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EXG/
Dans une belle réédition augmentée de «En attendant Omar Gatlato»,
son livre sur la naissance du cinéma algérien, publié à l'origine à compte
d'auteur en 1979, l'essayiste Wassyla Tamzali revient dans une longue et passionnante
introduction sur une période charnière de l'histoire du cinéma et de la
cinéphile en Algérie. 1962-1978, les années où tout était encore possible et où
la cinémathèque d'Alger était le lieu de tous les rêves révolutionnaires et,
déjà, le laboratoire de toutes les dérives liberticides à venir. Bonnes
feuilles d'un document exceptionnel et indispensable à paraître bientôt.
En lisant Wassyla Tamzali, depuis «Une Éducation algérienne» (Gallimard/ Casbah 2007) jusqu'à cette splendide réédition de son premier livre «En attendant Omar Gatlato», on pourrait dire que l'essayiste n'aime rien tant que de parler d'elle-même, ce qui est objectivement vrai, mais à condition de préciser la raison fondamentale qui anime sa démarche intellectuelle. Wassyla Tamzali ne parle d'elle que pour mieux décrire ce que nous étions et ce que ne nous sommes plus, nous pauvres invisibilisés de la génération des trépidantes utopies post-indépendance. Loin de tout nombrilisme de mauvais goût, l'ancienne avocate assume le Je au nom du collectif anonyme des grands oubliés de l'histoire et pour plaider la cause des petites mémoires confisquées. Sans nostalgie, sans amertume, l'essayiste ne parle du passé que pour mieux éclairer le présent. Avec un talent de narratrice indéniable et un style d'une clarté admirable, elle se livre, livre après livre, pour participer aussi modestement qu'efficacement à la nécessaire écriture de la contre-histoire officielle. Si on n'est pas obligé d'être toujours d'accord avec tout ce qu'elle dit, au moins reconnaissons-lui le mérite de faire son taf d'intello. Ses écrits éclairent des zones d'ombre, des trous noirs, des oublis involontaires ou pas. A cet effet le titre du long texte introductif est très bien trouvé : Sauvegarde. Pour vous faire patienter jusqu'à la sortie de ce livre, quelques extraits de Sauvegarde. ? Cinéma paradisio en pleine guerre : «Mes premiers films je les avais vus à Bougie, Béjaïa aujourd'hui. Le cinéma Caravano était une salle sous la place Gueydon. Un cinéma avec un air de théâtre, des fauteuils rouges, un rideau rouge. Nous avions une loge à l'année. Ma mère nous demandant de nous asseoir à même le sol quand il y avait des scènes «osées» le sein de Caroline Chérie? mon frère ébloui par Les Trois mousquetaires? ferraillant avec une épée fantomale au poing, contre un des 26 ficus qui ornaient la place Gueydon... des petits riens qui s'accrochent, sauvés du flot impétueux de la mémoire qui déverse loin de nous tant de souvenirs que nous avions crus éternels. Aujourd'hui, le cinéma Caravano est la cinémathèque de la ville où se sont ouvertes en 2003, Les Rencontres cinématographiques de Béjaïa». ? UNE FEMME PARMI LES PILIERS DE LA CINÉMATHÈQUE ALGÉRIENNE : «Avec l'Indépendance, le cinéma algérien ouvrait une autre perspective, il devenait le territoire de la vie en bande et de la politique. Je découvrais les délices et les déboires du nous collectif. Très vite, j'ai été adoptée, invitée aux matinées de visionnage des films. De visionnages en tournages, de festivals en tournées, le cinéma algérien et la Cinémathèque devenaient le cœur de ma vie sociale. Plus même, elle me fit pousser des ailes. Des ambitions ? En ouvrant mon déménagement à Paris, je retrouvais un mince cahier avec un début de scénario ! Tout me revenait avec une nostalgie joyeuse. C'était à la sortie du visionnage du film de Mustapha Badie «La nuit a peur du soleil», de 1967. Un film à charge sur la bourgeoisie algérienne, une fresque historique avant, pendant et après la guerre de libération sur l'évolution de la lutte des classes. Film caricatural et prenant de grandes libertés avec l'histoire au profit de l'idéologie dominante, mais surtout ridicule dans sa représentation des protagonistes. Devant mes critiques, mes amis de la cinémathèque me mirent au défi d'écrire un scénario. Ce que j'ai commencé. Et comme tous les néophytes je me suis lancée dans un récit empreint de mon histoire. C'est en retrouvant, en relisant ces pages que je pris conscience que mon utopie, à cette époque, était déjà bien cabossée». ? UNE EDUCATION REVOLUTIONNAIRE A LA CINÉMATHÈQUE D'ALGER : «Le cinéma du monde entier venait à nous, les filmographies d'avant-garde nourrissaient nos discussions. Dans le noir nous nous gorgions d'images, vibrants autant à La hora de los hornos de Fernando Solanas, qu'au drame féministe de Monica Vitti dans Le désert rouge, d'Anouk Aimée et ses lunettes noires portées le jour et la nuit dans La Dolce Vita. À La terre (1969) de Chahine sur la lutte des paysans contre les grands propriétaires, comme à son Alexandrie pourquoi ? (1979), sur l'amour du cinéma et des garçons. Le premier film arabe qui parle explicitement de l'homosexualité, stigmatisé dans la presse par un des papes du cinéma algérien, Mohamed Lakhdar-Hamina. Ce film fermera les portes de l'Algérie au réalisateur Cairote qui avait été accueilli «fraternellement» pour avoir fait en pleine guerre de libération Djamila l'Algérienne (1958), le portrait de Djamila Bouhired. Le couteau dans l'eau, premier film de Roman Polanski (1963), nous bouleversa. La musique de Bach y sonnait le glas du Cuirassé Potemkine. C'était le premier accroc dans le réalisme soviétique et le paradis socialiste. Déjà nous avions adoré Cendres et Diamants (1958) d'Andrzej Wajda sur l'assassinat d'un innocent par deux militants communistes qui se trompent de cible. Les Petites marguerites (1966) de Vera Chytilova, sur le mal être de la jeunesse, chef-d'œuvre de la nouvelle vague tchécoslovaque?». ? LES AVENTURES D'UN HÉROS OUBLIÉ: «L'histoire d'amour entre l'Algérie et le cinéma commence avant la libération du pays, cette période donna cette belle formule que nous employions si souvent dans les rencontres internationales. «Le cinéma une arme de combat». Derrière les mots de feu, c'est une philosophie de l'image qui s'était mise en place, avec un homme Mahieddine Moussaoui. Son nom apparaît dès le printemps 1956, avec la création par Mohamed Boudiaf, juste avant son arrestation, d'un service de presse à Tétouan, en remplacement de celui du Caire. C'est sans doute cet embryon qui est à l'origine du documentaire réalisé par deux journalistes américains Peter Throckmorton et Herb Greer, Inside Rebel Algeria en 1957, présenté aux Nations Unies. Moussaoui avait compris très tôt qu'une guerre des images était lancée. L'armée française inondait les actualités filmées de l'époque dans l'ensemble des pays occidentaux. Elle avait mis les moyens nécessaires pour cela. La guerre des images qui s'installait, était inégale mais inévitable. Moussaoui avait compris que les images ne servaient pas uniquement à illustrer un discours mais qu'elles étaient elles-mêmes porteuses d'un discours. Que la bataille idéologique n'était pas uniquement une bataille d'idées, de mots, mais aussi d'images. Le projet sera alors d'avoir les moyens de riposter à l'internationalisation du conflit, d'informer l'opinion publique de la situation dans laquelle se trouvait le peuple algérien en lutte. Mais aussi, et là il s'affirme comme visionnaire, de prendre les images de ce temps pour les générations à venir, de les rassembler, de les conserver pour nourrir la mémoire et l'histoire. Ne choisit-il pas d'appeler la Cinémathèque, «Le Musée du Cinéma» ?» ? PENDANT LES DÉSILLUSIONS, LA RÉVOLUTION CONTINUE : «Le passage du cinéma, une arme de combat, à une arme de pouvoir, se fera très vite. Cette mutation profonde avait épargné la Cinémathèque. Deux territoires s'étaient formés. D'un côté, l'ONCIC, de l'autre, le Musée du cinéma. Quand je dis l'ONCIC, je pense d'abord et surtout à l'appareil, non aux cinéastes salariés. Leurs influences dans la gestion de l'office est faible, sinon inexistante. Du moins ce sont les conclusions que je tirais de mes discussions avec nombreux d'entre eux. L'appareil était proche des cercles du pouvoir, avec tous les aléas que cela signifiait à plusieurs niveaux d'appréciations : contrôle idéologique, moralité sociale et «révolutionnaire», privilèges, opacité, enjeux financiers, pouvoirs discrétionnaires des «responsables». «Responsable», est un mot que tout Algérien ne comprend immédiatement, un mot qui masque une hiérarchie souvent implacable». ? L'AGE D'OR DE LA CINAMATHÈQUE ALGERIENNE ET LES ANNÉES DE PLOMB : «Tout portait à croire que le petit monde du cinéma, la Cinémathèque, les réalisateurs, le public formaient une communauté d'idées éclairées, sensibles aux problèmes de société non assumés par ladite société, dans une certaine distance avec la ligne officielle, une communauté prête à accepter, à défendre, à se solidariser des trajectoires singulières, des visions et des propositions qui s'écartaient du dogme culturel. La première fois que je pris conscience de la réalité fut à la suite du débat après la projection du film de András Kovács, le père du renouveau du cinéma hongrois, sur l'entrée des chars russes à Budapest en 1956. Dès que la salle fut éclairée les questions de la salle l'ont bombardé» Camarade, faire ce film, c'est donner des armes aux ennemis de la révolution? tu n'as pas peur de porter un coup au Grand frère soviétique ?» Kovács ne semblait pas étonné, il souriait, les pays de l'Est avaient de l'avance sur nous. Patiemment, il nous donna une belle leçon politique que je n'ai jamais oubliée. Sa coopérative de production avait réuni ses membres pour examiner son projet, ils avaient fait un tableau avec deux colonnes, une pour les avantages, et l'autre pour les désavantages. Les avantages l'ont emporté, le film fut fait. Cette scène peut faire sourire aujourd'hui, ce soir-là les questions du public parurent naturelles et faire sens à beaucoup d'entre nous. À ce point du récit il faut expliquer ce qu'était le public de la Cinémathèque ; un bel échantillon de la ville. Il y avait les gamins du quartier qui venaient généralement parce que le prix du billet était le moins cher de la ville, et qu'il y avait des chances de voir des baisers et des femmes en combinaison, ? ce qui n'exclut pas que des vocations aient pu naître. Ils occupaient le fond de la salle, ou le premier rang pour chahuter. Il y avait les pieds-rouges, des européens, venus travailler en Algérie par conviction politique, des étudiants, des militants du PAGS, le parti communiste clandestin. Et d'autres, inclassables, amoureux du cinéma. Ce ne sont pas les gamins du quartier qui interpellèrent Kovács, on l'aura deviné». ? LE PASSÉ DE L'ALGÉRIE DE DEMAIN : «Alors ? Pourquoi retenir ce temps dont les traces s'effacent dans la ville et dans les esprits, pourquoi raconter ? Pour que s'inscrivent ces années dans le récit national, et moi par le même mouvement ? Sans doute. Mais plus sûrement pour poursuivre cette bataille, ce désir de montrer que les chances étaient là, et essayer de comprendre les raisons du naufrage de ce que nous pensions être l'Algérie de demain». |
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