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Je m'y arrête à
chacun de mes séjours algérois. L'endroit se trouve dans la partie haute de la
rue Didouche Mourad, en contrebas du Sacré-Cœur. J'y salue le propriétaire, un
bouquiniste installé là depuis des décennies. C'est chez lui que j'ai acheté
mes premiers livres à une époque lointaine où les liseuses numériques
appartenaient au monde de la science-fiction. A chaque fois, je tiens à le
féliciter pour sa résistance à l'air du temps. J'imagine sans peine les
sollicitations et pressions dont il doit faire l'objet. Combien sont-ils à
rêver de récupérer ce local - terme magique dans l'imaginaire du business
algérien - pour en faire une sandwicherie, une pizzeria, un magasin de fripes,
une dévédéthèque (si, si, cela se dit ainsi) plus ou moins en règle avec le
copyright ou une bijouterie ? Combien sont-ils à vouloir remplacer le livre,
fût-il d'occasion, par un poulet rôti ?
J'évoque cette boutique en pensant à la pétition que je viens de voir passer sur internet. Elle concerne la bibliothèque des Beaux Arts, une autre halte obligée dans mes déambulations algéroises. Voici ce que dit le préambule du texte: «La librairie des Beaux Arts, 28, rue Didouche Mourad, Alger, est à nouveau menacée de disparaître. Une décision d'expulsion a été prononcée par la justice, à l'encontre du gérant actuel. Son exécution est imminente et nul ne sait après ça ce qu'il adviendra de ce lieu mythique. Sera-t-elle un lieu de restauration rapide, ou en magasin de chaussures et maroquinerie de marques toutes plus contrefaites les unes que les autres, ou enfin se transformera-t-elle en boutique franchisée de vêtements made in China ? (?)» (1). Pour qui ne connaît pas la capitale, il faut rappeler que cette librairie, qui date des années 1950, fait partie des hauts lieux de la culture algéroise. Les Beaux Arts, ce sont des livres, des disques, des rendez-vous, des causeries, des dédicaces et des discussions au hasard des rencontres. Comment aussi ne pas citer le nom de Vincent Grau, son libraire emblématique, assassiné un jour de février 1994 alors que le pays tout entier basculait dans la violence et l'horreur ? On me dira que les commerces vivent et meurent eux aussi. Peut-être. Mais, tout de même ! On parle là d'une librairie. Si elle disparaît, quelle sera la prochaine ? Les rues Didouche Mourad et Larbi Ben M'Hidi vont-elles devenir un long bazar urbain où à défaut de se nourrir l'esprit, on devra se contenter d'avaler des graisses saturées ? Certes, rien n'est encore perdu car il existe encore des téméraires qui osent se lancer dans l'aventure du livre (2). Mais les difficultés de la librairie des Beaux Arts sont tout sauf une bonne nouvelle. Sans forcer le trait, on peut d'ailleurs faire le parallèle avec ce qui se passe à Paris. Là aussi, des librairies disparaissent. Jadis centre de savoir et de culture, le quartier latin est désormais un haut lieu de nippes de luxe dont le mauvais goût général est proportionnel aux prix indécents infligés au gogo acheteur. A Saint-Germain, les librairies sont remplacées par des boutiques de mode et de sacs en PVC dont je me demande souvent si elles sont vraiment rentables ou si elles ne cachent pas un quelconque blanchiment d'argent sale. Un ami journaliste me dit que ce n'est pas grave. Qu'il ne faut pas prêter l'oreille aux germanopratins et aux snobs qui pleurent leurs librairies perdues parce que celles-ci renaissent ailleurs dans d'autres quartiers. Dans d'autres lieux moins artificiels et bien moins ripolinés. Il n'a pas complètement tort. C'est ainsi que Le Divan est désormais installé dans le quinzième arrondissement, à quelques centaines de mètres du domicile du nouveau président français. Je profite aussi de cette chronique pour évoquer un lieu que je n'ai pas encore visité mais dont bon nombre de confrères m'ont déjà parlé avec admiration. Il s'agit de La Traverse, une librairie installée à La Courneuve où, si mes souvenirs sont bons, il sera question de l'Algérie début juin (3). A bien y regarder, c'est vrai que les cités ont bien plus besoin de librairies que les quartiers où le touriste, sac-à-dos et gobelet starbucks à la main, fait la loi? Pour autant, être libraire à Paris est loin d'être chose aisée. C'est un sujet que j'ai déjà abordé dans une ancienne chronique mais qui reste d'actualité (4). Il suffit de rentrer dans une librairie pour le comprendre. La survie semble y passer par la papeterie, notamment les beaux carnets et autres accessoires de calligraphie, et par un certain genre d'ouvrages: abécédaires, guides divers et, obligation incontournable, livres sur le bien-être sans oublier les manuels de cuisine en tous genres (y compris celle au chocolat noir?). «Internet nous tue», ne cesse de me dire un libraire de mon quartier, obligé d'organiser des rencontres régulières entre auteurs et clients pour renforcer le lien avec ces derniers. C'est ce qui explique pourquoi Gérard Collard, un libraire très présent sur les plateaux de télévision et reconnaissable à sa houppette, a récemment (et en vain) présenté sa candidature à l'Académie française. Outre l'envie de protester - on le comprend - contre celle de Patrick Poivre d'Arvor, Collard estime qu'il est temps que ses pairs reçoivent la reconnaissance à laquelle ils ont droit. Il est vrai qu'ils ne sont pas uniquement des vendeurs mais que leurs conseils, leurs mises en valeur de tel ou tel ouvrage demeurent indispensables dans un monde où, plus que jamais, il faut se méfier de la communication insidieuse et du copinage qui vérolent les suppléments et émissions littéraires. (1) Pétition disponible sur le site: mesopinions.com (2) Lire à ce sujet Sarah Elkaïm sur SlateAfrique: «Le libraire d'Alger qui entre en résistance». Un article consacré à la librairie «Ta Page» de Ramdane Iftini. (3) Librairie-la-traverse.fr (4) Mon libraire jette l'éponge, 22 septembre 2005 (chronique disponible dans le recueil «La France vue par un blédard», éditions du Cygne). |
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