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« La littérature,
disait G. Lanson, est l'expression directe de sa société.» La littérature
algérienne d'avant l'Indépendance exprime la haine et la douleur d'un peuple
meurtri par une colonisation implacable des plus meurtrières. C'est pourquoi,
elle se veut explicitement une littérature politique et sociologique en même
temps qu'esthétistique. Elle s'engage foncièrement dans le mouvement de
Libération nationale. Historien de son temps, l'écrivain s'assigne pour mission
de réveiller les consciences encore velléitaires de ses compatriotes.
L'engagement politique de l'auteur Mohammed Dib, en sa qualité d'écrivain, affiche manifestement son militantisme à partir de son refus patent à la politique colonialiste exercée dans son pays contre ses compatriotes. La lutte pour le recouvrement de la souveraineté nationale devient son objectif cardinal conforté, en cela, par le Congrès de la Soummam tenu le 20 août 1956. Ce dernier dresse une plate-forme politique dans laquelle il exhorte tous les intellectuels algériens à produire des écrits (romans, poèmes, pièces de théâtre?) qui incitent au soulèvement populaire pour l'Indépendance. Les «indigènes» étaient alors, sciemment, écartés de la vie politique et administrative de leur propre pays par le pouvoir colonial. Ces écrits vont porter à témoin les souffrances, tant physiques que morales, endurées par les Algériens depuis plus d'un siècle. Mohammed Dib, qui se sent viscéralement lié à sa communauté, par un contrat social et, particulièrement, par un contrat moral, n'échappe pas à la règle. L'auteur a pris tôt conscience du rôle que peut jouer la littérature dans le mouvement national. Elle peut être l'élément mobilisateur contre la répression coloniale pour énoncer et dénoncer le drame algérien. «Les travailleurs unis sauront arracher cette victoire aux colons et au gouvernement général. Ils sont prêts pour la lutte.»(1) L'engagement de Dib est, on ne peut plus clair, affiché dans sa Trilogie Algérie : La Grande maison (1952), L'Incendie (1954), Le Métier à tisser (1957). Ces romans, écrits avant l'Indépendance (1962), constituent une sorte d'annales où l'auteur consigne dans ses œuvres la tragédie existentielle de son peuple. Il décrit, avec une précision de haute définition, la vie quotidienne des gens de la ville comme ceux de la campagne de la région de Tlemcen dont il est originaire. C'est une écriture nerveuse faite du couplage réalité/fiction. Si les diégèses sont fictives, leurs assises génératrices relèvent, pour l'essentiel, du vécu social, c'est-à-dire inspirées directement de l'Histoire du pays. Mohammed Dib évoque son peuple, dans son œuvre, en tant que nation active et dynamique. Elle manifeste une vitalité à dessein de bousculer l'ordre des choses maintenu, jusque-là, par un système colonial répressif. La passion et les esprits bloqués des colons faussaient tout espoir de rapprochement des deux communautés. Autrement dit, l'Algérie s'identifiait aux seuls pieds-noirs. Les Algériens n'espéraient nullement évoluer dans une pareille atmosphère. «Il est incontestable, déclarait l'auteur en 1958, que je traite du peuple. De son réveil jusqu'à maintenant, l'Algérie n'était pas nommée en littérature. Dépeindre un paysage, ceux qui l'habitent, les faire parler comme ils parlent, c'est leur donner une existence qui ne pourra plus être contestée. On pose le problème en posant le problème de l'homme [?]. Je vis avec mon peuple. J'ignore tout du monde bourgeois.»(2) La Trilogie, en tant qu'œuvre-témoin, consiste à mettre en relief l'enfance accablée du petit Omar. Elle évoque, en même temps, d'autres fléaux telles que la faim, la misère, l'analphabétisme et, notamment, la spoliation dont sont victimes des millions d'Algériens. Elle joue, par la même, un rôle antithétique à la thèse des écrivains algérianistes qui font de l'autochtone un simple décor, quasiment effacé des scènes dialogistes. Dib va intervertir les rôles en lui (l'autochtone) donnant la parole, à foison, dont il a été sevré, pour exprimer le fond de son sa pensée et, du coup, se faire entendre, voire écouter. Dib reste, ainsi, fidèle aux siens. La Trilogie-Algérie est un pamphlet qui sonne la haine longtemps refoulée au fond de chaque Algérien désespéré comme pour s'exorciser. Il se sent nié, méprisé par ceux-là mêmes qui l'ont exproprié et paupérisé. L'auteur avertit qu'une humanité trop misérable et privée de sa citoyenneté est mûre pour la révolte. C'est aussi l'œuvre d'un homme pour qui le mot PATRIE recouvre toute la noblesse de sa signification. La rébellion suggérée par les œuvres n'est pas destinée contre la France. C'est contre l'hégémonie du système colonial et sa «négation» à l'encontre de sa communauté soucieuse et anxieuse de son avenir que se révolte Dib. Pour les colons, tous les hommes sont égaux, hormis les colonisés qui n'ont de l'être humain que sa stature. Le colon, étant socialement «supérieur», justifie son exploitation de l'indigène psychologiquement «inférieur.» Autrement formulé, l'humanité, selon l'idéologie colonialiste, se limite aux seuls Blancs. Pour les Algériens, c'est le genre d'écrits qui prédisent la Révolution non seulement dans le sens conflictuel du terme, mais un changement radical porteur d'espoir au plus désespérés. Dans pareilles conjonctures, la parole dépasse le cadre d'un simple signe linguistique qui renvoie à un référent. Elle acquiert un pouvoir magique, voire tragique sur l'homme et gère son comportement. La faim, dont parle La Grande maison, n'est pas uniquement le manque de nourriture. C'est aussi «la fin» de la colonisation et «la faim» de la liberté, de la dignité et, plus particulièrement, le recouvrement du statut humain qui lui a été confisqué dès les premières années de la colonisation. Celle-ci, après l'avoir exproprié, l'a ravalé au rang d'un simple outil de production au service du colon. La Trilogie-Algérie a su lever le voile sur ce que le pouvoir colonial voulait garder baissé, à savoir le malheur de tout un peuple qui ne mérite pas le sort qu'il est échu. Faire le tableau d'une misère est une besogne absurde si elle ne permet pas d'esquisser déjà la conscience qui fera craquer cette misère [?]. Nous lui (l'auteur) savons gré d'avoir arraché vigoureusement le voile dont on s'obstine à masquer la détresse de notre pays.»(3) L'auteur semble demander à la littérature un pouvoir d'action pour changer le cours des choses. Dib n'a pas manqué de répondre à cette attente populaire. Ce qui lui a valu son expulsion de sa terre natale vers la Métropole (Nice), en 1959. Pourquoi écrire ? L'écrivain écrit lorsqu'il se sent pris par le besoin de s'exprimer. Autrement dit, lorsqu'il a une idée à communiquer aux opinions nationale et internationale. Pour Dib, il ne s'agit d'une simple écriture banale. Il écrit pour poser un problème social dans un style incendiaire, justement, pour remettre en cause le cours de l'Histoire qui défavorise son peuple et tenter, à son niveau, de reconstruire une Algérie fraternelle, viable et vivable, construite par tous et pour tous, pour les Européens comme pour les autochtones. L'Incendie, par exemple, est un roman où guerre et grève se recoupent sémantiquement tout au long du texte. Les paysans décrètent une grève en signe de protestation contre leurs conditions de vie et surtout de travail inacceptables. Ce qui est une manière, sans équivoque, de déclarer la guerre à un système établi qui repose, pour l'essentiel, sur un enchaînement de révoltes réprimées souvent dans le sang. L'Incendie est, donc, un roman prémonitoire, une symbolique révolutionnaire qui traduit la maturité d'un peuple opprimé décidé à aller de l'avant. Dib expose la politique du pire à défaut de pouvoir l'expliquer. «Un incendie avait été tellement allumé et jamais plus il ne s'éteindrait. Il continuerait à ramper à l'aveuglette, sévit souterrain : ses flammes sanglantes n'auraient de cesse qu'elles n'aient jeté sur tout le pays leur sinistre éclat.»(4) Ces deux phrases, séditieuses et particulièrement riches en références ignées, rappellent le feu : incendie, allumé, flammes, sinistre éclat. Cette intensité du feu est renforcée par les éléments : ramper, à l'aveuglette, sévit, souterrain. Ce qui souligne son aspect clandestin et surtout son caractère jusqu'au-boutiste : «jamais, il s'éteindrait, n'aurait de cesse.» La fiction transfigure la réalité et qui, parfois, la dépasse, tant le pays vit un moment tragique de son destin, mais important de son Histoire. La littérature de combat Appréhender l'œuvre de Dib requiert une certaine connaissance du projet de l'auteur, de sa pensée, de sa culture et aussi d'avoir une idée précise sur la conjoncture sociale, historique, politique et économique qui a généré l'œuvre. C'est ainsi que l'on peut replacer la Trilogie, en toute objectivité, dans sa spécificité arabo-islamique. Celle-ci ne l'empêche pas de participer à la pensée universelle en la définissant dans un genre qui est celui de la littérature de combat pour la lutte nationale. L'auteur déclare, lui-même : «Ecrivains et artistes doivent vivre de tout leur cœur cette ardente lutte, y consacrer entièrement leurs talents. Ils découvriront dans les souffrances et les efforts admirables de leur peuple la matière d'œuvres belles et puissantes. Toutes les forces de création, mises au service de leurs frères opprimés, feront de la culture et des œuvres qu'ils produiront autant d'armes de combat. Armes qui serviront à conquérir la liberté. La prise de conscience comme combattant du mouvement national est nécessaire à tout intellectuel de notre pays.»(5) Dans la Trilogie dibienne, littérature et politique se mêlent et s'interpellent. A travers la figure emblématique de Omar, La Grande maison retrace une adolescence miséreuse à Tlemcen ? et, partant, dans tout le pays - durant l'année 1938-39, à la veille de La Seconde Guerre Mondiale. L'Incendie évoque l'éveil politique des paysans durant l'hiver 1939-40. Le Métier à tisser souligne la même prise de conscience dans le milieu de l'artisanat en 1941-42. La Trilogie évoque La Guerre Mondiale de 1939-45. Pourquoi ne pas enclencher une guerre populaire dans le pays? L'Algérien a tout perdu. Il ne lui reste plus rien à perdre. Il considère qu'il est descendu trop bas. Il lui faut remonter la pente au moyen de la guerre, cette fois. Selon l'expression d'Albert Cossery :«C'est la sorte de livre(s) qui précède (nt) les révolutions, engendre(nt) les révolutions si toutefois la parole possède quelque pouvoir.» (6) La sociologie littéraire présente l'écriture dibienne comme une expérience inspirée directement du réel vécu, telle que la description du quotidien de ses compatriotes, leurs contestations, leurs revendications, leur combat?. De même, elle joue un rôle mobilisateur contre la répression. Elle s'inscrit dans un mouvement de «légitime réfutation», (Mustéfa Lacheref) et principalement contre l'idéologie nihiliste du système colonial à l'égard de la communauté indigène. Le déclenchement de la Guerre de Libération, qui est une étape décisive de l'histoire de l'Algérie, est un sursaut tant attendu des Algériens. Elle va briser le carcan de la domination coloniale et permettre de redonner, au peuple, une lueur d'espoir pour le recouvrement de la souveraineté nationale. Cet épisode historique donnera l'occasion aux écrivains algériens d'investir le champ littéraire au même titre que le Moudjahid au maquis pour contester, par la violence, la présence de l'Autre (Colon), lui rappelant que l'ère de la «colonisabilité» (Malek Bennabi) est révolue. La guerre changera la donne à commencer par le ton de la contestation. L'œuvre dibienne - ainsi que celle des autres écrivains maghrébins- sera la tribune où s'affirme et se confirme l'identité nationale. C'est l'arabité qui s'écrit en français. «D'une voix basse où perçait une violence qui intriguait. Ce n'est pas vrai, fit-il [Monsieur Hassan, l'instituteur], si on vous dit que la France est votre mère-patrie.»(7) L'usage de la langue française, pour l'auteur, n'est nullement une forme d'aliénation. A contrario, il se sent profondément rattaché à son pays et à son peuple si bien qu'il l'avoue lui-même : «Nous sommes attachés à notre pays d'une manière que je qualifierai de charnelle.»(8) L'essentiel, pour Mohammed Dib, est de prendre la parole au moment où les Algériens étaient relégués à un statut inférieur en raison de l'esprit négateur du colon qui nie jusqu'à l'existence du colonisé. «La colonisation blesse? Le colon considère le travail du fellah comme totalement sien. Il veut, de plus, que les gens lui appartiennent.»(9) Parler, pour l'auteur, c'est rompre le silence auquel est réduit son compatriote. Ce silence est considéré par Dib comme étant la forme suprême du mépris. Selon Emile Benvéniste : Dans toute langue et à tout moment, celui qui s'approprie le «je», qui [?] n'est qu'une donnée lexicale pareille à une autre mais qui, mis en action dans le discours, y introduit la présence de la personne sans laquelle il n'y a pas de langage possible.» (10) Cependant, le «je» cesse d'être singulier. Il devient solidarité avec les autres. «Je» devient «Nous», mais «nous-Algériens-autochtones». D'ailleurs l'auteur lui-même le reconnaît : «En tant qu'écrivain, mon souci, lors de mes premiers romans, était de fondre ma voix dans la voix collective.»(11) C'est pourquoi Jean Paul Sartre considère que «parler, c'est agir», car la parole de l'auteur, dans une pareille conjoncture, prend une valeur hautement politique parce qu'elle est née dans un contexte historiquement défini. Ceci afin de rompre avec l'idéologie coloniale et la remplacer par une idéologie révolutionnaire, donc nationale et nationaliste. Dans ce cas, Histoire et Littérature s'imbriquent. L'Histoire dans la Trilogie La lecture de la Trilogie-Algérie implique nécessairement une lecture historiographique du pays. Elle en porte les références : La Deuxième Guerre Mondiale, La Guerre de Révolution, des noms historiques? Ce sont des données informationnelles extradiègétiques qui organisent les textes autour d'un sens : l'expression de la contestation populaire : «N'est-ce pas au nom de la France que se commettent les pires vilenies sur notre sol ? N'est-ce pas au nom de la France qu'on exproprie et qu'on vole ? Au nom de la France qu'on emprisonne, au nom de la France qu'on affame ?»(13) Le déclenchement de la lutte armée, en novembre 1954, donnera l'occasion à Dib ? et d'autres écrivains algériens : Kateb, Mammeri, Haddad? entre autres ? d'investir le champ littéraire pour remettre en cause le système colonial. Les auteurs veulent porter à la connaissance du public français vivant dans la Métropole les affres que vivent au quotidien les Algériens sous la domination coloniale. Ceci, en ce que les Métropolitains ne peuvent s'émouvoir de ce qu'ils ignorent. D'où l'écrit devient les cris littéraires dont l'écho dépassera les frontières nationales. Toutefois, l'idéologie véhiculée par les textes n'est pas le résultat des recherches de l'auteur. Elle s'est imposée à lui. Désormais, l'écrivain doit assumer sa responsabilité face à son peuple et à l'Histoire. «Le didactisme révolutionnaire de ces trois premiers romans [La Grande maison, L'Incendie, Le Métier à tisser ] a eu les faveurs de la critique nationale qui y reconnaissait la prise en charge de la mission qu'elle préconisait à l'écrivain : être témoin à charge dans le procès de l'histoire coloniale.»(14) L'auteur a une parfaite connaissance de la réalité sociale de son entourage. Il assigne à son œuvre, la mission de s'imprégner de la réalité dans un cachet fictionnel. D'où cette portée politique que l'on relève dans La Trilogie à partir de la présence conflictuelle des deux communautés européenne et autochtone sans, pour autant, laisser échapper à l'œuvre son caractère esthétique. Les romans peuvent être considérés comme des monuments historiques, mais non comme des documents de l'Histoire. Cela veut dire qu'ils ne traitent l'historiographie en tant que science sociale, mais une œuvre retraçant des structures spécifiques d'historicité en fonction des besoins de la diégèse. La Trilogie, tribune de contestation Dans L'Incendie, l'intrigue repose, essentiellement, sur la grève décrétée par les ouvriers de Beni Boublen. Les revendications sont d'ordre social. Ils dénoncent l'exploitation inhumaine des colonisés par les colons. Il est, à la fois, le titre et le thème. Un signe inquiétant. «Les ouvriers agricoles sont les premières victimes visées par l'exploitation qui sévit dans notre pays?. Des salaires de huit à dix francs par jour. Non, ce n'est plus possible.»(15) Les romans dressent le portrait d'une justice inique. Ils sont le pathos de la barbarie coloniale. «J'avais ma terre, rien qu'un bout de terre [?]. J'avais une petite maison aussi. Je vivais avec ma femme et ma petite fille Rim [?]. Les colons m'ont tout pris.»(16) Il y a, chez Dib, cette jonction entre la fiction romanesque et la mouvance historique pour mieux fixer la diégèse dans la réalité. La Trilogie s'opère par un double jeu : celui de la Langue et de l'Histoire. Le travail sur l'Écriture est, ainsi, conforté par le travail sur l'Histoire. Ce qui constitue un projet réaliste pour le donner à lire et plus tard à voir. Elle a fait l'objet d'un feuilleton télévisé intitulé «L'Incendie» réalisé par Mustapha Badi. Cette écriture reconstitue un réel qui s'impose à l'auteur et un projet idéologique à juger tel qu'il se présente. Mohammed Dib declare : «Au même titre que tous les Algériens, je suis engagé dans la lutte, indépendamment même de la littérature. Il se trouve qu'étant écrivain, c'est sur ce terrain que j'ai choisi de combattre.»(17) Si le roman L'Incendie est une apologie des ouvriers agricoles, cela signifie, réellement et métaphoriquement, qu'il défend le colonisé, en général, par un jeu de superposition avant et après l'incendie, c'est-à-dire avant et après la colonisation. Ceci montre le rapport d'adéquation entre les deux discours social et historique dans l'œuvre et, en même temps, l'interpénétration du politique et de l'idéologique dans le littéraire. Par un jeu de miroir, une autre trilogie s'imbrique à la première : politique, idéologie et littérature. Le projet de la contestation de cette idéologie colonialiste, qui ravale le colonisé au rang de l'esclave des temps modernes, exprime manifestement un univers conflictuel. Ce dernier s'amorce à partir d'une grève pour une meilleure revendication salariale, donc de meilleures conditions de vie et fini par déboucher sur le feu en tant que prélude à la lutte armée qui ne tardera pas à embraser tout le pays. L'incendie devient la métaphore in absentia de la Révolution qui va gagner toutes les couches sociales. Le comparé (la Guerre de libération) étant absent par sa non évocation, l'auteur insiste sur le comparant, en l'occurrence l'incendie. «Pour l'instant, ils [les paysans] se louent à ceux qui les ont dépossédés.»(18) La ligne de démarcation est tracée par la faim et la violence. C'est ce qu'ils [les colons] avaient fait. Nous ne voulions pas partir. Ils nous avaient chassés de force !?Mais ils nous avaient jetés quand même.»(19) La Trilogie-Algérie est une thèse qui s'érige en antithèse face au roman colonialiste. Ce qui explique ce mouvement alternatif Histoire/Littérature dans l'œuvre. La structure de celle-ci est en totale communication avec la réalité de l'Algérie coloniale d'où elle puise sa substance. Si l'univers de la Trilogie décrit un monde délimité à la seule région de Tlemcen, il n'en demeure pas moins qu'elle représente, en fait, tout le pays et où l'Histoire occupe une bonne place. Histoire, société et littérature forment, ainsi, une symbiose à travers le discours romanesque vu que les trois romans posent une seule et même problématique : la dialectique d'un monde divisé en deux (colons/colonisés) qui s'opposent et s'affrontent. De même, le contact entre ces deux mondes repose, souvent, sur l'injustice. «Ce qu'ils appellent justice, n'est que leur justice. Elle est faite uniquement pour les protéger, pour nous réduire et nous mater. Aux yeux d'une telle justice, je suis toujours coupable. Elle m'a condamné avant que je sois né. Elle nous condamne sans avoir besoin de notre culpabilité. Cette justice est faite contre nous, parce qu'elle n'est pas celle de tous les hommes.»(20) En effet, la justice est faite pour les citoyens. Or, le colonisé, privé de sa citoyenneté, tombe dans le rang de l'esclavage et devient sujet de son maître. Le rapport qui s'établit entre colon/colonisé est un rapport de force maître/esclave et non un rapport d'équilibre ouvrier/patron. Le premier (le maître) a presque droit de vie ou de mort sur le second. Cette domination par la force est présente, non seulement dans la Trilogie mais dans toute la littérature algérienne d'avant l'Indépendance. A. De Tocqueville écrivait à ce propos : Les villes indigènes ont été envahies, saccagées par notre administration plus encore que par nos armées. Un grand nombre de propriétés individuelles ont été [?] ravagées, dénaturées, détruites? Dans les environs d'Alger, des terres fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données aux Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes qui sont, ainsi, devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères? Nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu'elle n'était avant de nous connaître? En attendant, on a rien à lui demander que de rester soumise et il n'y a qu'un moyen d'obtenir sa soumission : la comprimer par la force.(21) Cependant, en dépit de ce passage, l'espoir d'une Révolution pour le monde algérien était encore permis. Le Musulman ne doit pas sombrer dans le désespoir. «Dieu ne nous permet pas, à nous Musulmans, de tomber dans le désespoir»(22). Il y a équation entre Révolution et Libération. Face au mal et à la misère du quotidien, le mot «peur» semble être vidé de sa substance sémantique pour les personnages : Il ne veut plus dire. «Pourquoi ne se révoltent-ils pas ? Ont-ils peur ? De quoi ont-ils peur?»(23) En conclusion, l'engagement de Mohammed Dib, aux côtés des siens, n'est pas à démontrer. Il constate et conteste. C'est un réquisitoire virulent dressé non pas contre la France, mais contre le système colonial inique et répressif et, en même temps, un plaidoyer, on ne peut plus objectif, en faveur de la cause nationale. C'est pourquoi, on retrouve les trois pôles social, historique et idéologique qui forment, à la fois, la sève et l'ossature de la trilogie en tant qu'écriture-documentaire. *Docteur ès lettres - Université de Chlef Notes : 1. Mohammed Dib. L'Incendie. Ed. Le Seuil. 1954. P.120 2. Interview de l'auteur in Témoignage chrétien du 07.02.1958. 3. Mohammed Arab in journal Le Jeune Musulman du 14.5.1954. 4.Mohammed Dib. L'Incendie. op. cit.p.54. 5. Mohammed Dib. In journal Alger Républicain du 26.4.1958. 6. Albert Cossey. Cité par Jean Déjeux in Littérature maghrébine d'expression française. Ed. Naaaman. Ottawa. 1973.p. 149. 7. Mohammed Dib. La Grande maison Ed. Le Seuil. 1952.p. 23. 8. Mohammed Dib. Interview in journal L'Action du 13.3.1961. 9. Mohammed Dib. L'Incendie. op. cit. p. 27. 10. Emile Benvéniste. Le Langage et l'expression humaine. Ed. Gallimard. 1966. P.3. 11. Mohammed Dib. Interview in journal Le Figaro littéraire du 4 au 10 juillet 1964. 12. Kara et Sari in Kalim N°6. Hommage à Mohammed Dib. O.P.U. Alger. 1985. P.140. 13. Mohammed Dib. L'Incendie. op. cit. p. 90. 14. Mireille Djaider et Najat Khada. Littérature et poésie algériennes. Colloque national. O.P.U. Alger.1983. 15.Mohammed Dib. L'Incendie. op. cit.p.120. 16. Ibid. pp.53/54. 17. Mohammed Dib. Interview in Afrique Action du 13.3.1961. 18. Mohammed Dib. L'Incendie. op. cit. p. 65. 19. Ibid. p.55. 20. Ibid. p. 70. 21. A. Tocqueville. Ecrits politiques. ?uvres complètes. T.III. Ed. Gallimard. 1962.pp.322-354. 22. Mohammed Dib. L'Incendie. op. cit. p.136. 23. Mohammed Dib. La Grande maison. Op. cit. p.118. 24. C. Achour et S. Rezzoug. Introduction à la lecture de la littérature. OPU.Alger.1990. p. 151. |
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