinéma. En tant que divertissement, bien sûr (des multiplexes ont poussé partout dans le vaste pays), mais également en tant qu'industrie (production de films, construction de studios haut de gamme, formation de techniciens, et création de fonds de soutien- dont le Red Sea Fund, dédié aux cinéastes arabes et africains). Cette soudaine dé-prohibition s'est faite au pas de charge, sur ordre du prince héritier Mohammed Ben Salman dit MBS, et dans le cadre de son vaste plan de réformes économiques et sociales censé redorer le blason de la monarchie wahabite. Avant cette date, toujours au nom du soft power, le régime avait autorisé une petite poignée de cinéastes saoudiens vivant à l'étranger de réaliser des films à l'attention du public occidental, comme ce fut le cas en 2012 avec Wadjda de Haïfa Al-Mansour. Les plus rigoristes des imams de la péninsule arabique avaient alors tenté de freiner, à défaut d'annuler, cette ouverture inespérée. En vain, car au pays des fatwas le prince MBS est roi. Ainsi, aujourd'hui, les femmes saoudiennes ne sont plus obligées de porter le voile dans l'espace public, elles peuvent enfin sortir sans tuteur, conduire un véhicule, aller au cinéma si ça leur chante, pour voir le dernier Blockbuster américain ou pour découvrir en exclusivité les nouveaux films égyptiens. Mieux : désormais, les Saoudiennes peuvent, elles aussi, aspirer à devenir comédiennes, réalisatrices, ou occuper n'importe quel autre poste dans la fabrication et la distribution des films. C'est en soi une révolution, soulignent les optimistes. Il fallait bien que tout change pour que rien ne change, tempèrent les autres Au-delà des enthousiasmes et des réserves, tout le monde s'accorde sur un point : le puissant prince du royaume s'est donné les moyens de sa politique. Il y a aujourd'hui plus de multiplexes de cinéma en Arabie Saoudite que dans tout le reste du monde arabe. Plus significatif : le nombre d'écrans dans le royaume des Lieux saints de l'islam dépasse cette année les 800 alors qu'il glisse sous la barre des 400 en Égypte (le vieux pays du cinéma arabe, le seul de la région à posséder une industrie cinématographique digne de ce nom). Cette arrivée en force de l'Arabie Saoudite dans le marché mondial du cinéma a provoqué un petit séisme dans la région. Au Caire, par exemple, où la vertigineuse chute de la livre égyptienne alliée au renforcement de la censure étatique auraient sans aucun doute sérieusement menacé la survie du cinéma local sans l'arrivée inopinée des Saoudiens. Désormais, les films égyptiens sortent simultanément au Caire, à Djeddah, à Riyad et à Dubaï. La ruée vers l'Arabie, nouvelle Mecque du cinéma arabe ? Ce n'est pas la première fois que le riche royaume d'Arabie s'invite comme partenaire indispensable dans le monde de l'entertainment arabe. Dans les années 90, le cinéma était certes interdit en Arabie Saoudite, mais la monarchie avait misé sur le développement des chaînes de télévision satellitaires pour consolider son soft power. Autant de tuyaux qui avaient cruellement besoin de contenus. En rachetant les catalogues des films égyptiens pour nourrir leurs chaînes de télé, les patrons des chaînes saoudiennes avaient provoqué un débat aussi passionnant que houleux dans les milieux intellectuels et artistiques arabes. On craignait le pire, que le patrimoine cinématographique égyptien devienne propriété d'un régime islamiste expert en censure. C'est étrangement l'inverse qui s'est produit : cette OPA saoudienne aura surtout permis d'offrir d'autres vies à quelques pépites oubliées de l'âge d'or du cinéma égyptien, la plupart soigneusement restaurées par les cheikhs des chaînes satellitaires. Autres temps, autres défis. Aujourd'hui, l'Arabie Saoudite veut se lancer à son tour dans la production des contenus. En attendant de former ses propres techniciens, le pays embauche -ou débauche c'est selon- les compétences de la région, et même au delà du monde arabe. Géopolitique sur grand écran Face à ce qu'ils considèrent comme «une offensive wahabite», les professionnels du cinéma issus de la bonne vieille gauche arabe préfèrent se tenir éloignés de ce nouveau gisement. Les jeunes ont moins de scrupules, ou plus d'ouverture, que leurs aînés. Pour la nouvelle génération, l'Arabie Saoudite n'est qu'un guichet parmi d'autres dans le long parcours de recherche de financements. «Il faut cesser de voir le monde d'aujourd'hui avec les yeux d'hier, confie le doyen des critiques arabes, le libanais Ibrahim Al-Arris, qui s'est fait un nom dans les colonnes du journal arabophone du prince saoudien Khalid Ben Soltane, édité à Londres Al-Hayat (qui a cessé de paraître en 2018). Rencontré à Cannes dans le luxueux pavillon saoudien, Ibrahim Al-Arris s'en prend à ceux qui s'en prennent aux Saoudiens «Que le cinéma soit une arme idéologique, merci, tout le monde le sait et cela ne date pas depuis le retour de l'Arabie dans le monde du cinéma», tient-il à préciser. «Prétendre que l'Arabie Saoudite cherche à mettre le monde arabe sous sa botte, c'est d'une paresse intellectuelle incroyable. Les Saoudiens ne cherchent pas à étouffer les cinémas arabes, bien au contraire, sans eux, l'industrie égyptienne serait moribonde. Le vrai défi que se fixe l'Arabie est de rivaliser avec ses deux grands rivaux de la région, en l'occurrence l'Iran et la Turquie. Quand les gauchistes arabes auront accompli leur mise à jour, je pourrais alors discuter avec eux», dit-il, sourire froid aux lèvres et petites flammes de colère dans les yeux. Le grand critique arabe n'a peut-être pas tout à fait tord. En soutenant les projets des jeunes cinéastes arabes qui abordent des sujets sensibles (sexualité, politique), les décideurs saoudiens semblent donner des gages de bonne volonté à l'attention du monde arabe (deux exemples, les aides précieuses qu'ils ont accordées à la Tunisienne Kaouther Ben Hania pour Les filles d'Olfa, et à l'Algérien Salah Issad pour Soula). Mais plus largement, avec l'aide d'experts recrutés partout dans le monde, les Saoudiens ont pu soutenir financièrement quelques films internationaux susceptibles de leur donner une visibilité dans les grands festivals. Opération réussie avec Mon Roi, le film de Maïwenn, qui a fait l'ouverture de Cannes l'année dernière. Bref, la Nouvelle Arabie saoudite, en plein offensive tous azimuts, veut peser dans le monde du cinéma. Saudi-Arabia is back, mais on ne rigole pas, c'est pour de vrai et visiblement pour de bon et pour longtemps. Reste la question de savoir exactement ce que (nous) veut le cinéma saoudien et ce que valent ses films. Réponses dans la deuxième partie. |
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