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La décennie noire
en Algérie revient hanter les écrans cannois. Mais à la différence de Papicha de Mounia Meddour, Abou Leïla de Amin
Sidi-Boumediene est un film de pur cinéma qui ne se laisse emprisonner ni par
son sujet ni par son contexte.
Avec très peu de moyens et beaucoup d'idées de mise en scène, Amin Sidi-Boumediene livre avec Abou Leïla un premier long-métrage ambitieux en forme de road-movie hallucinant qui questionne les origines de la violence sans jamais se perdre sur les chemins faciles des réponses toutes faites, celles habituelles des assignations géographiques, contextuelles et culturelles. Voilà un film qui ne ressemble à rien de connu, ni dans sa forme ni dans son fond, et qui sait en même temps parler à tout le monde, dans la langue de tous les temps et de tous les univers. Un long plan séquence en mouvements lents et précis ouvre le film : un attentat terroriste contre un avocat sortant de sa villa, aussitôt suivi par un accrochage avec une patrouille de flics. D'emblée, par cette magistrale scène inaugurale le film nous dit d'où il part et d'où il parle. S'il faut attendre la fin de l'histoire (2h15) pour avoir enfin l'explication de la scène, ce début nous transporte en quelques détonations à l'époque des tueries de la décennie noire (voilà d'où il part?). Mais surtout avec cette séquence, Abou Leïla nous montre ses papiers en quelque sorte : il s'agit d'un film de cinéma (?et d'où il parle). Ensuite commence le road-movie, avec ses deux protagonistes sillonnant dans une voiture poussiéreuse le Sahara. A priori, ils sont à la recherche d'un terroriste, mais ces deux-là, comme le film, ont le don de nous fausser compagnie, de partir dans tous les sens sans que l'on maîtrise le sens de leur voyage. L'un des deux amis est sans doute fou et l'autre est probablement flic. Mais rien n'est sûr dans ce film à suspense qui se déroule au pays des mirages, qui convoque dans un même mouvement le conte cruel et la fable philosophique, Albert Cossery et George A. Romero, le doux tigre du désert et l'abominable agneau d'Abraham. Sommes-nous sûrs d'avoir compris à qui on avait à faire ? Parce que la question est fondamentale, Amin Sidi-Boumediene se garde bien d'y apporter une réponse. Dans sa toile délirante où il n'y a que des trous noirs pour nous éclairer, une scène brille comme l'étoile du berger : un moment comique qui surgit dans un cadre dramatique où Meryem Meredjkane, dans le rôle d'une photographe, essaye de communiquer en arabe avec des touaregs qui s'expriment en tamashek, chacun traduisant ce qu'il veut. Jolie parabole pour dire que le récit n'existe qu'à travers ceux qui le portent et que chacun le fait à sa manière. Il n'y a pas de vérité, justes des multitudes d'hypothèses. Chacun cherchant la sienne. Celle d'Amin Sidi-Boumediene est peut-être contenue dans le résumé qu'il en donne à la revue Le Film Français: «Ma génération a besoin d'évoquer la période du terrorisme en Algérie dans les années 90. Mais je voulais m'éloigner de la simple chronique sociale et politique pour mieux parler des fondements de la violence et avoir un point de vue à la fois plus humain et artistique». Pour cela le réalisateur s'est appuyé sur le directeur de la photo, le Japonais (Kanamé Onoyama), qui a su filmer le désert non pas comme une carte postale mais plutôt comme le mariage du ciel et de l'enfer, pour reprendre William Blake, et deux acteurs magnifiques, Lyes Salem et Slimane Benouari. Mais tout le casting est bon en réalité, offrant au passage aux Noirs d'Algérie une représentation qui pulvérise les habituelles apparitions folkloriques. Est-il nécessaire de préciser que cette fable qui remet le chapitre de la décennie noire algérienne dans le grand livre noir de la violence du monde et de la fragilité des hommes n'est pas un petit film grand public, mais exactement l'inverse: un grand film qui se mérite. |
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