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L'individu
abstrait qualifié
Notre société traditionnelle se distinguait, dit-on, par l'emprise du groupe sur l'individu. En vérité le groupe est alors la société, elle pèse sur l'individu comme toute autre société. Avec l'État et le droit écrit, le groupe n'est plus la société. Avec la mobilité internationale, le monde devient la macro-société qui tient et dans laquelle se tient l'individu. L'individu n'est plus alors tenu par le monde dans lequel il se tient comme il se tenait et était tenu par le groupe et la société. Le monde, la nation, le groupe et l'individu se disputent et coopèrent dans leur formation. L'un ne se forme pas sans les autres. Mais même dans la société traditionnelle où l'on regarde l'individu tenu par le groupe, en vérité il y a le clan qui agit le groupe et les individus qui agissent le clan. Entre l'individu, le clan et le groupe, l'action va dans tous les sens. Il y a une personne qui devient une personnalité, une individualité clanique par ce qu'elle marque les individus et le groupe. Quand l'individu s'efface devant la coutume, ce qui fait dire à la sociologie que l'individu n'existe pas dans la société traditionnelle, c'est un individu présent qui s'efface devant un individu passé. La coutume est une « quotidianisation d'un charisme » (Max Weber), un comportement individuel devenu une conduite collective. Des personnalités se dégagent, de leurs comportements s'objectivent des habitudes et des automatismes. La société moderne qui accueille la mécanisation et l'automatisation sur une grande échelle, ne fait pas mieux, elle fait plus. À la différence de la société traditionnelle, elle automatise à grande vitesse des comportements et des conduites qui changent et qu'elle rationalise toujours davantage. Il n'est donc pas étonnant que les sociétés postcoloniales soient dépassées par le rythme du changement qu'impose la civilisation occidentale au monde. ? Pour aller plus vite, il faut d'abord avoir un rythme et pouvoir l'accélérer. À courir au rythme plus rapide des autres, on perd son souffle. Dans la société, il y a des personnalités individuelles et de groupes qui entrainent des sociétés et des sociétés qui entrainent la société lorsque cela est profitable. Les chefs des grands groupes entraînent la société quand le rapport est profitable. Les rapports entre l'individu et les collectifs desquels il relève ne sont donc jamais unidirectionnels. Il n'y a pas d'individu abstrait au départ de toute société, mais des individus qui circulent entre des individus, des groupes et des sociétés qui ne le laissent pas passer sans qu'il ne se modifie. Bien que toute société puisse se représenter son individu. La société salariale a en apparence ceci de particulier qu'elle pousse l'abstraction des individus à un point inégalé, elle a tendance à fabriquer des individus abstraits qu'elle qualifie ensuite : des travailleurs, des propriétaires de capitaux, des consommateurs et des producteurs. Tout collectif, dans sa formation, en vérité, abstrait des individus qu'il qualifie ensuite ou en même temps dans un processus d'abstraction qualification. Mais tout individu abstrait n'est pas purement abstrait, il se détache toujours d'un fond dont il ne se défait pas tout à fait. Le processus d'abstraction de l'individu ne peut pas s'approprier le tout de l'individu, bien qu'il veuille le formater. Le processus d'abstraction formatage peut réussir à produire une individualité sociale ou être mis en échec. Le rapport de l'individu au processus d'abstraction peut être coopératif ou conflictuel. Ainsi le travailleur peut investir entièrement ou partiellement, bon gré ou mal gré, sa vie dans le projet de son employeur. On peut se demander si l'individu des sociétés postcoloniales ne se trouve pas perdu dans ce processus d'abstraction qualification. Ce que l'on peut constater c'est que le processus d'abstraction produit des individus abstraits, des dépossédés et des possédants, qu'il ne réussit pas à qualifier comme l'auraient voulu les théories du développement. Il déracine, disperse seulement. Il produit des travailleurs et des consommateurs, mais pas de propriétaires de capitaux, pas de producteurs. Il en fait des consommateurs de produits et de services industriels importés dans la mesure où il en fait des producteurs de matières premières exportables. Il produit des populations inutiles. Ces sociétés dissipent leur capital au lieu de l'accumuler. Statut et contrat L'anthropologie occidentale a opposé les sociétés en tant que sociétés à statut et sociétés à contrat. Ainsi lit-on l'affirmation suivante dans un manuel d'anthropologie : « Ce qui prime dans la société fondée sur la famille est donc le statut. Dans la société moderne basée sur l'individu, au contraire, le rôle social n'est pas contraint et prédéterminé, mais acquis à travers la libre volonté des individus qui fondent le lien social par libre contrat » (29-30). Ainsi, une société serait soit basée sur la famille, soit sur l'individu et cette opposition de l'individu et de la famille ferait la différence de deux sociétés. Le libre contrat suppose liberté et égalité de droit des contractants. En fait la définition de la société moderne est donnée en opposition globale à une société traditionnelle imaginée : ce que doit être la société moderne, contractuelle, aux individus libres et égaux en théorie, en opposition à la société traditionnelle basée sur la famille où le rôle social est contraint et prédéterminé. Ce qui est blanc ne pouvant être noir, individu et famille sont séparés, l'individu ne peut être dans la famille et la famille dans l'individu. La société de classes est oubliée dans cette comparaison de la société moderne et de la société traditionnelle. La sociologie oublie l'histoire de la société moderne. La comparaison passe d'une société précapitaliste européenne à une autre africaine imaginée : de la société féodale de classes (société à statuts européenne) à la société sans classes, dite segmentaire, de la société traditionnelle africaine. Il est vrai que l'on parle souvent de soi au travers d'autrui. En vérité, cette définition de la société moderne basée sur l'individu ne concerne que la classe dominée de la société moderne, les travailleurs consommateurs. Déjà réalité dans la société féodale : la classe dominée type n'était composée que d'individus. Un individu, le serf, n'était ni propriétaire ni n'avait le droit d'avoir une famille. Les travailleurs n'avaient pas le droit à une existence collective. La sociologie va substituer la société moderne à la société de classes. Cette définition de la société moderne dit ce que doit être la classe dominée de la société de classes, ce qu'elle a toujours été dans une société de classes, une collection d'individus qui n'accumulent pas et dont la famille ne peut être qu'une charge. Attitude suicidaire de la société de classes : cela ne conduira-t-il pas le monde du travail à refuser la fonction de ne produire que des travailleurs ? Dans la classe dominante de la société de classes, dans la société globale, la société de statut n'est pas oubliée. Dans la société globale, le statut de dépossédé et de possédant est central. Dans la classe dominante, la société est basée autant sinon plus sur la famille que sur l'individu. Sans la famille pas d'accumulation du capital. Il n'est pas inutile de rappeler que la famille a été affublée du titre d'institution bourgeoise[6]. Les idées socialistes ont bien travaillé pour discréditer la famille dans la classe dominée. L'idéal d'une société fondée sur le libre contrat d'individus libres et égaux en droit lui doit beaucoup. Mais ces idées qui étaient censées saper la société et la famille bourgeoise les ont confortées. Elles ont échoué à renverser la bourgeoisie, mais pas à saper la famille au sein de la classe dominée, rendant ainsi un énorme service à la bourgeoisie. Le travailleur ne songe plus qu'à sa consommation. Le mythe du progrès illimité conforte le travailleur dans un tel mouvement d'abstraction, la société moderne en s'opposant à la société traditionnelle oppose une société en progression constante et une autre en stagnation. Pour renouveler le monde du travail, la société moderne importera les travailleurs de son goût des sociétés en stagnation. La famille est vraiment un archaïsme dont elle doit se défaire pour se perpétuer, elle a besoin du travailleur consommateur, mais pas de la famille. La société est désormais passée du progrès social au progrès sociétal, cela aidera la « bourgeoisie » à poser un filtre pour faire le tri entre populations utiles et inutiles. Ainsi dans la classe dominée de la société moderne le libre contrat se substituera aux statuts au sein même de la famille devenue association conjugale. Les portes d'entrée dans la société salariale de la société de classes seront ainsi bien gardées. N'entrera pas qui voudra. Mais si on se reporte à la situation de la classe dominante, on observe que statut et contrat ne s'excluent pas, mais se comprennent. Le libre contrat institue des statuts qu'il égalisera dans la classe des travailleurs. Une telle égalisation préviendra son organisation. La sociologie fait ici la part entre société et organisation, à la différence de la société des individus libres et égaux, l'organisation ne fonctionne pas sans statuts. En fait la sociologie a rompu le rapport du statut et du contrat avec l'extension du domaine de la compétition en représentant la société par la société salariale pour caractériser globalement deux types de sociétés. Elle a oublié l'histoire où statuts et contrats se fabriquent, elle a substantialisé la société moderne et la société traditionnelle pour fournir un contre-modèle à la classe des travailleurs, ce qui a rompu la description de la dynamique de transformation du système de statuts où le contrat avec la société marchande a pris une place massive, mais dans une société de classes qui est de statuts. Il n'y a pas de pure société de statuts et il n'y a pas de pure société contractuelle et la compétition doit définir partout les mérites. A suivre... |
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