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«Intellos» et politique : la chair est vive et la vie est chère

par Belkacem AHCENE-DJABALLAH

Rachid Boudjedra a écrit un jour (In-Révolution Africaine... vous souvenez-vous de ce titre, bonnes gens ?) que «le grand drame de la démocratie en Algérie c'est qu'en vérité, le processus ne s'est pas appuyé, au départ, sur une doctrine ou une «œuvre politique» que seule une intelligentsia pouvait produire?soit à l?Université, soit dans les arts et les lettres. Sa courte «histoire» n'a trouvé personne pour la porter et, au contraire, c'est elle qui a porté les intellectuels?» A qui la faute ?

C'était en janvier 1992. Le livre et les autres arts n'existaient plus ou presque plus. Le cinéma avait disparu, et le théâtre, mis à part celui, quotidien, «de la rue», était moribond. La chanson et la musique étaient «haramisées». Le journalisme libre n'avait qu'une année et demie d'existence. Par la suite, la presse, surtout celle privée, ainsi que certains titres et journalistes de la presse publique (y compris bien des journalistes et des émissions de la radio et de la télévision), seuls ou presque, ont montré et démontré qu'ils pouvaient être une (vague... lette) porteuse. Ils ont essayé. Ils ont osé. Cela n'a pas duré. Puis, ils l'ont payé assez cher. Certains sont morts (ou presque) et d'autres sont partis vers des horizons plus «compréhensifs» de leur talent. La décennie rouge! Place aux politicards, aux D.e.c et aux «bouchers verts».

A partir de 1999-2000, dans la presse, une autre génération est arrivée dans les rédactions, appuyant quelques rescapés, des «anciens», jeunes «vieux combattants» quelque peu fatigués par le dur et long combat. Plus ouverte, plus éveillée, plus critique, plus impatiente et encore plus iconoclaste? Des noms! Beaucoup? Tous des sur-doués qui, eux, savaient ce qu'ils valaient, qui savaient ce que valaient les «autres», tous les autres, et qui voulaient faire savoir la vérité par tous les moyens : Journalistes certes mais, aussi, pas encore complètement des intellectuels. Cependant, des élites du réel!

Des presqu'intellectuels avec, bien sûr, tous les défauts inhérents à un tel statut dans notre pays, bien plus qu'ailleurs : une formation de base lacunaire, une université qui bat de l'aile, un environnement culturel réduit et réducteur, une société «bloquée» pour bien des questions socio -culturelles et cultuelles, la manip' pratiquée à tire-larigot, la récup' se rencontrant dans tous les salons des grands hôtels et des clubs ou de villas cossues derrière de murs bien hauts garnies de caméras, des partis politiques réduits à l'état de «chercheurs de fauteuils et de portefeuilles», des «hommes politiques» carriéristes, plus «tiroirs caisse» que caisses de résonance des problèmes du peuple, des engagements idéologiques qui naissent et disparaissent selon les puissances de l'heure et une ivresse du «pouvoir d'informer» gagnant en intensité.

Tous ces «presqu'intellectuels» ne «roulent pas carrosse» pour la plupart et fréquentent? aujourd'hui encore, avec des enfants devenus adultes - beaucoup plus les chambres et les couloirs sinistres du «Mazafran/Sidi Fredj» que les chalets de Moretti ou les appartements de l'Aadl et de la Cnep.

A leur côté, des intellectuels presque vrais ont existé dans les secteurs de l'Education, de la Culture (religion y compris) et des Sciences, mais, hélas, ils ne sont pas, ils ne sont plus. Mises à part quelques rares exceptions, plus proches des journalistes que des autres parties de l'«élite». La plupart ont été généralement mis à l'écart, sauf pour «soutenir», pour servir d'alibi ou être des «nègres» jusqu'à épuisement. Un «certain» exil, à l'intérieur de leur propre pays, qui les fait mourir assez jeunes, en tout cas pas vieux du tout ? et, pire encore, à petit feu.

Tout le reste de l'«intelligentsia» se confond, se dilue dans cette fameuse «élite», que l'universitaire-chercheur Nacer Djabi a analysé dans un de ses ouvrages. Une élite qui se retrouve, globalement, perdue, acculée dans des impasses et recherchant surtout des portes de sortie matérielles tout en cachant ses trahisons derrière des alibis culturels et pseudo- intellectuels. La «vie est chère» et la «chair est vive» d'où toutes les tentations et toutes les dérives. Bof! la «trahison des «clercs» ne date pas d'hier.

Programme-type d'une journée bien remplie! Après avoir décidé (???), dans des bureaux bien climatisés, de la hausse des stocks de tel ou tel produit ou du prix d'un service, du recrutement ou du renvoi de telle ou telle personne, de la libération ou de la détention d'un contestataire, de la condamnation ou de l'élargissement d'un prévenu, du sort d'un étudiant ou d'un lycéen ?.on sort, le soir, avec madame ou sa dernière maîtresse, assister au vernissage d'une exposition ou à la conférence du dernier «expert»invité, on commande le dernier livre de Khadra ou de Wassini Laâredj, on descend en flammes Zaoui ou Bagtache, on commente entre amis, autour d'un thé marocain ou chinois ou d'un «verre», les derniers dessins de Dilem et de Ayoub ou les derniers commentaires de Bouakba et de Laâlam, on se téléphone les noms des gens qui «montent» et de ceux qui vont «descendre», on se passe le nom des sites web iconoclastes? Un peu de politique. Pas trop. Une larmichette de progressisme. Une pincée de boumediènisme et de nationalisme. Contre le chadlisme. Pas trop laic. Assez «civil». Le tout avec un doigt de religion? Juste ce qu'il faut pour se donner bonne conscience! Et, puis, il ne faut jamais jurer de l'avenir.

Une masse informe (comme ces futurs élus du peuple), une couche insaisissable de gens qui croient (ou à qui on a fait croire) être Tout mais qui, en fait, n'apportent Rien, sinon de la gestion quotidienne toute banale. Ils sont à peine Quelque chose.Une «élite», certes, car elle décide, par l'entremise de textes ou de biens ou de postes, de tout ou parties de la vie des gens ! des «intellos», peut-être au vu et au poids des diplômes! Mais des intellectuels, au sens «boudjedrien» du terme, que nenni! Pourquoi ? Ils produisent des décisions ou des biens ou services, qui, objectivement, concourent à la croissance du pays (ça reste à voir!), mais il n'y a pas cette plus-value, insaisissable sur l'instant, qu'est la production de «sens», cette substantifique moelle qui fait, en définitive, le progrès?et dont l'absence durable ou l'inconsistance répétée fait, au pire, la régression d'une société et, au mieux, la stagnation.

Elle est plus «portée» par la politique de conjoncture, la politique politicienne, que «porteuse» d'idées politiques de fond, malgré les beaux discours de certains, discours trop bien «torchés» pour être sincères.

De mal en pis : Problème de langue (s) ? Problème de niveau d'instruction ? Problème d'éducation et de système ? Problème de culture acquise et de culture ambiante ? Problème d'environnement ? Problème de sur-présence du politique ? Problème d'expérience(s) pas encore assez sanglantes, comme il se doit dans le «monde arabe» ?

De tout un peu, un peu de tout. Ce qui est sûr, c'est cette méconnaissance de nous-mêmes qui rend le problème encore plus problématique. Ainsi que cette fâcheuse et dommageable manie de ne pas accepter la remise en cause de nos défauts et de nos lacunes, de ne pas remettre en question continuellement nos connaissances, de rejeter tout doute sur notre passé, d'être aveuglé par notre présent? et, surtout, d'encore superbement mépriser ou marginaliser le Savoir scientifique et ceux qui l'ont, en laissant perdurer et, pis encore, en les encourageant, des méthodes d'évaluation et de contrôle totalement obsolètes, faisant passer l'obscur pour de la lumière et l'obscurantisme pour du savantissime. Au pays des aveugles, le borgnes sont rois, et tous les «voyants» sont «éteints».

Lors d'une assez récente émission «Questions d'actu» (Entv), de Ahmed Lahri, une jeune invitée avait brutalement diagnostiqué : «Nous avons été gouvernés par des ignorants!». La vérité sort habituellement, dit-on, de la bouche des enfants ? Dans celle d'un(e) encor' jeune citoyen(ne), ce ne peut donc être qu'un quart de mensonge. Misère!