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Irvin Yaloum
psychiatre et romancier opère, de façon fine, un décryptage de la société
néerlandaise du XVIIe siècle qui a connu une immigration juive massive et la
société allemande nazie conquérante, sûre d'elle-même, imposant, de façon
totalitaire l'antisémitisme, à l'origine d'un bouleversement de l'Europe du
XXème siècle.
Irvin Yaloum s'appuie sur deux trajectoires sociales : Bento Spinoza, philosophe de renom qui a su, avec un courage exemplaire, braver tous les interdits politiques et religieux, imposés à la société néerlandaise, et Alfred Rosenberg, idéologue du nazisme et de la race arienne allemande. Deux voix que l'auteur met en scène en s'appuyant, en grande partie, sur les informations puisées dans des documents historiques et dans les ouvrages produits par Bento Spinoza et Alfred Rosenberg. Il s'est, notamment, inspiré de deux ouvrages principaux de Spinoza: «Traité des autorités théologique et politique», «l'Ethique» et de sa correspondance. Le roman est, intellectuellement, puissant et rigoureux. Il nous montre, de façon très convaincante, le mode d'émergence du nazisme dans la société allemande du XXème siècle. Il s'est imposé, grâce à un travail idéologique progressif, tenace et totalitaire, faisant usage d'un organe de presse, au départ modeste, qui deviendra, au fil des années, un instrument incontournable et puissant pour propager les idées du nazisme. Alfred Rosenberg va jouer un rôle central dans le renforcement du journal, devenant le penseur de la race arienne et le directeur de cet organe de presse. Il diffusera, inlassablement, la « haine du juif » qui ne peut avoir droit de cité, en Allemagne, nation devant être profondément marquée par la « pureté de la race ». INCORPORATION DU TOTALITARISME Alfred Rosenberg, âgé de seize ans, est pris d'une passion aveugle et folle pour l'auteur antisémite Houston Stewart Chamberlin. Il n'écoutera pas les avertissements de ses professeurs qui lui démontrent en vain, cette folie de l'anathème porté à l'égard des juifs. Rien ne changera, tout le long de sa vie. Il incorpore, profondément et sans nuances, ses idées qu'il ne cessera de diffuser, inlassablement, dans ses différentes rencontres et dans ses ouvrages de propagande anti-juive. Sa rencontre avec Hitler a été décisive. Elle a permis, de façon plus radicale, de donner plus de force au totalitarisme, en élargissant la base sociale du nazisme. Des liens de proximité vont se nouer entre les deux hommes, Alfred Rosenberg et Hitler, du fait de leur connivence idéologique, et d'un partage des rôles. Le premier est davantage préoccupé par la production des discours centrés sur la puissance de la nation allemande et le second, devenant le tribun exceptionnel qui sait enflammer la foule allemande. Alfred Rosenberg se considère comme un philosophe. Il est à la quête de tous les ouvrages qui puissent le conforter dans ses positions. Parce que l'immense Goethe, le vénéré, selon ses termes, était un grand admirateur de Spinoza, il tente au départ de lire l'ouvrage « l'Ethique », mais sans toujours comprendre la complexité de sa pensée. Sur le conseil de Friedrich, psychiatre et ami de son frère et passionné de philosophie, il revisitera l'ouvrage de Spinoza, «Traité des autorités théologique et politique», plus abordable, selon lui. Pourquoi Alfred Rosenberg, est-il aussi attaché aux travaux de Spinoza ? Pourquoi Spinoza, fait-il problème à ses yeux ? Rien ne permet d'indiquer, dans le roman, toute forme d'admiration ou de reproduction des idées de Bento Spinoza par Alfred Rosenberg. Ce sont deux personnalités contrastées et différentes, défendant des positions idéologiques extrêmes, ayant vécue dans deux périodes éloignées. Spinoza, le philosophe anticonformiste, du XVIIème siècle, défendant, seul contre tous, l'impératif d'une société sécularisée, libre où seule la raison doit s'imposer sur toute autre considération religieuse ou dogmatique. Il refuse toute concession, toute hypocrisie, conduit à opérer une critique rigoureuse du pouvoir religieux des rabbins juifs, installés à Amsterdam. Bento Spinoza sera excommunié, publiquement, par les rabbins au cours d'un serment. Personne, ne devra, en conséquence, lui adresser la parole, ou l'approcher à plus de cinq mètres, même les membres de sa famille, l'obligeant à fuir Amsterdam, abandonnant son petit commerce à son frère. Spinoza aurait pu obtenir les faveurs et les louanges du rabbin d'Amsterdam qui était admiratif, et ce, depuis son plus jeunes âge, devant autant de capacités intellectuelles, et de sa rapidité dans l'interprétation des textes religieux. Mais la fureur du rabbin est liée au fait que Spinoza a osé s'inscrire dans la dissidence, gommant toute compromission avec la religion juive, en privilégiant sa liberté de penser. Stigmatisé, rejeté publiquement par les rabbins et la population juive d'Amsterdam, il a opté, librement, pour la solitude et l'engagement dans la quête constante de la vérité. SPINOZA : LE NOMADE INTELLECTUEL Devenant nomade intellectuel, vivant grâce aux rares personnes, qui, comme lui, croyaient à l'importance de la réflexion critique et autonome, il a réussi le pari de produire, dans la douleur, le reniement des autres à son égard et l'enfermement, une œuvre philosophique majeure reconnue beaucoup plus tard après sa mort. Irvin Yalom, l'auteur de ce roman en grande partie vrai, s'inspirant d'événements vécus par les deux personnages, en l'occurrence deux philosophes porteurs de trajectoires, profondément inversées, mais dont le point commun peut être identifié dans l'opiniâtreté à obéir à des convictions et une passion, hors du commun, même si elles se fondent sur des divergences politiques, radicalement différentes. Alfred Rosenberg restera jusqu'à l'ultime instant de sa vie, avant sa condamnation à mort par le tribunal le 16 octobre 1946, la personne qui ne reniera rien de son passé d'idéologue du totalitarisme nazi. Il dira, publiquement, à la cour, toute sa fidélité à Hitler. «Je n'ai pas vu en Hitler un tyran, mais comme de millions de nationaux-socialistes, je lui ai fait confiance, personnellement, en raison de l'expérience puisée dans quatorze années de lutte. J'ai servi Hitler avec loyauté, et quoi qu'ait pu faire pendant ces années, le parti, je l'ai soutenu» (p. 524). Il va se fixer de façon maladive sur l'œuvre de Spinoza, le conduisant en pleine guerre, à rapatrier ses œuvres en Allemagne, l'appréhendant comme un butin de guerre. Cette volonté tenace de s'accrocher à «l'esprit» de Spinoza, reste, par bien des aspects, encore obscurs. Mais l'on comprendra à la lecture du roman, que l'idéologue du nazisme aura été, profondément, marqué par le courage, et l'autonomie de penser du philosophe Spinoza, tout en se démarquant de sa posture, pour s'inscrire, délibérément, dans l'apologie du totalitarisme. Bento Spinoza ne renoncera pas aussi, pour d'autres raisons plus nobles et plus courageuses, jusqu'à sa mort, à la liberté de penser, et ce, quels que soient les sacrifices consentis, les frustrations endurées, les anathèmes produits à son encontre. Il s'est attaché, patiemment, à la déconstruction de l'idéologie religieuse juive qui lui apparaissait comme une forme de pouvoir approprié par les rabbins. La notion d'aliénation du peuple subjugué par toutes les mystifications et les miracles, semble prégnante dans l'œuvre de Spinoza. Mettant, au dessus de tout, la raison, celle-ci s'est progressivement muée en passion. «La raison n'est pas de taille à lutter contre la passion et que le seul moyen de se libérer de la passion est de faire de la raison une passion». L'isolement, lui interdisant toute vie sociale, a été transformé en une force puissante, lui permettant de se consacrer, corps et âme, au travail intellectuel critique, autonome et approfondi, s'adonnant sans relâche et dans la sérénité, à la lecture des milliers de documents et à l'écriture d'ouvrages philosophiques fondamentaux. Ses sacrifices n'auront pas été inutiles. Il a laissé une œuvre immortelle ré-exposée dans le musée de Spinoza, où l'on peut la voir, encore, aujourd'hui. |
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