«
?C'est peut-être l'amour qui explique plus les choses ici, que le Pouvoir, chez
nous » me dit-il. Ciel gris, du vent et de la poussière, celle de plusieurs
siècles. Assis, les deux dans un café, regardant la terre vue à partir de la
lune. « Un homme est amoureux, alors il se marie et a des enfants. Il n'arrive
pas à trouver l'amour ? Là aussi, il se marie et fait des enfants pour mieux
s'oublier et s'enterrer vivant. Et le Pouvoir hein ? C'est une question
d'amour: on force un peuple à aimer un seul homme ou les hommes de cet homme et
ainsi de suite jusqu'au policer qui fait la circulation. T'as vu les Algériens
comment ils sourient au policier qui les arrête ? On dirait un couple. Le
dictateur, il aime être aimé, ce n'est pas une question d'argent. On vit tous
sous le regard d'une femme, qui vous a dit « oui », qui vous a dit « non » ou
qui vous a donné naissance ou pas. On prend aussi le pouvoir parce qu'on n'aime
pas ce peuple et que c'est le seul moyen de s'imposer à lui ou de l'éviter
derrière les protocoles, les garde-corps et les escortes». J'ai acquiescé. Je
n'aimais pas ce genre de discussions. « Parle d'amour, c'est parler de clichés
» lui répondis-je. « Oui c'est vrai. Et tu sais pourquoi c'est très kitch vu de
l'extérieur et que c'est lassant d'écouter un homme qui a un chagrin de cœur ?
Parce que c'est la plus vieille histoire du monde et donc c'est une collection
de clichés vus de l'extérieur, avec l'éclat du premier jour de la création, vu
de l'intérieur ». Peut-être. « Je me demande à quoi sert une vie quand on n'est
pas aimé et qu'on n'aime pas en même temps ? Je n'aime pas ce qui se fait comme
rêve algérien : on grandit, on se marie, on a des enfants. Cette banalité
affreuse me terrorise. Rien que ça ? Rien d'autre ? Tout ça pour ça ? Et on
vieillit ensuite, en plus, puis, comble de la facture, on meurt même. ». La
solution ? « Je ne sais pas. Les monothéistes ont déplacé le problème : au lieu
de résoudre l'angoisse de la vie, ils répètent que tout se trouve après la
mort. Peut-être mais personne n'est revenu pour le prouver. Les bouddhistes ?
Ils disent que la vie est souffrance et l'immobilité est un salut. Là, je peux
presque comprendre mais c'est difficile à faire pour tous. Pour Bouddha, vivre
c'est souffrir, car la vie est une illusion. Il suffit de faire cesser
l'illusion pour faire cesser la souffrance en faisant cesser le désir qui, de
toute façon ne sera jamais assouvi. Possible. Les autres ? Des Maya aux Mongols
: remplacer l'affaire par le visible : la divinité est un soleil ou un serpent
ou un ours qu'il faut amadouer. Toute la vie devient une histoire de
sacrifices, de rites de chasseur, de stratégies de survie. Tellement et si bien
que l'on ne réfléchit pas sur la mort, on meurt seulement par surprise. Et les
athés ? Trop facile. Je pense que croire est une facilité mais aussi que nier
est une commodité. Je suis entre les deux, avec ma valise et le modèle d'Ibn
Rouchd». Là, ça commençait à déraper.
Que
veut-il dire enfin de compte ? Il est 18 heures, l'heure où on comprend que la
journée n'a pas servi à résoudre l'énigme du monde pendant toute la journée. «
Il y a des solutions, des propositions de solution mais pas plus : l'essentiel
est là : C'est l'amour. Quand tu le rates, le reste c'est du remplissage c'est
tout. L'homme ne devient une réponse que lorsqu'il rencontre la bonne question,
c'est-à-dire l'Autre. Tout le reste est le nid d'un envol qu'il faut vivre :
maison, appartement, voiture, argent, connaissances et triomphes. Sans l'envol,
le nid devient un caprice ou le moyen d'oublier qu'il faut aimer et chercher à
être aimé. Sirupeux je sais. C'est que tu vois la chose de l'extérieur. La plus
vieille historie du monde se raconte avec les plus vieux clichés du monde, je
sais. C'est quand on a mal qu'elle se ravive atrocement et sans issue pour le
corps ; sinon, elle retombe vers les mots et devient un sirop, pas une lumière.
J'en connais l'aveugle douleur et la sensation d'injustice et de la rancune. Je
donnerais tout pour que cela cesse ou que l'histoire recommence. ». Oui, oui.