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Une vieille femme marchait à
mes côtés. Le visage ravagé par les rides, fermé, tel une caserne au milieu des
tranchées, sur lequel un interminable nez s'élève en guérite.
Des poches enflées engloutissaient ses petits yeux bouffis, les dissimulant comme des mines prêtes à sauter. Ses sourcils noués semblaient faire barrage au bonheur. Ses lèvres striées s'effondraient en cratère dans une bouche sans sourire et sans dents. Cette femme est affligée. Elle porte le malheur comme une étoile. Elle a un champ de guerre à la place du visage. Le soleil brûlant nous aplatissait comme un linge sous un fer à repasser. On avait soif, mais les slogans frais hostiles au pouvoir nous désaltéraient. La vieille dame avait entre les mains, le poids des ans et une pancarte sur laquelle, un jeune homme souriant triomphait en tenue militaire. «C'est mon fils», me dit-elle. «La dernière fois que je l'ai vu, il m'avait serré dans ses bras et m'avait dit qu'il m'aimait. Si je savais que c'était la dernière fois, je l'aurais serré contre moi beaucoup plus longtemps. Je n'aurais jamais desserré mon étreinte. Mais que voulez-vous. El maktoub en a voulu autrement. Et Dieu a décidé de me le reprendre. C'est lui qui donne, et c'est lui reprend.» Je ne savais pas quoi dire face à cette brusque rafale d'émotions, lorsqu'elle me confia encore : «C'est le régime de Bouteflika qui est responsable de sa disparition. Après son service militaire, il a longtemps cherché du travail. Vous savez : il est ingénieur mon fils. Il a fait de longues études. Ça ne l'a pas empêché de faire « les mille métiers, mille misères ». Le souk, les cigarettes, les parkings. Il a tout fait. Mais ce travail en noir ne lui a apporté que des ennuis. Il a même failli faire de la prison, parce qu'il s'était accroché avec un policier qui lui avait confisqué tout son tabac. Il ne s'en était tiré que grâce à l'intervention d'un ami gradé de son père. Tu sais bien comment ça marche», croyait-elle devoir se justifier. Son père, que dieu lui pardonne, était très sévère avec lui. Il se cachait pour ne pas le croiser. C'est un retraité son père. Sa petite pension de 30000 DA ne suffit pas à faire vivre une famille de six personnes. Nourriture, loyer, eau, gaz, électricité, vêtements pour six. D'où aurait-il pu tirer l'argent ? Sans l'excuser, il faut le comprendre lui aussi. Mon fils était le seul garçon. J'ai trois filles, toutes en âge de se marier. Son père, était dans le désarroi. Il le réveillait parfois tôt le matin, en l'insultant, le traitant de bras cassé et de fainéant. Mon fils se cachait pour manger, rentrait tard et parfois pas du tout. C'était devenu insupportable pour nous tous, et particulièrement pour lui. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé. Je le voyais chaque matin sortir avec ses dossiers pour chercher un travail. Il n'y a pas une administration où il n'est pas allé cogner. Pas une entreprise qu'il n'eut visitée. Il avait même envoyé des dossiers pour aller étudier à l'étranger. Il attendait le postier, comme le croissant du ramadan. Chaque jour l'éloignait un peu plus de moi. Chaque jour, le rapprochait un peu plus de son inéluctable sort. Je sentais le drame m'épier. Me dévisager. Je suis une mère, et mon foie a parlé à mon cœur. Et mon cœur m'a dit des choses qui ont laminé ma panse. Ce n'était pas clair, mais je sentais que le malheur n'était pas loin. Depuis, la peur a niché dans mon ventre et elle ne l'a plus jamais quitté. Un jour, alors qu'un calme illusoire endormait notre village, mon fils et douze autres jeunes prirent une chaloupe pour l'Espagne. Ils avaient payé une fortune pour ça. Ils avaient acheté leur mort. Dans mon village, beaucoup croient qu'ils sont encore en vie, mais moi, je le sais, parce que je l'ai vu dans mes rêves, que mon fils ne reviendra plus. J'ai vu mon fils se noyer, comme je vous vois ici et maintenant. Il ne s'est pas débattu longtemps, car il n'avait plus beaucoup de force. Il avait froid et leur chaloupe errait dans la mer depuis longtemps. J'ai supplié les poissons de ne pas le manger. Je les ai conjurés par Allah et son prophète. Sa chair est «haram », car mon fils est un martyr. Un martyr de Bouteflika. Lui et tous les enfants qui n'ont pu vivre ce fabuleux élan d'espérance. Alors j'ai décidé de venir marcher tous les vendredis comme il aurait sûrement voulu le faire. Pour raconter son histoire. Pour que personne n'oublie. Pour les familles de tous les disparus, les 250 jeunes appelés qui ont vu leur avion s'écraser, sans qu'une commission d'enquête ne soit ordonnée. Pour toutes les femmes et hommes qui se sont exilés au péril de leur vie. Pour toutes les mères qui larmoient du sang par manque de larmes. Je marcherai», m'a-t-elle simplement assurée. Je n'ai pu contenir mes pleurs. Je l'ai prise dans mes bras, et on a pleuré, ensemble, à chaudes larmes. Je lui ai dit que nous étions tous ses enfants. Que ses paroles sont pour nous une piqûre de rappel. Pour que personne n'oublie les ravages de ce système et pourquoi nous marchons. Cette femme m'a donné une leçon de courage, d'abnégation et de dignité. J'ai senti en elle la force d'une montagne ravagée par le temps, mais debout et éternelle. Alors marchons aussi longtemps que des petits despotes nous marcheront sur les pieds. Pour qu'aucune autre famille, aucune autre mère n'ait à subir les affres d'une dictature de quelque nature qu'elle soit. |
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