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L’euphorie de la révolution du jasmin passée, les Tunisiens commencent à s’enliser dans une mélancolie révolutionnaire. Les acquis de la révolution du 14 janvier 2011 qui avait emporté Zine El Abeddine Ben Ali, sont aujourd’hui menacés par l’incohérence de la transition démocratique et la baisse sévère de l’activité économique dans un pays quasiment tributaire du secteur touristique. « L’instabilité et l’incohérence du processus démocratique, qui tendent à faire disparaître la notion d’Etat et du bien public, la crise économique conjuguée à un appauvrissement de la population provoquée par une baisse d’activité liée au processus révolutionnaire, l’absence durable d’une croissance économique, la morosité du paysage politique sont autant de menaces pour cette jeune révolution», avertit la militante tunisienne Souhayr Belhassen, présidente de la Fédération Internationale des ligues des droits de l’Homme, dans une allocution à l’ouverture du 14ème Forum International de Réalités sur le thème de «la révolution tunisienne, les enjeux de la transition démocratique et le rôle de la société civile», organisé les 27, 28 et 29 avril dernier dans le luxueux hôtel Alhambra à Yassmine Hammamet. L’intervenante a estimé que ces menaces sur la révolution tunisienne pourraient être à l’origine d’un désenchantement national. La solution serait, selon cette militante, une mobilisation accrue de l’Occident pour sauver la jeune révolution. Elle a ainsi prôné un «plan Marshall» pour reconstruire une nouvelle Tunisie. «(…) les Occidentaux doivent aujourd’hui comprendre que ce qui se déroule dans le Sud de la Méditerranée est aussi important que la situation en Europe d’après guerre. Cette nouvelle donne exige une mobilisation similaire à celle de l’Amérique d’après guerre. (…) L’enjeu qui se déroule aujourd’hui en Tunisie est fondamental pour toute la région arabe et, au-delà, pour l’avenir euro-méditerranéen», a-t-elle lancé. Souhayr Belhassen constate cependant avec amertume que l’engagement des Occidentaux demeure encore timoré. «(…) mais au lieu et place à l’audace et à la vision européenne qu’aurait pu faire naître un tel séisme, que constatons nous? Une Europe frileuse et repliée sur elle-même, paranoïaque et schizophrène dans ses actes, confondant islam et migration dans un seul mouvement de rejet de l’autre. Le débat franco-italien autour des 25.000 migrants tunisiens nous paraît indécent, lorsque la Tunisie d’aujourd’hui accueille 200.000 Libyens à sa frontière sud», regrette-t-elle. Ce pessimisme est partagé par sa compatriote Hélé Béji, écrivaine tunisienne de renommée internationale. «La fougue et le romantisme révolutionnaire ont été succédés par un mélancolisme politique. La brusquerie du passage en Tunisie de la négation du citoyen au citoyen tout puissant a précipité la société dans un vertige révolutionnaire», regrette-t-elle. 2011, une année difficile pour l’économie tunisienne Le jeune Tunisien Ghazi Ben Tounes, membre du Conseil de la fondation WAITO et vice-président pour les affaires publiques du Monde Arabe soutient, de son côté, que le principal défi pour la Tunisie est la relance de l’activité économique lourdement affectée par la révolution du jasmin. L’instabilité politique régnant depuis le 14 janvier dernier coûtera cher à la Tunisie. Se référant à une étude récente de l’Institute of international Finance (IIF) intitulée «Tunisia : Short-Term Challenges, Long Term Opportunities», il a révélé que l’année 2011 sera difficile pour l’économie tunisienne. Il est ainsi prévu une chute de la fréquentation touristique de 30% sur l’année, soit une baisse de 1,5% du PNB, une chute des réserves de change de 665 millions de dollars pour s’établir à 4,5 milliards de dollars, une hausse de l’inflation de 6%, une progression des créances bancaires irrécouvrables (qui passeraient de 13,2% fin 2009 à 16% en 2011), une hausse du chômage et une augmentation des subventions des produits de première nécessité. Le secteur touristique a été profondément affecté par l’instabilité politique en Tunisie. Un coup dur pour un petit pays où 400.000 familles vivent directement ou indirectement du tourisme. «Pour l’après 2011, l’IIF estime que la croissance pourrait atteindre 6 à 8% par an, conduisant à une baisse significative du chômage. A condition que la transition politique se déroule bien et que les réformes nécessaires (transparence, lutte contre la corruption, passage à une économie du savoir) soient entreprises (…), le nouvel environnement exige d’établir une stratégie à long terme pour satisfaire les besoins économiques et sociaux de la population qui s’expriment aujourd’hui dans la rue», précise cet économiste. Le Tunisien H’mida Ben Ramdane signale, pour sa part, que la crise tunisienne est davantage aggravée par l’attentisme des investisseurs tunisiens et étrangers qui attendent l’après élections du 24 juillet 2011. «Il est clair que nous pourrons tenir un an ou un an et demi mais nous ne pourrons pas tenir davantage en raison de l’existence de grands besoins de la société», prévient l’intervenant. Le directeur du programme européen « Invest In Med » et également délégué général de Anima, Emmanuel Noutary, abonde dans le même sens. «L’année 2011 sera très compliquée. Le taux de développement ne devra guère dépasser les 2% (1,83%) dans le meilleur des cas (…), le premier défi pour la Tunisie est désormais la répartition des richesses du pays sur toutes les couches de la société», avise-t-il. Les conseils de Lech Walesa aux Tunisiens Ce 14ème Forum International de Réalités a été marqué par la présence d’invités de marque à l’exemple de l’ancien président polonais et prix Nobel de la paix en 1983, Lech Walesa, qui est venu témoigner de son soutien indéfectible à cette jeune révolution. Il s’agissait de la première visite de Lech Walesa à la Tunisie. L’emblématique syndicaliste polonais, qui avait réussi à l’issue d’une révolution pacifique à libérer la Pologne de l’influence de l’URSS, s’est longuement attardé sur les enjeux et les défis du processus révolutionnaire. «En ce temps crucial, le peuple tunisien devra se montrer solidaire pour mettre de l’ordre dans ce beau pays (…) mais il faut du temps aux jeunes Tunisiens et à la société civile pour reconstruire une nouvelle Tunisie», a déclaré, lors d’une conférence de presse, l’ancien président polonais. Et d’enchaîner : «La solution pour le cas de la Tunisie c’est la solidarité et une organisation massive de la société pour contrôler d’une façon efficace le pouvoir». Il a ainsi conseillé les syndicalistes tunisiens à s’engager davantage dans le processus révolutionnaire. Lech Walesa a néanmoins précisé que «la transition démocratique sera difficile et devra nécessiter un travail de longue haleine». Les précieuses recommandations de Lech Walesa ont trouvé en fait une oreille attentive parmi les syndicalistes tunisiens. Quelques jours seulement après la visite de l’ancien président polonais, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) a annoncé la création d’une nouvelle formation politique pour défendre les acquis de la révolution du jasmin. La phobie de l’islamisme ou le dangereux amalgame entre Islam et «barbus» Le processus révolutionnaire a réveillé parmi l’élite démocrate tunisienne le spectre de l’islamisme. Après la révolution du 14 janvier dernier et la libération de la scène politique tunisienne, les islamistes, jusqu’ici discrets, commencent à s’imposer comme acteur incontournable dans la transition démocratique. Cette présence des islamistes, qui ont réussi, en un laps de temps réduit, à mobiliser des milliers de militants, inquiète les laïques. On assiste même aujourd’hui à des appels pour la création d’un front démocrate contre les islamistes. Le jeu dangereux que se livre l’intelligentsia tunisienne est de verser dans un amalgame Islam/islamiste. «Les barbus investissent l’avenue Habib Bourguiba», tel est le titre de la Une d’un journal tunisien après l’organisation par quelques centaines de jeunes tunisiens d’un rassemblement au cœur de Tunis pour dénoncer des «propos injurieux contre le prophète (QSSSL) tenus par un universitaire tunisien». Les barbus, les salafistes, les intégristes, les contre-révolutionnaires, l’extrême droite, entre autres, sont autant d’étiquettes proférées par certains organes de presse du mouvement progressiste. Cet amalgame entretenu par certaines sphères occultes sur l’islam et les islamistes est un vrai danger qui guette la transition démocratique en Tunisie. La montée en puissance du mouvement islamiste en Tunisie, justifie-t-elle pour autant un tel déferlement de clichés, de caricatures et d’approximations, notamment au sujet de l’Islam? L’écrivaine tunisienne Hélé Béji, spécialiste de la question islamiste et auteur de l’ouvrage «Derrière le voile», a alerté l’intelligentsia tunisienne sur les risques de bidouiller à la hâte des amalgames islamiste/Islam. «Je suis pour un affrontement et non un front contre le courant islamiste», lance-t-elle devant une assistance qui ne semblait pas totalement acquise à ses thèses d’ouverture vers les islamistes. Elle a été même qualifiée de «démocrate tolérante» par un vieux franc-tireur du mouvement progressiste. En désignant le courant islamiste comme l’ennemi à abattre, les démocrates risquent de donner de l’eau au moulin des islamistes, à savoir exacerber les sensibilités d’une grande partie de la population tunisienne. Un front patriotique pour reconstruire une nouvelle Tunisie Alors qu’une accalmie précaire semble s’installer dans le pays de Habib Bourguiba, les enjeux et les dilemmes de la transition démocratique continuent de préoccuper l’intelligentsia tunisienne qui redoute un enfoncement du pays. Les enjeux de la transition démocratique sont multiples : politiques, économiques et sociaux. Pour Mahmoud Ben Romdane, la société civile doit trouver un consensus sur les règles du jeu du régime futur pour reconstruire une nouvelle Tunisie. L’enjeu fondamental est de passer d’un processus révolutionnaire basé sur le mouvement social à l’institutionnalisation. «La révolution doit aller jusqu’au bout de ses espoirs», affirme ce militant. La société civile tunisienne s’est engagée à la création d’un front patriotique pour sauver les acquis de la révolution. Des pressions sont exercées sur les partis politiques dans le but de mettre en place des alliances pour la constituante. Un appel urgent est lancé aux «forces de progrès et de modernité» pour se réunir afin de définir une unique plateforme électorale et présenter des listes communes sur l’ensemble des circonscriptions pour les prochaines élections du 24 juillet 2011. «La nécessité de ce front serait-t-elle commandée par un autre impératif aisément déchiffrable? S’agirait-il de s’opposer au projet de société porté par le mouvement islamiste, qualifié de conservateur si ce n’est de rétrograde par certains ? Non (…), le front est tendu vers l’avenir. Il est un projet positif, inscrit dans la continuité de l’histoire du peuple tunisien, depuis ses premiers réformistes jusqu’à notre révolution», affirme ce militant tunisien. La réussite du processus révolutionnaire à reconstruire un nouvel Etat de droit regroupant toutes les sensibilités de la société tunisienne sera la meilleure réponse pour les régimes dictatoriaux arabes qui se sont longtemps servis de la menace islamiste pour opprimer leurs peuples. |
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