Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Les
5 documentaires sur la naissance des services secrets algériens ont été
projetés une fois -en avant-première- puis plus rien. Un travail qui a pris à leur réalisateur 6 longues années. Amine-Kais
Benyekhlef a comme un goût d'inachevé. Il n'a pas pu
le continuer pour, dit-il, «boucler les 56 ans de l'histoire de la Révolution
algérienne et la guerre d'indépendance.» Avec ça, son souhait le plus cher est
de voir ces documentaires «inédits» commercialisés pour être projetés au grand
public. Pour peu qu'ils ne soient pas tombés sous le coup de la censure?
Le Quotidien d'Oran : En 2017, vous avez projeté en avant-première à Alger puis à Oran, 5 documentaires sur le MALG et ses différentes structures et départements de renseignement durant la Révolution. Depuis, on n'en entend plus parler. N'ont-ils pas plu aux décideurs pour ne plus les rappeler à l'occasion de commémorations historiques ? Sont-ils censurés ? Leur diffusion à la télévision publique n'est-elle pas possible pour toucher un plus large public ? Amine-Kais Benyekhlef : J'ai travaillé considérablement durant 6 années sur ces documentaires, (je vous épargne les sacrifices que j'ai consentis.) Lors des deux avant-premières à Alger et Oran, le public a découvert une histoire singulière, il a applaudi avec beaucoup d'émotion et de fierté. L'intérêt à notre Histoire reste intact tant elle est le reflet de notre société et de ses valeurs. Les sacrifices de nos aïeux, les disparus, les exactions extrajudiciaires, la torture, la violence?, personne ne peut en aucun cas et en aucune circonstance oublier son histoire. Mais jusqu'à présent, notre histoire à nous est racontée par des étrangers qui sont toujours bien reçus dans notre pays? Quant à la diffusion des documentaires à la télévision publique, elle n'a pas été possible à ce jour. Je ne sais pas pourquoi. Q.O.: L'idée de produire ces documentaires vous a-t-elle été suggérée par un quelconque milieu «historique» ? A. K. B.: Non, j'y ai pensé seul pendant de longues années. Je suis parti du principe que nous avons des histoires d'espionnage qui n'ont jamais été divulguées pour des considérations qui n'ont aucune raison d'exister. Raconter pour transmettre l'histoire dans toutes ses dimensions, de génération en génération, est chose utile pour que le pays «exorcise» ses maux, pour qu'il en guérisse. Q. O.: La réalisation des documentaires vous a-t-elle coûté cher ? Avez-vous reçu des financements de l'Etat ou d'une quelconque partie ? A.K.B.: Pour les six années de travail, j'ai dû recevoir approximativement entre 24 et 30 millions de DA pour 10 heures 30 minutes de témoignages inédits, l'équivalent de 5 longs métrages. J'ai eu le soutien de Sonatrach, Sonelgaz et Air Algérie. Q. O.: L'association des membres du MALG que préside Dahou Ould Kablia a-t-elle été partie prenante et consentante sur tout ce que vous avez produit ? A. K. B.: Sur le fond, j'ai travaillé seul, d'une manière isolée, chez moi. Je voulais comprendre le cloisonnement, en vivant dans le même endroit, comme Abdelhafidh Boussouf l'avait imposé à ses éléments. C'était pour moi la meilleure manière de comprendre le contenu de mon travail et de préparer la sortie des documentaires. Je ne vivais que pour ça en travaillant 17 heures par jour. J'ai visionné 120 documentaires pour comprendre ce qui n'avait pas été dit ou divulgué du point de vue algérien, malheureusement je n'ai pas trouvé grand-chose. J'ai projeté le travail par la suite devant le président de l'Association de l'AN/MALG, Si Dahou Ould Kablia et d'autres membres du bureau. A la suite des projections, ils ont voulu améliorer des carences historiques de certains témoignages, rectifier des dates d'événements précis. Si Dahou a apporté sa contribution d'une manière considérable. Il en maitrise le contenu d'une manière remarquable pour avoir eu des fonctions diverses au sein du secrétariat du MALG et en particulier de la DDR (Direction de la Documentation et de la Recherche) durant la Guerre de libération nationale. Q. O.: L'on pense que certains acteurs pourtant importants du MALG ont été ignorés ou simplement oubliés. Comment l'expliquez-vous ? A. K. B.: J'ai contacté durant pratiquement trois ans presque tous les membres du MALG. Pour certains, je n'ai pu avoir leurs coordonnées (vivant à l'étranger), d'autres ne répondaient pas à mes contacts, il y a ceux qui étaient (sont) souffrants, d'autres ont préféré attendre pour voir le résultat, d'autres m'ont donné plusieurs rendez-vous mais n'en ont honoré aucun, d'autres avaient des difficultés pour parler face à une caméra, certains ont refusé de croire à ce travail. J'ai dû donc gérer tous ces cas. C'était compliqué, mais pas impossible. J'ai fait en sorte d'en tirer le maximum de témoignages. J'ai pu faire ce travail grâce à tous ceux qui étaient tout simplement disponibles, volontaires pour apporter leur témoignage. D'autres «Malgaches» avaient surgi inopinément (que je ne connaissais pas), leur intérêt pour le travail a été immédiat. Je pouvais me déplacer dans n'importe quelle ville du pays. Très récemment, d'autres ont été intéressés pour témoigner mais je ne pouvais continuer le travail parce que je n'ai plus eu accès à un budget supplémentaire pour finir le dernier documentaire sur les accords d'Evian et le rôle des services de renseignement étrangers (allemands, suisses, bulgares, yougoslaves, italiens, espagnols, chinois, russes et même américains) et leur étroite collaboration avec le MALG. C'est un sujet d'une extrême importance que Si Dahou maitrise et en connaît l'impact sur «l'internationalisation» de la cause algérienne grâce au cercle des grands intellectuels comme M'hamed Yazid, Chenderly, Ahmed Francis, Seghir Mostefai, Saad Dahlab, Lakhdar Bentobal, Seddik Benyehia, Taieb Boulahrouf, Redha Malek et bien sûr, grâce aux liens que le père des services de renseignements algériens, Abdelhafidh Boussouf, avait tissés par le biais des agents de renseignement placés à l'extérieur. J'espère pouvoir finir ce travail pour boucler les 56 ans de l'histoire de la Révolution algérienne et la guerre d'indépendance. Q. O.: Avez-vous été obligé de contourner certains aspects, certaines vérités ? A. K. B.: Je voulais aller plus loin dans mon travail, mais je n'avais pas assez de documentation. Bien que j'aie deviné certaines situations passées et compris certaines décisions, je devais m'en tenir là! Des membres de l'AN/MALG ont dit certaines choses sans réserve, avec courage, mais quand vous manquez de documents, il n'y a pas de place à la fiction et au qu'en dira-t-on dans un documentaire. Aucune erreur n'est permise dans un travail de documentation et de recherche. Ça aurait été différent si c'était un film. J'aurais été certainement plus libre pour proposer d'autres axes de l'Histoire. Q.O.: C'est donc volontairement que vous avez beaucoup de non-dits dans votre manière de raconter l'histoire du MALG et de ses hommes influents. Pas de directives ? Pas de pressions ? A. K. B.: Les non-dits, je les ai travaillés à l'image. Nous ne sommes pas habitués à l'élégance sémiologique des images iconoclastes. Ce que je trouve important dans cette façon de filmer, c'est l'approche historique et graduelle des événements. Chacun des documentaires est une clef qui ouvre une porte sur une partie de l'Histoire. J'ai travaillé seul et avec ce que j'ai pu arracher de meilleur. Pour arriver à une vérité absolue, il aurait fallu avoir accès aux archives qui furent confisquées le 3 juillet 1962 par l'Etat major général (EMG). Je n'ai subi aucune pression, personne n'est intervenu dans mon travail, si ce n'est pour améliorer ou enrichir le contenu. Si je possédais les documents «sensibles» auxquels personne ne veut faire référence, (je le dis aujourd'hui et j'en assume la responsabilité), je n'aurais pas hésité à en parler et à montrer la subversion, le maillon faible face à l'ennemi, à démystifier l'indécence et le mensonge, car une partie de l'Histoire tourne autour de trahisons pour le compte de l'ennemi colonial dans les hameaux, les villages, les camps, les villes? Les informations circulaient et les arrestations suivaient. Tout le monde sait que l'information finissait par être obtenue? Pour ce qui est des règlements de compte internes et externes, je n'ai aucun jugement à porter. C'est une période à laquelle personne ne peut porter de jugement. Cela reste mon avis. Q. O.: En tant que réalisateur, pensez-vous qu'il faut tout dire au sujet de la Révolution ? Est-ce nécessaire pour une société qui semble toujours en gestation continue et compliquée ? A. K. B.: Le diable est dans le détail dira Friedrich Nietzsche. Il ne faut jamais négliger les détails même s'ils peuvent être source de désagréments importants. Mais pour ce qui est des services de renseignement durant la Révolution et notre lutte de libération, c'est complexe et inapproprié de dire par exemple que les 3/4 du peuple n'ont pas soutenu totalement le FLN, que la délation à été une arme redoutable et efficace contre le FLN, que les purges de certaines wilayas ont été carrément supervisées par le 11ème choc. Ainsi, dès 1960, la période du fameux commando Georges (extrait dans le documentaire de l'Histoire des services de renseignement), les SAS (Sections Administratives Spécialisées) ont été installées sur tout le territoire national. Michel Rocard qui en a fait partie, avait dénoncé à l'époque les tortures exercées dans les camps et le travail psychologique pour des retournements incessants d'Algériens contre d'autres Algériens? Beaucoup savent que le chef de la Wilaya V, Larbi Ben M'hidi, lors de son déplacement à Alger, a été «donné» par deux ou trois individus. Inconnus à ce jour mais leurs noms figurent bien dans les archives françaises et celles du MALG, certainement? Je pense avoir répondu à la question que «la vérité n'est pas toujours bonne à dire?. La responsabilité est trop lourde à assumer. Cela étant dit, je pense que dans un livre scolaire,?on peut parler des dissensions et des antagonismes survenus durant la Révolution. L'Histoire laisse toujours de la place aux conflits entre les hommes. Rien ne nous oblige à infantiliser le peuple, lui faire croire que tout le monde a été héroïque durant la Guerre de libération nationale. Le sens de l'analyse et de la critique constructive commence justement à partir de l'école et s'affine tout au long des différents cursus d'enseignement. Pour moi, il est nécessaire d'en parler,?sans tabous. Il faut provoquer les bonnes questions, la bonne réflexion. Comment aurions-nous agi si nous étions à la place de nos aînés qui ont fait la guerre à un colonisateur extrêmement puissant et terriblement violent ? Qu'aurait-on fait en cette période de guerre, entre celui qui agit et rejoint le maquis, celui qui attend que les événements passent, celui qui assiste à un crime de guerre dans un village, une rue ou dans une ville, sans s e sentir concerné, celui qui trahit parce qu'il a faim, ou celui qui a été malmené par des membres du FLN par erreur ? Le courage est une vertu que beaucoup n'ont pas, surtout sous la torture la plus horrible. On ne se connait soi-même que lorsqu'on est face à une situation extrême? Q.O.: Les documentaires représentent un fond historique intéressant et nécessaire pour le pays. Qui des institutions de l'Etat, devrait les garder comme archives pour les générations futures ? Avez-vous reçu des propositions à cet effet ? A. K. B.: Les documentaires sont importants pour l'Algérie. J'en ai gardé les droits car je savais que le MALG en tant qu'association non lucrative, ne pouvait en aucun cas me rémunérer pour le travail que j'ai effectué durant toutes ces années. J'ai pris donc personnellement ce risque, je me suis engagé à finir mon travail, j'ai négocié les droits en échange d'un reversement initial à l'association de l'AN/MALG, une fois leur commercialisation réalisée. Malheureusement, cette commercialisation n'a pas eu lieu à ce jour? Q. O.: En vous tournant vers l'histoire du MALG, c'est bien un pan de l'histoire de votre famille que vous rappelez, vous êtes bien le petit-fils de Lehbib Benyakhlef, celui qui avait accepté que sa maison soit transformée en quartier général du MALG, de l'état major et de l'école des cadres du FLN ? A.K.B.: Oui je suis son petit-fils. D'autres familles avaient aussi ouvert leurs maisons pour les mêmes causes comme les Bouabdallah-Belhadj, Belal, Triki, Melhaoui et tant d'autres dont je n'ai pas retrouvé trace. Je m'en excuse ! C'était bien plus facile pour moi de rappeler ce qui avait concerné mon grand-père. Je me rappelle de lui quand j'avais 7 ou 8 ans. D'ailleurs, une anecdote de cette époque me revient à l'esprit. J'étais en vacances dans la maison de mes grands parents. J'ai vu des raisins verts dans le jardin, j'en ai arraché des grappes pour les écraser au sol sans comprendre mon geste. On m'appela pour le déjeuner et au dessert, je découvrais un beau raisin bien lavé. Mon grand-père me dit alors avec un sourire aux lèvres : «Amine, le raisin est meilleur quand il est mûr». Mon grand-père avait retrouvé les raisins au sol écrasés et les avaient ramassés. Je ne savais plus ou me mettre. J'ai avalé la grappe de raisin et je m'en suis voulu à mort. Sa remarque me marquera pour la vie. Q. O.: N'est-ce pas trop tard de penser à écrire «l'Histoire» après la disparition d'un grand nombre de révolutionnaires ? A. K. B.: Aucune nation n'a tout écrit sur son Histoire en un temps précis. Cela se fait beaucoup plus tard, car il faut dissiper la haine, l'égocentrisme, les erreurs et rétablir la mémoire des authentiques héros. Laissons ce travail à des personnes objectives et totalement inconnues. Au fait, j'ai été très affecté par le décès récemment d'un des membres de la Radio Diffusion Algérienne/ MALG, le moudjahid Abdelaziz Chekiri, issu de la base de l'Est. Il a porté la voix de l'Algérie à travers son appel à la mobilisation des citoyens durant la lutte de libération à partir du Caire, du Maroc et de la Tunisie. Je suis heureux de l'avoir interviewé. Il est présent dans deux de mes documentaires. Je l'ai immortalisé pour la vie? Je me permets aujourd'hui d'en appeler à son excellence, Monsieur le Président de la République, Abdelaziz Bouteflika pour exhorter l'ENTV ainsi que les institutions culturelles, diplomatiques, universitaires et scolaires à diffuser les documentaires pour que le public algérien s'imprègne de ce qui s'est fait durant la période coloniale. C'est mon souhait le plus cher. Ces documentaires méritent un intérêt national. Les jeunes ont besoin plus que jamais de repères, d'une identité nationale, de récits de bravoure, de militantisme, de sacrifices pour la patrie. Q. O.: Avez-vous d'autres projets sur la guerre d'Algérie ou sur d'autres thèmes attenants ? A. K. B.: J'ai une multitude de projets, on pourra en parler peut-être très prochainement. Mais je souhaite d'abord donner vie aux documentaires. *Amine-Kais Benyekhlef a étudié le cinéma et l'audiovisuel de 1992 à 1998 à l'Ecole supérieure d'audiovisuel de Toulouse (France). Il a un diplôme d'ingénieur, option réalisation, incluant montage du long métrage, sémiologie de l'image, découpage technique (story-board). En 1998, il se déplace au Canada (Université Laval, Québec) pour étudier l'écriture du scénario américain. En 2001, il réalise pour l'ENTV le téléfilm «Les Rues d'Alger» et en 2007 le film «Affaire d'Hommes» (tourné aux USA). |
|