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«Qui
a été le créateur du théâtre algérien ? Les uns diront Ksentini,
d'autres Allalou, d'autres enfin citeront Bachetarzi, et tous ont en fin de compte raison», (Mahieddine Bachetarzi dans ses
Mémoires, SNED, Alger 1968).
Rachid Ksentini a été le créateur du théâtre algérien en ce sens qu'il lui a apporté, le premier, une personnalité spécifiquement sienne, que par sa «nature» extraordinaire d'acteur comique, il l'a doté d'un type qui n'était emprunté à aucun autre théâtre, et que le public se reconnaissant en ce personnage, a trouvé en lui «son» acteur. Bachetarzi, pour sa part, a été «l'ouvrier de ce théâtre», assemblant petit à petit, comme il le dit dans son ouvrage cité, «les matériaux qui devaient le constituer, luttant au jour le jour pendant des années contre toutes les difficultés qui lui barraient la route, tirant pour lui du néant des auteurs, des acteurs, et ce qui ne fut pas la tâche la plus facile, un public». Mais ce public, le premier qui le conquit fut incontestablement Allalou qui apporta au théâtre algérien sa première pièce écrite par lui, dans le langage de son terroir, lui donnant ainsi comme le souligne Bachetarzi, sa première manifestation «d'individualité». Avec la pièce «Djeha», c'est le début d'un certain type de théâtre, Allalou en est le promoteur. Allalou est surtout connu pour avoir réalisé la première pièce en langue populaire «Djeha» : ce vieux personnage des légendes populaires, naïf et futé à la fois, candide au cœur d'or et qui sait au besoin rendre œil pour œil, dent pour dent, c'est comme le qualifie Bachetarzi, le Pierrot, l'Arlequin et le Gribouille de l'Orient, que tout le monde aime. Cette pièce «Djeha» qui révéla Allalou tint sa première au «Kursal», à l'occasion de la clôture du Ramadhan, le 12 avril 1926. L'usage du «dialectal» qui jusqu'ici était confiné au domaine du folklore, eut pour effet de ravir le public et de se reconnaître dans ce «parler» de tous les jours. Allalou ayant, depuis, permis aux hommes de théâtre qui lui ont succédé de se mettre à l'écoute des pulsations de la vie quotidienne et de la culture populaire. Il a sérieusement marqué la première phase du théâtre en Algérie. Allalou, de son vrai nom Ali Sellali, naquit le 30 mars 1902 dans un quartier populaire de la Casbah. Son père décéda alors qu'il avait treize ans, ce qui l'obligea à travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Muni d'un certificat d'études, il débuta dans un laboratoire pharmaceutique. A partir de 1917, il commença par animer de modestes spectacles, sketchs et tours de chants fantaisistes au «Foyer du soldat» où est érigé aujourd'hui l'hôtel Es-Safir, avant de se lancer résolument dans la carrière d'auteur, acteur chanteur fantaisiste et comique excentrique. Précocement, il fut subjugué par les galas Karsenty et les représentations données par les troupes égyptiennes de Georges Abiod et Azzedine au début des années vingt. Ce qui le détermina à entreprendre de monter des pièces et de concevoir des textes qui traitent de sujets tirés de la vie quotidienne et dans le langage usuel de la rue. Après moult péripéties, le jeune Allalou réussit à mettre sur pied, au lendemain de la Première Guerre mondiale, un théâtre populaire à propos duquel il devait dire plus tard : «Par les thèmes, les formes et les démarches adaptées, il a toujours eu un cachet politique car orienté vers la prise de conscience nationale» (Source : Rachid Bencheneb : Allalou et les origines du théâtre algérien, Revue de l'Occident musulman et la Méditerranée, N° 24, Aix-en- Provence, 1977). Son don pour le chant le pousse à s'initier au solfège en s'inscrivant auprès d'Edmond Yafil, connaisseur de la musique arabe et andalouse, chez qui il fit l'heureuse rencontre de Bachetarzi, son futur collaborateur à un certain nombre de pièces à succès dont «Antar al-hachaïchi», «Al Khalifa wa essayed», «Hallak Ghernata» (le barbier de Séville)... Auparavant, il aura mis en scène «Abou Hassan ou le dormeur éveillé», «Le mariage de Bou Akline», deux pièces cosignées avec Brahim Dahmoun, un autre comédien de talent. Après un retrait dû à la perte de sa femme qui lui laissa trois enfants, Allalou retourna à la scène, collaborant avec Mahieddine Bachetarzi. Et à la demande de ce dernier, il écrivit «Achour et ses frères», sa huitième pièce qui ne sera réalisée et diffusée que bien plus tard?, après l'indépendance, le 5 septembre 1976, sous le titre «La dot» et dans une version adaptée pour la Télévision algérienne (RTA). Connu pour avoir créé avec Dahmoun la troupe «Zahia» -qui comptait en son sein des comédiens de talent, tel Aziz Lakhabet, cet autre artiste doué et très apprécié-, Allalou s'imposera finalement comme le précurseur de spectacles théâtraux, marqués par un style comique et parodique des plus populaires qui soient. Son nom restera à jamais dans les annales du quatrième art national, rattaché au légendaire personnage populaire «Djeha» qui le distingua en 1926 comme un grand artiste. En 1932, il se trouva dans l'obligation d'interrompre sa «carrière» théâtrale mais il garda toujours un œil sur l'évolution de l'art des planches. Le doyen des artistes de la mise en scène algérienne sur planches rendit l'âme un sombre jour du 20 février 1992, à l'âge vénérable de 90 ans. Parmi les pièces que Allalou a léguées à la postérité, on compte Djeha (1926), la célèbre farce populaire; Antar Al-Hachaïchi (1930), comédie satirique qui expose en trois actes, sur un ton burlesque, l'histoire mouvementée d'un pauvre savetier, fumeur de haschisch de son état, et dont l'imagination fiévreuse stimulée par l'herbe entraîne dans des aventures rocambolesques, mi-comiques, mi-héroïques, et qui s'achèvent sur une note dramatique avec la mort tragique de son ami le barbier; El Khalifa Oua Es- Seyyâd (Le calife et le pêcheur, 1931), comédie lyrique en cinq actes, adaptée du conte des Mille et une nuits «Le pêcheur et le calife Haroun al-Raschid», où il est question des aventures d'un astucieux pêcheur qui réussit à ramener au calife Harûn al- Rashid sa favorite Qût al Qulûb dont sa rivale, la reine Zubeida, a cherché à s'en débarrasser en l'enfermant dans un coffre, après lui avoir fait avaler un somnifère ; Hallaq Ghernata (le barbier de Grenade, 1931), pièce en trois actes et cinq tableaux exposant une comédie farfelue ayant pour cadre les aventures amoureuses d'un figaro- andalou. L'action se déroule dans une Espagne imaginaire, spirituellement et sentimentalement idéalisée ; Allalou compte également 7 comédies en trois actes et quatre tableaux, en collaboration avec Djelloul Bachdjerah et assurément d'autres œuvres qui restent à extirper des archives (Réf. ouvrage posthume «L'aurore du théâtre algérien (1926-1932)», Ali Sellali dit Allalou, publié aux Editions Dar El-Gharb, Oran 2004). Djeha, le personnage de la tradition populaire inspirant le théâtre Le personnage de Djeha est très connu dans la tradition maghrébine et orientale, passant pour un savant qui aurait légué après sa mort, un recueil de ses célèbres récits, fruits de son imagination ou observation des mœurs de ses contemporains. Etant lui-même le héros ou victime à la fois des mille et une facéties de la vie quotidienne, Djeha apparaît ainsi comme un fabuleux personnage humoristique réunissant en lui seul les attributs du genre de tous les comiques peuplant les contes et récits des Mille et une nuits. C'est que ce figaro oriental, d'une fausse naïveté désarmante ou bohème aussi intelligent que poète, sait comment retomber à chaque fois «sur ses pattes» avec ses farces burlesques dupant avec élégance quiconque s'était fié aux propos de cet astucieux bonhomme. Djeha cultivait, en effet, les saillies du bon sens qui, une certaine logique feignant la stupidité et candeur, et déconcertant après coup celui qui s'y prêtait à son jeu, comme pour y laisser un enseignement à tirer de l'expérience de niaiserie : Ghafla, disent les Soufis qui considèrent Djeha comme un maître spirituel voilant derrière la façade narrative de ses récits une symbolique ésotérique à déchiffrer? Peut-être bien, et s'il en est ainsi, et en se prêtant à ce jeu d'interprétations spéculatives on pourrait tout aussi bien avancer que le nom de Djeha voilerait, probablement, celui inversé de Hadje, signifiant «sage ? Hakim»? L'activité de ce «sage» se déploie souvent, d'ailleurs, dans les milieux aisés des cours des puissants, des bourgeois et lettrés, ces bons princes, qui, rapportent des littérateurs, «savaient pardonner une saillie subtile et admirer une touche poétique», mais pour qui, les prouesses galvaudées de Djeha constituaient probablement aussi, convient-il d'ajouter, une bouffée d'oxygène en ces périodes où le rigorisme des uns appelait nécessairement un certain assouplissement dans les esprits, de temps à autre. Une sorte d'équivalent de la satire sociale dans la vie contemporaine que diffusent nos médias actuels. Le style du langage courant de ces facéties innombrables faisant constamment allusion aux exploits de Djeha, puise fréquemment dans les ressources de la sagesse populaire du terroir des contrées où sont répandues les aventures délassantes de Djeha, non dénuées d'enseignements parfois: ainsi en est-il de la fameuse anecdote du «clou de Djeha» devenue une citation classique dans tout contrat de vente se ménageant une clause spéciale permettant de frustrer, le moment venu, l'acquéreur de ses droits ! Comme indiqué ci-dessus, Djeha est connu dans nombre de contrées du globe, ses célèbres facéties se rencontrant partout dans le monde musulman, et même ailleurs, chaque région l'adaptant selon ses caractéristiques propres. Ainsi, Djeha est plus connu chez les Turcs, ou les Afghans, sous le nom de Mulla Nasrédine Khodja. Comme on trouve ses farces très répandues chez les populations albanaises, yougoslaves, grecques, roumaines, bulgares, et tout aussi en Arménie, Russie, Géorgie, dans le Caucase, au Turkestan, Tadjikistan, etc. A ce propos, M. A. Balagia écrit dans son ouvrage, «Les musulmans yougoslaves» que «l'influence de la littérature populaire turque sur les Musulmans bosniaques et, par leur intermédiaire, sur les autres, Yougoslaves, fut assez forte surtout en ce qui concerne les contes populaires. Sur ce point, on peut signaler le succès qu'ont eu les nouvelles humoristiques d'un certain Nasredine Khodja très répandues chez les populations balkaniques, soumises à l'influence turque. Ces petits contes bien connus dans le folklore yougoslave sont un mélange d'esprit de finesse, de ruse et aussi de stupidité. Mais la première qualité l'emporte, elle aide finalement Nasredine Khodja à remporter quelques succès ou à se tirer d'affaires malgré bien des sottises. Nasredine est le spécialiste des histoires drôles et plaisantes chez les Turcs. Il rappelle le Til Eulenspieget allemand, le Bertoldo italien, le Balakriew russe. M. Balagija ajoute que, selon le professeur yougoslave Bajrakarevic, M. R. Basset a essayé d'expliquer l'origine des facéties de Nasredine Khodja : «elles sont une traduction des anciennes facéties arabes qui existaient en très grand nombre et qui se groupaient à la fin du Xe siècle autour d'un certain Djuha (Djoha) de la tribu des Tazar à Kufa». Quoi qu'il en soit, dit M. Bajrakarevic, une chose semble certaine : «la source la plus proche des facéties nasredinnes doit être recherchée avec Basset et Hartman dans le monde culturel arabo-musulman où Djeha est fréquemment le représentant de ces histoires». Autrement dit, les facéties du légendaire Djeha pourraient finalement se confondre avec celles nombreuses de Nasredinne Khodja et tout autant de Moha Ben Abid au Maghreb ou d'autres célèbres personnages astucieux dans diverses contrées du monde musulman qui en ont fait leur traditionnel finaud populaire. Un aperçu des facéties de Djeha : Djeha prédicateur «Dans un village des environs, il y avait une petite mosquée, oh, une toute petite mosquée. Mais enfin les habitants s'en seraient contentés s'ils avaient eu un prédicateur. L'un d'eux demanda, un jour, à Djeha de monter en chaire. Le vendredi suivant, Djeha, répondant aux vœux des villageois monta en chaire et commença, ainsi, ses propos devant les musulmans réunis dans l'enceinte de la mosquée: - O mes frères croyants, savez-vous ce dont je vais vous parler ? - Non, Djeha, par Dieu nous ne le savons pas. - Eh bien ! reprit Djeha, puisque vous ne le savez pas, je n'ai rien à vous dire. On ne peut pas instruire des gens ignorants comme vous ! Ainsi s'acheva le sermon de ce vendredi-là. Mais les habitants insistent auprès de Djeha pour qu'il remontât en chaire la semaine suivante et leur faire un prêche véritable. Le jour dit, Djeha demanda à nouveau aux fidèles : - Savez-vous ce que je vais vous dire ? - Oui, oui, cria l'assistance. - Dans ces conditions, conclut Djeha, il est inutile que je me fatigue; mon prêche est terminé. Les villageois, surpris, se grattèrent la tête et décidèrent de faire une troisième tentative. Djeha, bon prince, consentit à remonter en chaire le vendredi suivant. - O, mes frères, savez-vous cette fois ce que je veux dire ? Instruits par les conseils d'un notable à barbe blanche paraissant assez astucieux pour surprendre Djeha, les assistants répondirent de façon variée. - Non, non, dirent les uns. - Oui, oui, dirent les autres. Djeha, surpris, prêta l'oreille à ces voix discordantes, puis il reprit la parole: - Que ceux qui ont dit oui se mettent à ma droite et que les autres se mettent à ma gauche. Quand les uns et les autres eurent obéi, Djeha leur dit: - Que ceux qui ont dit oui se mettent à ma droite et que les autres se mettent à ma gauche. Quand les uns et les autres eurent obéi, Djeha leur dit: - Maintenant que ceux qui savent ce que je vais dire instruisent ceux qui ne le savent pas. Pour moi, j'ai fini mon discours et je ne viendrai plus prêcher dans votre mosquée de crainte d'offenser Allah et courir le risque de servir de «hattab djahanam» à son brasier au motif du malicieux péché d'abus de la «nia» des paisibles gens de Sa communauté. (D'après les contes populaires de Djeha) |
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