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Clausewitz, dans son ouvrage
De la Guerre (édit. Minuit), limite son raisonnement et sa stratégie à
l'anéantissement des seules forces militaires. Napoléon à son tour, dont
l'armée résidait dans les forces populaires, mobilisées par la Révolution
française, celles-ci incarnaient l'armée citoyenne, «levée en masse», l'armée
des soldats citoyens. Napoléon lui-même avec ses corps d'armée en «masse» ne se
proposait que la destruction de l'armée adverse dans une bataille décisive en
rase campagne. Léon Daudet (op. cité) explique que la «guerre n'avait pas
encore réalisé, pour parler avec Clausewitz, de forme abstraite absolue. Il
s'ensuit que toutes les théories de Clausewitz sont à remplacer». Daudet (op.
cité) met en lumière doctement : « Dans la guerre totale, la distinction entre
belligérants et non belligérants n'existe maintenant plus, puisque tous
travaillent pour la guerre et que la perte d'un ouvrier est peut-être plus
grave que la perte d'un soldat».
Quand l'existence du capitalisme est en jeu (au moment où le mode d'accumulation du capitalisme a atteint ses limites absolues de saturation et ne dégage plus de valeur donc de survaleur), le capital s'approprie la machine de guerre et la transforme en guerre totale en intégrant et reformatant l'Etat comme une de ses composantes. Avec la guerre totale, l'objectif militaire n'est plus limité à la destruction de l'armée adverse (au sens clausewitzien ou napoléonien du terme), l'extension de la guerre devient illimité, ne se limite pas seulement à détruire toute la population et son milieu, mais s'étale aux domaines politique, économique, commercial, industriel, intellectuel, juridique et financier. Ce ne sont pas seulement les armées qui se battent, ce sont aussi toutes les subjectivités, les traditions, les institutions, les coutumes, les codes, les esprits, les monuments historiques (voir les menaces de Trump sur l'Iran) et surtout les banques et les langues (durant toute la période de la colonisation de l'Algérie et jusqu'à ce jour, la France fille aînée de l'Eglise s'est toujours opposée à la massification de l'enseignement de la langue arabe et c'est courant de constater aujourd'hui que tous les ambassadeurs accrédités à Alger parlent l'arabe sauf celui de la France car celle-ci reste toujours clouée et prisonnière de cette tradition impériale irrémissible de haine contre la langue arabe. Après un siècle de colonisation, le projet du président du conseil, Léon Gambetta, verra le jour au début des années 1930 à travers la mise en place de tout un dispositif juridico-policier tendant à l'éradication de la langue arabe de son espace naturel l'Algérie (L'arrêt du Conseil d'Etat français en 1929 entrera en application par la circulaire Michel réprimant l'enseignement généralisé de la langue arabe à destination de la population musulmane, voir le recueil Lebon, bibliothèque Cujas Paris)). Du point de vue de la «production», le terme «total» renvoie à la subordination de la société entière à l'économie de guerre par laquelle le capital se réorganise pour reprendre des forces pour un second souffle d'un nouveau mode d'accumulation lié à l'économie de guerre. Les guerres totales induisent des changements irréversibles, non seulement dans la façon de conduire la guerre et la guerre civile (au sein et contre la population), mais aussi dans l'organisation capitaliste de la production, pour les fonctions économiques et politiques du «travail» et la gouvernementalité des populations. Gagner la guerre n'est plus simplement une question et un problème militaire : il faut avant tout gagner la guerre des industries, la guerre du travail, la guerre de la science et de la technique, la guerre des communications et de la communication, la guerre de la production de subjectivité? Les guerres totales et les guerres civiles européennes qu'elles intègrent et qui menacent de les désintégrer sont marquées par une lutte féroce entre la machine de guerre du capital et les machines de guerres révolutionnaires mobilisées contre le capitalisme. Dans ce combat sans merci, les élites, les capitalistes industriels et financiers ont peu à peu retiré aux partis démocratico-libéraux au pouvoir et ont largement opté, après la Première Guerre mondiale, pour le fascisme, en constatant l'impuissance de la démocratie parlementaire (constitutivement induit une crise de la représentation) face au danger «bolchevique», qui a pris pied en Allemagne après les grèves, les barricades et le soulèvement de 1918-1919 et la scission des Spartakistes (avec l'assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg) avec le SPD. La nature du fascisme n'est pas étrangère à celle du capitalisme. Il n'y a pas seulement entre eux un rapport instrumental de répression ou de «service rendu» aux capitalistes, mais plutôt une double complicité qui implique l'illimité. C'est là qu'il faut chercher les raisons de la généralisation des disciplines du biopouvoir et la généalogie du «droit de tuer». L'appropriation de la machine de guerre par le capital signifie que l'infini qui anime la production se transmet à la guerre en supprimant toute limite au «droit de tuer». «Le pouvoir qui a pour objet l'administration de la vie peut aussi la supprimer, et ainsi se supprimer lui-même en tant que biopouvoir. Le biopouvoir dresse des populations entières à s'entre-tuer réciproquement au nom de la nécessité pour elles de vivre. Et en ce sens, les massacres sont devenus vitaux. La race a été introduite comme facteur déterminant de la question nue de la survie» (Foucault, il faut défendre la société, Gallimard, p.231-232). A cela s'ajoute la guerre de races, historiquement a été toujours une articulation de l'accumulation par dépossession. Reliée objectivement par la guerre de classes qui menace de saboter la guerre impérialiste pour la conquête des marchés mondiaux et où les belligérants peuvent devenir des «ennemis politiques» jusque dans l'illimitation de la guerre totale. Gilles Deleuze, dans «Appareils d'Etat et machines de guerre» cours 13, 1978-1979, nous livre sa version de la guerre totale : «Parce que, à mesure que la guerre devient totale, l'objectif, à savoir, selon le terme de Clausewitz, le renversement de l'adversaire, ne connaît plus de limites. L'adversaire ne peut plus être identifié, assimilé à la forteresse à prendre, à l'armée ennemie à vaincre, c'est le peuple entier et l'habitat entier. Autant dire que l'objectif devient illimité, et c'est ça la guerre totale». Ernest Jünger dans ses trois ouvrages (de véritables et incontournables mémoires du XXe siècle), la guerre comme expérience intérieure (1922), La mobilisation totale (1930) et ses journaux de guerre (1939-1948), a le loisir de développer quelques caractéristiques de la guerre totale, que : «La guerre dite totale abolit en effet toute distinction entre guerre civile (intérieure) et grande guerre (extérieure), grande et petite guerre (coloniale), guerre militaire et non militaire (économique, de propagande, subjective), entre combattants et non combattants, entre guerre et paix». Pour que toutes les forces pourront être mobilisées pour la guerre totale, il faut une ?'nationalisation'' des masses par une «dissociation» de la solidarité internationale du prolétariat, c'est-à-dire à une déprolétarisation du peuple, un retournement de tendance destiné à annuler une histoire pensée dans le langage de Marx. Le général allemand Ludendorff (op. cité p.21) pourra ainsi expliquer que «L'introduction du travail de guerre, à titre de service obligatoire, avait la grande importance morale de mettre, en ces temps si graves, tous les Allemands au service de la patrie». La guerre totale est devenue un état d'une nouvelle gouvernementalité sous la pression des grandes puissances capitalistes, et où s'exercent à la fois trois processus tout au long du XIXe et du XXe siècle menaçant directement le capitalisme. Il s'agit, primo, de l'émergence de la lutte des classes (1830-1848) et de ses tentatives répétées de construire sa propre machine de guerre pour transformer la «guerre civile généralisée» en révolution ; secundo, de la faillite du libéralisme dont le principe de libre concurrence, loin de produire sa propre autorégulation (le siècle de ?'paix'' de la Sainte-Alliance 1814-1914 (Congrès de Vienne 1814) n'a pu réaliser cette régulation basée sur l'étalon or (Karl Polanyi, La grande transformation)), débouche sur la concentration et la centralisation du pouvoir industriel (monopoles), poussant les impérialismes nationaux aux tiraillements et à l'affrontement armée pour la domination des marchés mondiaux (1914-1918) et (1939-1945) ; et enfin tertio, de l'intensification de la colonisation, qui couvre une grande partie de la planète à la fin du XIXe siècle (c'est la «course au partage du monde» amorcée et décidée par la conférence de Berlin 1881-1884). Ludendorff (op. cité) l'assène sans fausse pudeur : «Pour remporter la victoire, il faut s'attaquer aux sources matérielles et «morales» (ou subjectives) de la nation et de la population entièrement mobilisées. Guerre industrielle oblige, il s'agit de mobiliser l'industrie et la classe ouvrière en assurant l'adhésion subjective de la population au projet nationaliste de l'économie de guerre totale où c'est toujours en fin de compte que la loi du plus fort qui décide ce qui est ou n'est pas ?'loi et usage''». L'organisation de l'économie de guerre de l'Allemagne était sans équivalent dans le monde capitaliste (1916-1918), théorisé et mis en œuvre par le grand industriel Rathenau (1916) bras droit du général en chef des armées allemandes Ludendorff, maître d'œuvre de la planification allemande de la production d'armement, pour organiser les campagnes de production des «plans» quinquennaux. Le plan concerne d'abord le travail qui est rendu «obligatoire dans l'ensemble de la population» et institué comme principe régulateur non seulement de la production industrielle, mais aussi de l'ensemble de la société allemande. C'est aussi qu'à suivre les réalisations du grand ingénieur mécanicien allemand Moellendorf, conseiller technique pour l'armement au ministère de la Guerre et bras droit de Rathenau, la mobilisation industrielle est le corollaire d'un projet de planification globale dont le «Bureau du Travail», chargé de contrôler la totalité de la main-d'œuvre de l'Empire, sera l'organe central. «Toute activité dépendait obligatoirement du Bureau de Travail». Ce qui explique que la conversion de l'ouvrier internationaliste en soldat nationaliste ait pu s'opérer presque instantanément : l'organisation de la guerre et l'organisation du travail deviennent homogène au travail de la guerre. Trois processus selon Ernest Jünger (op. cité) vont constituer la triple matrice des guerres totales telles qu'avec celles-ci : 1- La guerre et la production se superposent si absolument que production et destruction s'identifient dans un processus de rationalisation -celui de la guerre industrielle-, faisant figure de défi adressé à l'économie politique et aux marxisme. 2- N'étant plus l'affaire des seules forces armées mais des nations entières et des peuples dont l'existence est menacée, la guerre totale signifie le retour chez les colonisateurs de la violence extrême de la «petite guerre» qui a toujours été une guerre contre la population. 3- La guerre totale étant en même temps guerre civile, la lutte entre les impérialismes opère au croisement de la guerre et de la lutte des classes, avant d'être «surdéterminée» par la révolution soviétique, qui se propose de transformer la guerre impérialiste en guerre civile mondiale (l'échec de la révolution en Allemagne avant et durant la république de Weimar jusqu'à l'avènement de Hitler en janvier 1933). La guerre totale va libérer la «production» de la nécessité du «marché» dans la mesure où sa finalité n'est plus la «rentabilité» et le «profit» (même si les capitalistes s'enrichissent comme jamais), mais la production illimitée de «moyens de destruction» autour de laquelle toute la machine économique et toute la société sont mobilisées dans une discipline machinique placée sous commandement réticulaire unique. Rapporté à sa puissance destructrice, la technologie militaire n'a jamais été si bon marché. Tout se passant comme si la consommation et la production ne pouvaient tendre à l'infini que dans la destruction. Ce que la guerre totale, et en particulier la Seconde Guerre mondiale, grande préparatrice de la consommation de masse, a largement réalisée. Les politiques sociales des années 1930 avaient pour but de conjurer le danger du collectivisme bolchevique et de mettre sous tutelle l'individualisme suicidaire du «capitalisme» libéral et financier. Ces politiques vont au-delà de la définition foucaldienne du biopouvoir (prise en charge de la natalité, administration de la santé, système d'assurance contre les risques du travail, etc.). Elles ne se limitent pas en effet, à la vie biologique des populations et à leur mise en «sécurité». Elles concernent tout l'équipement de vie organisée en ouvrant la voie à la consommation de masse comme nouvelle forme de contrôle : en Allemagne (création du premier réseau autoroutier et lancement de la «voiture du peuple» Volkswagen, aux USA méga programme d'électrification tel celui de Tennesse Valley Authority, incluant la bonification des terres dans un véritable programme d'aménagement du territoire, usage massif de la radio, etc.). A suivre... *Docteur en physiques et DEA en sciences du Management |
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