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Le monde entier
semble s'intéresser ces derniers temps aux pays arabes affaissés, soumis,
condamnés à accepter toute forme d'assujettissement. On réadapte et on recycle
des expressions comme «révolutions arabes», «révolution de jasmin», «printemps
arabe» à des réalités tout à fait différentes pour mieux faire accepter une
recolonisation devenue, pour l' «Occident», une nécessité, compte tenu des
crises successives menaçant son entité.
Certes, le fonctionnement dictatorial de tous les régimes arabes, essentiellement ceux du Golfe, participent du mal-développement caractérisant cet univers où le fossé est immensément grand entre les élites au pouvoir et la société profonde. Les interventions en Libye, en Irak et en Syrie, justifiées par la «nécessaire protection des populations» sont à l'origine de centaines de milliers de morts, de la réapparition de conflits ethniques et de la mise en œuvre de la loi de la jungle où personne ne reconnait plus personne, provoquant schismes continus et sécessions tribales. Les médias fonctionnent comme des va t-en guerre, ne cherchant nullement à vérifier et à recouper les faits, reproduisant sans cesse un vocabulaire stéréotypé réadaptable à tous les espaces géographiques du moment. Même des journaux algériens, par exemple, reproduisent sans aucun esprit critique le discours de l'OTAN et de la presse européenne, avec affirmations péremptoires et informations jamais vérifiées, regorgeant d'adverbes et d'adjectifs, péjorant d'office la parole des gouvernements en place, refusant de prendre en charge toutes les versions. L'évidence est le lieu le mieux partagé dans univers où le vocabulaire du déni avoisine l'irréparable négation de soi. Le discours sur l' «Arabe» n'a nullement besoin d'être vérifié. Il représente la vérité tout court. Tout ce qui provient de Damas, par exemple, est investi du sceau de la suspicion, accompagné de marques négatives : «controversé», «criminel», «sauvage». Bachar el Assad et son épouse, se transforment désormais en «monstres» alors, à l'instar de Kaddafi, ils étaient reçus en fanfare. Retournement de mots et de lexique. Certes, le «monde arabe» fait continuellement l'actualité depuis, au moins une quarantaine d'années : défaite de juin 1967, Guerre civile au Liban, violences en Algérie, Intifadha en Palestine, invasions de l'Irak et de la Libye, «printemps arabe», événements continûment rapportés sans aucune distance critique par les médias qui semblent engendrer des effets structurants sur la manière dont l'altérité est vécue. La géographie, à elle seule, ne peut aucunement rien expliquer dans cet univers divisé en trois parties distinctes (Machrek, Maghreb et Golfe) que ni l'Histoire, ni les choix politiques et idéologiques ne semblent réunir, contrairement à cette propension volontariste à confondre Afrique du Nord et Golfe, par exemple, que seul l'Islam rapproche, pour reprendre la logique de Ben Badis. L'espace thématique consensuel demeurerait la Palestine et une forte soif de jeux démocratiques. La «ligue arabe» redevient aujourd'hui le «machin» privilégié de la parole de l'Autre qui dicte les conduites à tenir, à tel point que l'idée d'indépendance des Arabes est désormais sérieusement posée. Il n'est nullement possible d'en parler sans situer la question de la relation avec l' «Occident» dans ses espaces historiques. Il est utile de signaler que le voisinage des Arabes avec l'Europe est très ancien, fait depuis longtemps de heurts, de méfiances et d'accords ponctuels. Certains orientalistes européens et les néoconservateurs américains, notamment Samuel Huntington et Bernard Lewis ont soutenu l'idée trop peu sérieuse que la première césure entre Occident et Orient dataient de l'antiquité grecque et pour d'autres, y compris Edward Said, il y est fait mention dans les textes tragiques grecs, en l'occurrence Les Perses d'Eschyle et Les Bacchantes d'Euripide. Mais ce qui est certain, c'est qu'à l'époque, l'Europe n'existait pas et la Grèce vivait une sorte d'hypertrophie du moi. Ce n'est qu'à partir du Moyen Âge que les Arabes découvraient l'altérité européenne marquée par la présence de deux religions monothéistes concurrentes : la Chrétienté et l'Islam et l'émergence d'une explication binaire : l'Occident chrétien opposé à l'Orient musulman. C'est l'ère des «croisades». Certes, la Renaissance et le 18ème siècle vont transformer les règles en déplaçant le débat sur la religion ailleurs, considérant que l'Islam était «fanatique», selon Voltaire ou incarnant le «despotisme oriental», aux dires de Montesquieu, préparant aux conquêtes coloniales du 19ème siècle. Ainsi, la colonisation va imposer, par la force, une altérité non désirée, du moins dans les pays du Maghreb et succédant à une conquête au Moyen-Orient, celle de Napoléon en Egypte (1798-1801). Si on examine de plus près les conditions d'émergence des formes de représentation européennes dans les pays anciennement colonisés, on comprendra vite que ces structures politiques, artistiques et littéraires dites modernes furent découvertes et adoptées dans une période de déclin et de décadence. Les structures empruntées ou «conquérantes», pour reprendre l'anthropologue cubain, Fernando Ortiz dominent, mais n'effacent pas de l'imaginaire collectif les espaces culturels autochtones ou «natifs» qui refont surface dans toute situation de communication. Cette situation provoque inéluctablement la marginalisation des cultures locales et engendre une profonde césure, espace de périls futurs. Il n'y eut nullement une analyse sérieuse des formes de représentation européennes qui auraient dû se prêter à un examen critique et à une adaptation en douceur. La question de l'emprunt traverse la représentation culturelle et marque profondément l'univers culturel. Tous les textes empruntent leur substance originelle à la culture dite occidentale. L'unique source de référence demeure la Grèce antique comme si les autres cultures étaient mineures, incapables de donner vie à des formes culturelles mures et accomplies. Cette exclusion volontaire correspond au discours dominant sur les pratiques culturelles et «l'universalité» qui considère que toute forme culturelle savante doit impérativement prendre comme point de départ les signes culturels de l' «Occident» (il faudrait redéfinir cette notion trop ambiguë, nous paraissant trop flasque) et prendre comme point de départ la Grèce, comme espace initiatique, d'ailleurs «inventée», selon nous, par l'Europe pour des raisons de légitimation historique et idéologique alors que sa découverte fut trop tardive. Comment ainsi, dans ces conditions où la mémoire est marquée par la perte de l'Andalousie, les défaites de 1948 et de 1967, l'agression contre le Canal de Suez en 1956, les tragédies coloniales, les dernières escapades de l'Irak et de la Libye et la situation actuelle en Syrie, l' «Arabe» qui n'est nullement singulier, mais pluriel contrairement à l'imagerie médiatique et littéraire véhiculée par de nombreux auteurs européens et américains, fabriquant leur Arabe (cruel, lâche, fou, peureux, hostile à la démocratie et misogyne) à leur mesure réagit-il à tout ce fatras de situations négatives ? L'Arabe est présenté comme singulier, identifié au sable et au désert, dans l'imagerie dominante européenne. Le désert serait ainsi le signe distinctif, par excellence, de l'Arabe. Ce n'est donc pas surprenant que de plus en plus de Nord-Africains excluent l'idée d'arabité comme espace distinctif, la considérant, uniquement comme un élément parmi tant d'autres, de leur culture. Dans une thèse de doctorat de Marlène Nasr, «Les Arabes et l'Islam vus par les manuels scolaires français (1986 et 1997)», l'auteure arrive à la conclusion que l'identification de l'Arabe et du désert (d'ailleurs inhabité) est un stéréotype dominant du discours, d'ailleurs manichéen et binaire donnant à voir des «Arabes, des Maures et des Bédouins», peureux et lâches confrontés aux vaillants et courageux Français. Il est souvent présenté, comme dénué d'Histoire. C'est ainsi qu'étaient décrits les Algériens et les Arabes dans la littérature coloniale et les discours des politiques. Meursault dans L'étranger, dans le prolongement de la littérature algérianiste (Randau et Bertrand) tue l'Arabe, d'ailleurs sans identité, indigne d'exister. Gérard de Nerval qui n'est pas le seul (on peut citer entre autres auteurs, Lamartine, Chateaubriand, Renan, Flaubert, Delacroix?) reprend à son compte la théorie de Montesquieu sur le despotisme oriental : «J'avais peut-être un peu cédé au désir de faire de l'effet sur ces gens tour à tour insolents ou serviles, toujours à la merci d'impressions vives et passagères, et qu'il faut connaître pour comprendre à quel point le despotisme est le gouvernement normal de l'Orient.». Jules Ferry ne disait-il pas à propos de l'Algérie qu'il fallait réduire ce peuple à néant : «Si nous avons le droit d'aller chez ces barbares, c'est parce que nous avons le devoir de les civiliser(?)Il faut non plus les traiter en égaux, mais se placer au point de vue d'une race supérieure qui conquiert»(à la Chambre, en 1884). Son discours est d'actualité. Il faudrait tout simplement substituer au mot «civiliser» le verbe un peu récent, démocratiser. C'est en réponse à ce discours truffé de clichés et de stéréotypes que va réagir l'élite des pays dits arabes en plongeant dans les origines donnant à voir une autre culture, une autre civilisation, sans rejeter certains acquis de l'école. C'est la même réalité qu'a connue l'Afrique noire avec la négritude, grâce à Césaire, Senghor et Damas. Certains romans et pièces de théâtre d'écrivains d'Afrique du Nord et du Machrek s'inscrivent dans une sorte de réaction au discours «occidental», donnant à voir une logique inversée. Le Syrien Saadallah Wannous dans Moughamarat ra's mamelouk Jaber (Les aventures de la tête du mamelouk Jaber) convoque l'Histoire, donnant à voir des Européens massacrant leurs propres populations (La commune de Paris) ou l'Egyptien Mahmoud Diab dont le personnage principal de sa pièce n'arrête pas de parler des dizaines de millions absurdement tués lors des deux guerres mondiales dans une confrontation entre Européens. Nous avons l'impression que s'amorce un dialogue polémique avec des textes européens qui fabriquent une image figée et immuable de l'Arabe, une sorte de réponse à ce regard péjorant et dévalorisant (cf. L'orientalisme d'Edward Said). Dans plusieurs textes sortis aux Etats Unis et en Europe, notamment après le 11 septembre, l'Arabe, est décrit comme un fieffé terroriste de naissance, un monde inconnu, présenté comme étrange et étranger. Les textes de l'écrivain américain Don Delillo montrent très bien cette réalité, notamment Mao2 mettant en scène un Arabe terroriste, du nom de Abu Rashid, un Libanais extrêmement dangereux, comme le sont d'ailleurs ses congénères. Cette image d'une identité donnée comme figée, contrastant avec la réalité complexe des sociétés arabes et des relations et des échanges continus entre les cultures, très différentes, vivant des situations tout à fait distinctes, gommant les multiples brassages et les emprunts successifs, travaillant le discours médiatique et littéraire provoque une réaction des intellectuels arabes qui tentent de démonter les mécanismes de ce discours et d'interroger et de déconstruire les espaces discursifs européens, perçus comme trop marqués par une suspecte subjectivité et des orientations idéologiques précises héritées du discours des orientalistes ayant accompagné et légitimé la colonisation. C'est dans ce sens qu'ont travaillé ou travaillent aujourd'hui des gens comme Edward Said, les Marocains Abed el Jabiri et Abdellah Laroui, les Algériens Mostefa Lacheraf et Mohamed Arkoun, L'Egyptien Mahmoud Amine el Alem ou le Syrien, Tayeb Tizini et ben d'autres, qui, n'excluant nullement les apports européens, ni le savoir grec, convoquant les savoirs des penseurs de «l'âge d'or arabe», proposant une lecture du monde et de l'altérité qui ne serait pas binaire, mais ouverte et nourrie par d'autres savoirs et d'autres traces intellectuelles, tout en déconstruisant les discours critiques européens dont ils ne refusent pas l'hospitalité dans leurs analyses. Ce discours critique est relayé par la production littéraire et artistique. Les Arabes qui cherchent à réoccuper une place perdue, à travers une entreprise de «restauration de soi par des moyens inspirés de l'Autre» pour reprendre Jacques Berque, n'hésitent pas à plonger dans les origines. C'est le cas de Mustapha Said dans le roman du Soudanais, Tayib Salah, Saison de migration vers le Nord, Zayni Barakat de l'Egyptien Jamal El Ghittani ou Nedjma de Kateb Yacine. Le personnage est-il marqué par de nombreux éléments appartenant à plusieurs cultures et sous-cultures, engendrant des postures hybrides faites de «négociations» et de réappropriations identitaires, fonctionnant comme un tout sans jamais se départir de sa position oppositionnelle, conflictuelle. Ces auteurs remettent en cause la conception essentialiste de l'identité. Chez le Syrien Saadallah Wannous, le personnage, produit de multiples péripéties historiques, fondamentalement marqué par une profonde blessure mémorielle et politique, va en guerre contre le pouvoir en place tout en n'oubliant nullement d'affirmer une identité plurielle, mais en promettant d'agir contre l'Autre, lieu de l'humiliation, mais jamais décrit comme Un, singulier. Soirée de gala à l'occasion du 5juin (Haflat Samar min ajli khamsa houzairane) de Saadallah Wannous, interdite juste après sa sortie, critique sévèrement, à travers la représentation d'une pièce de théâtre sur le 5juin les véritables responsables de cette catastrophe incarnés par les hommes du pouvoir qui n'agissent que par l'usage de l'arme de la répression contre leur peuple et qui sont otages de l'Occident capitaliste. Cette vision est surtout claire chez Kateb Yacine dans ses pièces, Mohamed prend ta valise ou Le roi de l'Ouest et même le Bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Monceau où il est question d'un dépassement de la situation binaire, Orient-Occident, donnant à voir des personnages assumant et revendiquant un discours internationaliste où la communarde Louise Michel, le Vietnamien Giap et l'Algérien Ben M'hidi se battent pour le même idéal. Ainsi, peut-on parler de processus transculturel, pour reprendre la formule du Cubain Fernando Ortiz, engendrant de constantes transmutations, suscitant un ébranlement des frontières, sans pour autant exclure la dimension conflictuelle. Nous assistons à une reterritorialisation dans un univers marqué par les jeux de solidarité et à des déplacements identitaires engendrés par l'altérité dépassant largement toute relation binaire. L'altérité est, au même titre que le langage, une affaire de rapports de force. La «culture arabe» est, comme toutes les autres cultures, plurielle, marquée par la présence de multiples emprunts, complexe et variée, se nourrissant constamment de l'hospitalité des autres espaces intellectuels et culturels, des différents pans mémoriels et des ruptures historiques, dans un monde où les sciences sociales tendent à devenir des instruments idéologiques aux mains des gouvernements, contribuant à la fabrication des images de l'Autre et de médias reproducteurs de logiques de guerre. |
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