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Le titre premier de cette
Charte, sur l'édification de la société socialiste, était en soi l'annonce
d'une nouvelle doctrine qui commandait, nécessairement, un changement de
paradigme : «l'Algérie n'est pas une création récente. Déjà, sous Massinissa
fondateur du premier Etat numide et Jugurtha, initiateur de la résistance à
l'impérialisme romain, s'était dessiné le cadre géographique et commençait à se
forger le caractère national qui devaient tous deux affirmer leur permanence à
travers le développement historique de l'Algérie durant plus de deux
millénaires. A ces deux caractéristiques principales se sont ajoutés
progressivement à partir du 7ème siècle, les autres éléments constitutifs de la
nation algérienne?». C'est une nouvelle généalogie (temps long et temps court)
qui concilie, ici, l'histoire avec sa géographie. Une construction
historico-géographique qui a été, consciemment ou inconsciemment, confondue et
amalgamée - par ses propres auteurs - en ouvrant sur d'autres significations
exclusives et plus subjectives du type : «Le peuple algérien se rattache à la
Patrie arabe dont il est un élément indispensable» et «l'Algérie est une
Nation», étant entendu que «La Nation n'est pas un assemblage de peuples ou une
mosaïque d'ethnies disparates». «Patrie», «Nation» et «Peuple» sont conjugués
et combinés ici au gré des circonstances historiques et des entendements du
moment.
Pour mieux préciser sa pensée sur ce sujet, le défunt président Houari Boumediene, dans un discours prononcé à la clôture des travaux de la conférence nationale sur l'élaboration du projet de Charte nationale, avait déclaré : «Nous entendons par le mot Nation, la patrie, le peuple et l'histoire» tout en soulignant que «la lutte pour dominer notre pays remonte à l'époque romaine et même avant, puis l'Algérie a fait partie de la civilisation arabo-islamique». La notion de «civilisation» est introduite ici pour enchâsser le tout dans un creuset sans véritable fond. Nous notons, d'ailleurs, cette attitude circonspecte du chef de l'Etat qui déclarait qu'«il existe certaines théories historiques disant que ce sont quelques rois berbères qui auraient contribué à l'arabisation du pays». La Constitution de 1989 marquera un véritable tournant dans l'histoire de l'Algérie indépendante. Elle consacrera la rupture avec l'ordre constitutionnel socialiste, dans ce sens où elle répond à la fois à une réaction sociale «évènements d'octobre» et un contexte politique et économique mondial, engagé résolument dans la voie libérale. Elle avait introduit, pour la première fois, les principes de la tradition constitutionnelle libérale, qui régissent les droits et libertés publiques, consacrant la séparation des pouvoirs et la hiérarchie des normes juridiques. Aucune référence n'est faite au socialisme et aux impératifs de la «révolution», qui aurait maintenu une certaine continuité avec l'ordre ancien. L'Islam demeurant, toutefois, religion de l'Etat (art. 2), l'arabe langue nationale et officielle (art. 3) et l'Algérie «terre d'islam, partie intégrante du Grand Maghreb, pays arabe, méditerranéen et africain» (préambule). C'est dans ce nouveau contexte constitutionnel qu'il est mis fin au règne de l'ordonnance 61-281. Elle sera remplacée par une nouvelle loi : «loi n° 98-04 du 15 juin 1998, portant protection du patrimoine culturel», qui a la qualité d'avoir été adoptée par une assemblée pluraliste (deux Chambres), réalisant sur le plan politique, une rupture et une césure avec un ordre ancien, par l'établissement d'une jonction entre le patrimoine culturel et la société. Ce n'est plus une loi des monuments et sites mais une loi du patrimoine culturel de la nation. Elle répond parfaitement à une commande politique et une attente sociale. Le patrimoine culturel est envisagé dans la perspective d'une production sociale et d'une construction collective qui, nécessairement, commande de repenser tout le système juridique en vigueur, en remobilisant les autres droits, notamment le droit musulman et de coutumes locales. Il n'en sera rien, là aussi, comme le précise, d'ailleurs, l'article 4 de cette loi : «Les règles de gestion des biens culturels Wakfs sont régies par la loi n°91-10 du 27 avril 1991 susvisée». Si nous insistons, ici, sur le droit musulman et le droit civil local ou coutumier, tout particulièrement l'esprit et la pratique du système Habous (Wakf), ce n'est pas tant pour son essence de droit religieux, mais dans sa fonctionnalité effective, au regard de la plasticité de ses mécanismes, de sa vaste emprise sur les territorialités patrimoniales décentralisées et de ses aptitudes à l'exercice d'activités d'intérêt général. Des caractéristiques qui participent de l'identité et de l'organisation sociale et culturelle du peuple algérien, dans sa différence avec l'autre identité occidentale. La protection du patrimoine culturel de la Nation ne saurait, donc, être effective sans un retour à ces fondamentaux, qui ressortent du droit Habous et coutumier qui, il faut le souligner, n'est pas l'exclusivité de la sphère islamique, puisqu'il s'applique, d'une manière quasi-identique, dans les pays du Common Law (système anglo-américain) sous le nom anglais de «trust», ou allemand de «Stiftung», qui privilégie le recours au système des Fondations à intérêt et utilité publiques, traduit dans sa forme moderne par le mot «mécénat». Tout en exprimant la reconnaissance du patrimoine culturel de la Nation, la loi n° 98-04 est cependant demeurée enchâssée dans l'étui du droit juridique romano-germanique, en reproduisant les mêmes outils et mécanismes de l'ordonnance 281-67, mais cette fois-ci, non pas dans la même cohérence sémantique et historiographique, mais comme artifices techniques, désarticulés et vidés de leur signification historique. Il n'est pas dans notre objet, ici, de faire un examen critique de ce texte de loi, cela pourrait être envisagé plus tard. Nous nous arrêterons, pour illustrer notre sujet, sur les quelques aspects structurants que nous avons jugé d'importance et qui nécessitent des réponses urgentes et immédiates, notamment pour leurs incidences financières. Conserver ou restaurer : quelle doctrine ? Nous parlerons, ici, des deux principales clés de la protection du patrimoine culturel : la conservation et la restauration. Historiquement ce sont deux termes dont le contenu a été défini par des architectes au courant du 19ème siècle, renvoyant à deux figures emblématiques aux opinions divergentes et opposées : Viollet-le-Duc (1814-1879), architecte français, partisan de la restauration des monuments (intervenir physiquement sur le monument) et John Ruskin, (1819-1900), écrivain et critique d'art anglais, partisan de la conservation (ne pas intervenir physiquement sur le monument). Pour Viollet-le-Duc «restaurer un bâtiment n'est pas le préserver, le réparer ou le reconstruire, c'est le replacer dans un état complet qui a pu ne jamais exister à une époque donnée». Pour John Ruskin, il faut laisser les monuments du passé dans leur état, par crainte que l'intervention les dénature et les trahisse. Toutes les politiques de protection du patrimoine culturel ont été gouvernées selon le choix opéré entre ces deux doctrines. Des débats d'écoles, sous-tendus par des considérations politiques, ont longtemps opposé conservateurs et restaurateurs, tout particulièrement les architectes anglais qui dénonçaient les restaurations françaises au motif qu'elles détruisaient l'authenticité, alors que la conservation se contentait de préserver le monument, «acceptant de le laisser mourir de sa propre mort, plutôt que de le dénaturer par de faux ajouts». Que prévoit la loi n° 98-04 sur ce sujet ? C'est à coup sûr l'option restauration qui s'impose comme réponse à la politique de protection, l'Algérie se situant dans le giron juridique français. Il n'y a que des projets de restauration, nous ne connaissons pas de projets de conservation, non pas qu'il n'y ait pas un besoin en conservation, mais parce que les instruments de la conservation (entretien, surveillance, réparation, prévention?) ne sont pas érigés en servitudes d'utilité publique. Un alinéa de l'article 86 de la loi n° 98-04 sur les secteurs sauvegardés dispose : «L'entretien courant des immeubles ne pourra faire l'objet d'un soutien financier par l'Etat». Si on poussait le raisonnement un peu plus loin, nous réaliserons que l' «entretien courant» est, justement, ce mécanisme spécifique qui assure et garantit la protection du patrimoine dit vernaculaire (casbahs, médinas, ksour, villages traditionnels?). Il relève de pratiques et de traditions de solidarité, d'entraide et de coopération séculaires (touisa, nouba ou dala?) qui, hélas, ont été «dépatrimonialisés», car relevant d'un droit musulman et coutumier (Habous) indivis, antagonique et concurrent du droit fondé sur le principe de l'individuation, le droit romano-germanique. En approfondissant davantage le sujet, nous découvrons un véritable paradoxe. Au lieu de s'inscrire dans une perspective de construction d'un droit national, qui assure et garanti la restitution de l'identité algérienne, dans ses expressions multiples, la loi n° 98-04, reproduit le droit français, celui-là même qui, paradoxalement, a été à l'origine de la destruction et de l'altération de cette identité. Devant ce paradoxe juridique, il y a eu de se replacer sur l'orbite de la conservation, pour s'inscrire dans la doctrine de la préservation de l'identité, en ouvrant davantage le champ aux savoirs artisans et métiers connexes. Une opportunité pour une gestion participative, la création d'emplois et l'arrimage sur les filières porteuses de la formation professionnelle. Cette approche présidera, nécessairement à une reformulation des servitudes d'utilité publique concernant notamment le patrimoine culturel d'époque musulmane. Un «inventaire général des biens culturels», pourquoi ? Une confusion lourde de sens a été introduite dans la loi 98-04, concernant l'«Inventaire général des biens culturels», une notion française, inventée en 1964 par André Malraux et André Chastel, dans une perspective de décentralisation, qui laissait à l'État le rôle d'assurer les missions de coordination et de contrôle. Inspirée par ce dispositif, la loi 98- 04 énonce dans son article 7 : «Il est établi par le ministère chargé de la culture un inventaire général des biens culturels classés, inscrits sur l'inventaire supplémentaire ou créés en secteurs sauvegardés». Ici, le bien culturel inventorié ne concerne que le bien protégé (classé, inscrit sur l'inventaire supplémentaire ou créé en secteur sauvegardé), ce qui va à contre-sens des objectifs de l' «Inventaire général» qui consistent à recenser, étudier et faire connaître les éléments du patrimoine culturel, qui pourraient éventuellement être protégés au titre des monuments historiques. Cet Inventaire est une sorte de liste préliminaire ou indicative, élaborée avec le concours des collectivités locales, sous le pilotage et le contrôle des services compétents de l'Etat. Devant cette confusion juridique qui entraîne un double emploi, où l'inventaire général devient synonyme de bien protégé, il s'agira, de réhabiliter le sens de la notion «Inventaire général», en transférant les compétences aux collectivités locales, dans le cadre d'une décentralisation contrôlée, une opportunité formidable de création d'emplois et de consécration de la démocratie participative. La mission de service public d'inventaire, conférée à un organisme d'Etat, l'Office de gestion et d'exploitation des biens culturels protégés (OGEBC) devra s'étendre au-delà des biens culturels protégés pour s'accorder, là aussi, avec le sens réel de l'Inventaire général des biens culturels. Monument ou Monument historique ? Dans l'ordonnance 67-281, la notion de «Monument historique» est explicitement énoncée, comme servitude d'intérêt public : «Les monuments historiques font partie intégrante du patrimoine national et sont placés sous la sauvegarde de l'Etat. Ils comprennent tous sites, monuments ou objets mobiliers appartenant à une période quelconque de l'histoire du pays (de l?époque préhistorique à nos jours) et présentant un intérêt national du point de vue de l'histoire, de l'art ou de l'archéologie» (art.19). Le «Monument historique» tire son contenu et son sens de la révolution française de 1789 ; il constitue à la fois un label et un dispositif juridique de protection du fait de son intérêt historique, artistique ou architectural. Dans la loi n° 98-04, le «Monument historique», qui est une mesure de protection, a été confondu avec le terme «monument», entité matérielle, visible, physique et immobile : «Les monuments historiques se définissent comme toute création architecturale isolée ou groupée qui témoigne d'une civilisation donnée, d'une évolution significative et d'un événement historique» (Art.17). Cette confusion est lourde de sens, car elle corrompt le caractère d'intérêt public de la protection du patrimoine culturel national. Celui-ci n'est ni défini ni caractérisé ; nous le retrouvons, une seule fois, en article 10 relatif à l'inventaire supplémentaire : «Les biens culturels immobiliers qui, sans justifier un classement immédiat, présentent un intérêt du point de vue de l'histoire, de l'archéologie, des sciences, de l'ethnographie, de l'anthropologie, de l'art ou de la culture appelant une préservation, peuvent être inscrits sur l'inventaire supplémentaire». Les trois exemples illustratifs des incohérences et anachronismes de la loi n° 98-04, appellent une vigilance et une attention soutenue aujourd'hui, particulièrement, que l'Algérie est signataire de quasiment toutes les conventions internationales sur le patrimoine culturel et donc partie prenante des concepts, des notions, des terminologies consacrés et des subtilités juridiques, arrêtées par des groupements d'intérêts, aujourd'hui que notre engagement à l'organisation mondiale du commerce, s'agissant, notamment des industries culturelles, doit être garanti par un corps d'instruments et de mécanismes forts et adaptés à notre réalité et à nos projections stratégiques, aujourd'hui que la conscience africaine a commencé à s'exprimer sur la question de la restitution de ses biens spoliés, aujourd'hui que la technologie de l'information et de la communication s'est mise à produire des territorialités virtuelles, détruisant au passage tous les ancrages mémoriaux et identitaires (Haragas) qui réalisent les Nations. «Pourquoi et pour qui protéger le patrimoine culturel ?» est une étape qualitative du questionnement identitaire, devant une temporalité élargie - Algérie aussi berceau de l'humanité - qui appelle une reformulation des référentiels et une remobilisation des droits locaux et coutumiers, dans une perspective de reconstruction d'un droit en phase avec les attentes algériennes. Si, volontairement ou non, nous avons contribué, pendant plus d'un demi-siècle, au rayonnement de la pensée, de la culture et de la langue françaises, par la reconduction ou la reproduction de ses principes doctrinaux, dont certains de portée universelle, il nous appartient, aujourd'hui, de nous inscrire en vrai dans un processus de production-réception générateur d'un sentiment d'appartenance et révélateur d'une conscience esthétique, en réalisant notre ancrage patrimonial sur nos référents doctrinaux fondateurs : la Déclaration du 1er Novembre 1954 et le Congrès de la Soummam du 20 Août 1956. - La Déclaration du 1er Novembre 1954, comme acte fondateur d'une logique de rupture de contrat entre un monde «indigène» opprimé et un colon français, oppresseur et d'une détermination à œuvrer pour la libération nationale par le recours à la lutte armée. Un acte qui traduit l'aboutissement, l'ultime approfondissement et la maturation d'un objectif politique qui remonte aussi loin que 1924, année de création de l'Etoile Nord-Africaine (ENA) : «l'indépendance totale». - La plateforme de la Soummam du 20 Août 1956, comme texte fondateur de l'Etat-Nation Algérie, en ce sens où il réalise le dépassement psychologique et politique de la dimension causale de la lutte de libération nationale, (l'adhésion, la mobilisation et la sympathie à l'endroit d'une cause juste à défendre par les armes), pour accéder à la dimension concrète et objective de la substance territoriale, en dessinant les périmètres de souveraineté de l'Etat-Nation Algérie, partant du principe que le territoire est le lieu fondateur de l'identité nationale et que le niveau d'appropriation du territoire par les hommes est le postulat nécessaire au maintien de la cohérence identitaire et de la production de la continuité historique. La translation du concept «zone» à celui de «wilaya» constitue les lieux de construction et de délimitation des périmètres de souveraineté de ce qui s'appellera «L'Algérie». Penser une loi nationale sur le patrimoine culturel, c'est s'inscrire dans cette historiographie nationale qui fait du 1er Novembre 1954 le moment fondateur du processus de patrimonialisation, étant entendu que le patrimoine culturel recouvre, à la fois un sens vertical de la transmission (concept français) et un sens horizontal, celui de l'héritage culturel, «cultural héritage» (concept anglo-saxon), qui renvoie au sens du partage de valeurs communes (système juridique du Common Law équivalent au système Habous). L'Algérie, de par sa singularité géographique et son originalité historique, est concernée par ces deux systèmes de patrimonialisation : un patrimoine national, qui participe de la construction de l'identité nationale (Nation) et un héritage culturel partagé, le premier, régional, méditerranéen (punique, romain, vandale, byzantin, arabe, ottoman, français) et le second universel (patrimoine mondial de l'humanité). La future loi sur le patrimoine culturel ou du moins la charte ou les doctrines qui l'envisageront, doivent s'organiser, nécessairement, dans la cohérence de cet édifice de patrimonialisation. |
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