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Depuis quelque temps, la
polémique qu'a suscitée l'idée d'introduire l'anglais comme une langue
étrangère en cycle primaire a offert une occasion supplémentaire pour débattre
largement de la question linguistique au sein de la société en général et de
l'école en particulier. En lisant un tas de contributions sur ce thème parues
depuis dans la presse nationale, dans les deux langues arabe et français, j'ai
trouvé rares sont les écrits qui abordaient la problématique linguistique d'une
manière sereine et rationnelle et qui dépassaient des généralités archi-connues
sur le sujet.
Dans cette contribution, je livre ma propre réflexion sur cette problématique en qualité de citoyen qui suit de près le cours culturel du pays. Particulièrement, je me focalise sur la multitude linguistique actuelle à l'école et ses répercussions sur la scolarité des élèves. Par la même occasion et en tant qu'enseignant universitaire d'une discipline scientifique, j'évoque le problème épineux posé actuellement par la langue d'enseignement des sciences fondamentales et technologiques à l'université. Je profite aussi de cette occasion pour décrire la pratique linguistique dans le domaine de la recherche scientifique afin de clarifier cette réalité méconnue du grand public. Enfin, je propose quelques idées et des démarches pour l'assainissement de notre paysage linguistique actuel. Pour l'argumentation, je rappelle d'abord quelques postulats linguistiques et pédagogiques sur lesquels tout le monde s'accorde. En premier lieu, il est facile de se rendre compte que la quasi-totalité des activités et interactions humaines sont réduites à l'usage de la langue. Afin de faciliter l'intercompréhension et éviter tout malentendu, sous-entendu et équivoque dans la vie, il est évident que la communication entre individus d'une même communauté devrait être simple, claire et précise. A cet effet, les individus seraient contraints à utiliser une même langue plus ou moins structurée. Cette langue codifiée est normalement acquise par un apprentissage plus ou moins long. Et il se trouve que l'école est le milieu par excellence où se fait cet apprentissage linguistique basique. De plus, l'expérience montre que la langue est la clé de tout savoir. Sans maîtrise de la langue, l'apprentissage des disciplines scolaires ou parascolaires devient approximatif et aléatoire. D'un autre côté, il est maintenant admis que la mission essentielle de l'école consiste en la formation de l'esprit du jeune citoyen à la structuration de sa pensée et au raisonnement méthodique. Aussi, le rôle de l'école consiste à former un citoyen attaché aux valeurs culturelles de son pays, ouvert sur les valeurs humaines universelles et ayant le sens du beau et de l'esthétique. Et c'est la langue qui est l'outil indispensable à cette formation intellectuelle, culturelle et civique. Je commence d'abord par décrire notre paysage linguistique actuel. Ce dernier est assez complexe, caractérisé par une dispersion linguistique apparente où se côtoient les dialectes arabe et amazigh pratiqués dans la vie courante, l'arabe classique utilisé dans les institutions éducatives et étatiques et la langue française dominante dans la sphère économique. Cette réalité linguistique a engendré une certaine indigence linguistique qu'il est très difficile à dissimuler. Elle se manifeste par un déficit flagrant en communication orale et par un affichage public truffé de fautes d'orthographe et de syntaxe et quelquefois cet affichage n'est qu'approximatif. Pour s'exprimer en public, souvent le locuteur moyen éprouve énormément de difficultés. Il bascule de l'arabe au français et vice versa et fait appel à son fluide dialecte en cas de blocage. Ce problème d'expression existe même au sein de l'enseignement et à tous les niveaux. On s'exprime très mal faute de maîtrise de la langue. Ceci a certainement des répercussions négatives sur la clarté et la précision des pensées et des intentions en communication. En effet, je crois que la non-maîtrise de la langue d'instruction explique une grande part des difficultés éprouvées par les apprenants dans l'acquisition des différentes disciplines enseignées. D'ailleurs, j'ai souligné ce fait avec force dans deux contributions antérieures [1,2] en rapportant que la faiblesse linguistique manifeste de nos étudiants est l'une des principales causes responsables de leur échec dans leurs études universitaires. En matière linguistique au sein d'un système éducatif, une démarche naturelle s'impose. La primauté doit être accordée à la langue nationale qui servira de la langue d'enseignement de toutes les disciplines et à tous les niveaux. Une fois celle-ci maîtrisée, l'apprenant disposera ainsi de la langue de pensée et de réflexion pour s'épanouir intellectuellement et même devenir créatif s'il est prédisposé pour ça. Ensuite, il pourra apprendre autant de langues qu'il voudra. Ceci est exactement ce qui se fait dans tous les systèmes éducatifs du monde entier. Quant à la place des langues étrangères dans tout système éducatif, leur rôle est universellement reconnu. Elles offrent le moyen de communication nécessaire entre les différentes cultures et l'outil d'accès indispensable aux développements scientifique et technique des pays avancés. Leur apprentissage s'impose mais il ne devrait en aucun cas et en aucune manière perturber l'apprentissage de la langue nationale. Dans ce contexte, il est très urgent d'examiner avec précaution l'idée d'introduire l'anglais comme une deuxième langue étrangère en parallèle au français en cycle primaire. Je considère que ce projet est décisif dans l'apprentissage et la maîtrise de la langue nationale. Un tel projet demeure très discutable d'un point de vue purement pédagogique. La question qui mérite d'être posée ici et avec insistance: est-ce que cette introduction précoce des langues étrangères ne va perturber l'apprentissage de la langue nationale ? Un tel apprentissage qui est déjà perturbé par la très contraignante dualité ??arabe dialectal ? arabe scolaire'' dans le processus de maîtrise de la langue nationale. L'argument souvent avancé dans ce domaine est que l'introduction des langues étrangères est bénéfique pour l'apprenant du fait que plus ces dernières sont introduites précocement, plus leur acquisition est facile. Si les initiateurs de cette démarche s'inspirent en la matière des expériences d'autres systèmes éducatifs étrangers particulièrement européens, il est très important de rappeler ici que notre contexte linguistique diffère totalement de celui d'un pays européen type. En effet, les langues européennes, même si elles n'appartiennent pas à la même famille linguistique, utilisent la même graphie et se pratiquent dans des espaces ayant des affinités culturelles très prononcées. De plus, l'éducation préscolaire dans les pays européens est systématique et performante de telle sorte que les enfants se trouvent déjà initiés à des rudiments linguistiques opérationnels dans leurs langues maternelles avant leur scolarisation effective. Par contre, dans notre cas, les langues étrangères enseignées sont très dissemblables de la langue nationale graphiquement, syntaxiquement et culturellement. Donc, il est clair que ces expériences réussies dans leurs propres environnements ne pourraient être transposables à notre système éducatif. Par conséquent, je crois que la programmation linguistique proposée récemment au sein du système éducatif pourrait compromettre la formation intellectuelle et culturelle des générations actuelles et futures. Souvent, on reproche à la pédagogie suivie dans notre enseignement le recours à la mémorisation-restitution des connaissances et des faits mais généralement on ne cherche pas à identifier les causes derrière ce phénomène. D'un côté, ceci est dû à l'approche suivie qui est surtout orientée vers la description des faits au lieu de privilégier leur compréhension et leur analyse. D'un autre côté, faute de maîtrise de la langue d'enseignement, en l'occurrence l'arabe, les apprenants se trouvent automatiquement dans des situations de compensation de ce handicap linguistique par le recours à la mémorisation des textes écrits. Dans ce contexte et afin de consolider la maîtrise d'une langue à l'école, il est utile de rappeler le fait pédagogique qu'une langue scolaire ne s'apprend pas uniquement comme langue enseignée mais aussi comme étant langue d'enseignement d'autres disciplines scolaires. Pour cela, les enseignants de toutes les disciplines doivent contribuer à l'acquisition de cette langue chez les apprenants. Ils devraient aider les apprenants à s'exprimer correctement et en corrigeant constamment l'abus et l'usage incorrect de la langue qu'ils relèvent chez eux. Juste pour rappel, cette pratique pédagogique était autrefois courante et utilisée par nos enseignants algériens et coopérants français au collège et au lycée. Même nos enseignants des disciplines scientifiques telles que les mathématiques, les sciences naturelles et physiques nous corrigeaient les fautes et le mauvais usage du français comme langue d'enseignement. Ceci nous a énormément aidés dans l'apprentissage du français durant notre scolarité. Je crois que cette pratique est parfaitement transposable à l'enseignement de la langue arabe à l'école. Toujours dans le même ordre d'idées et en tant qu'enseignant d'une discipline scientifique à l'université, je réitère ici avec amertume l'attention sur le choc linguistique que subissent les bacheliers scientifiques actuels qui sont orientés vers les disciplines scientifiques et techniques en première année universitaire. Toute leur scolarité antérieure a été faite exclusivement en arabe et la majorité d'entre eux ne disposent pas d'une connaissance suffisante du français leur permettant de poursuivre convenablement des études scientifiques en cette langue. Juste pour rappel, une préparation linguistique préalable est exigée partout ailleurs aux étudiants postulant à des études scientifiques en langues étrangères. Pour cela, cette frange d'étudiants doit faire preuve d'une connaissance jugée suffisante de la langue des études en passant un test linguistique standard. Ceci fait malheureusement défaut dans notre université. Etant donné que la première année est une année charnière dans un cursus universitaire, un accompagnement et une prise en charge pédagogique particuliers doivent être réservés aux bacheliers optant pour les disciplines scientifiques. A cet effet, cette catégorie d'étudiants doit être impérativement encadrée par des équipes pédagogiques expérimentées et surtout capables d'enseigner les disciplines scientifiques en français et en arabe. Ceci pourrait beaucoup atténuer le dépaysement linguiste chez cette classe d'étudiants et leur permettre une assimilation plus ou moins facile des cours. Sur un autre volet pédagogique, il est nécessaire de corriger une croyance assez répandue mais malheureusement erronée relative à la place et au rôle de l'anglais à l'école. Cette croyance induit très souvent le grand public en erreur sur un thème normalement réservé aux pédagogues. Cette croyance est traduite par l'appel répété par plusieurs personnalités politiques depuis quelques années pour enseigner l'anglais comme première langue étrangère à l'école du fait qu'elle soit la langue internationale dominante dans la recherche scientifique et technique. Certes, l'anglais s'est imposé comme langue internationale dans les relations internationales et en recherche scientifique suite à la supériorité scientifique et technologique des Etats-Unis d'Amérique depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Indiscutablement, de nos jours, l'anglais est la langue dominante dans la publication des sciences et la diffusion des innovations techniques. Bien sûr, aujourd'hui, la maîtrise de cette langue assure un accès direct et en temps réel à ces nouveautés scientifiques et ces innovations techniques qui se réalisent d'ailleurs de plus en plus vite. Mais, il est illusoire de croire que si l'on adopte l'anglais comme première langue étrangère dans notre école à la place de la langue française, la recherche scientifique et technique va s'améliorer automatiquement dans notre université. Cette vision découle d'une méconnaisse flagrante du domaine de la recherche scientifique internationale. Je rappelle que l'innovation scientifique et technique est un effort créatif international hautement compétitif et multilingue. Pour cela, les chercheurs scientifiques créatifs, comme les artistes, ont besoin de sources d'inspiration et d'intuition pour développer de nouveaux concepts, approches et modèles. Ils puisent même dans leurs fonds culturels dans cet effort de créativité. Or il se trouve que toutes les activités intellectuelles relatives à l'innovation scientifique, telles que l'imagination et le raisonnement, se conçoivent dans la langue et se manifestent par elle. Il n'est pas inutile ici de rappeler une évidence éclatante qu'on pense par des mots d'une langue. Ces derniers sont les briques et les outils basiques pour la construction de tout raisonnement intellectuel. Donc, la créativité scientifique est intimement liée à la langue. En effet, les chercheurs des pays les plus avancés scientifiquement disposent en premier lieu de leurs langues nationales comme premiers outils de créativité intellectuelle et innovation technique. C'est pour cela qu'on parle d'une science japonaise, allemande et chinoise bien qu'elles soient publiées aujourd'hui en anglais à l'échelle internationale. Donc, en recherche scientifique internationale, il faut clairement distinguer entre la langue de production des sciences et celle de leur publication. Bien que des chercheurs de différents pays, pris individuellement, réussissent à contribuer d'une manière originale à leurs domaines de recherche en anglais, la maîtrise de l'anglais ou toute autre langue étrangère ne garantit pas une production scientifique originale à l'ensemble d'un pays. En outre, continuer à revendiquer exclusivement l'anglais comme langue d'apprentissage et de communication des sciences et techniques est certainement une manière de favoriser et de maintenir l'hégémonie de cette langue au détriment de la diversité linguistique corollaire de la diversité culturelle à travers le monde. Non seulement cette hégémonie de l'anglais constitue un impérialisme linguistique pur et simple imposé au reste du monde, elle est aussi préjudiciable même pour les anglophones natifs en les poussant automatiquement à se désintéresser de l'apprentissage des autres langues vivantes et par conséquent les plaçant en position désavantagée par rapport aux autres communautés linguistiques. En plus de ce que je viens de discuter ici, il faut souligner que la problématique linguistique posée au sein de l'école est indissociable de la question linguistique dans toute la société. Etant donné que notre paysage linguistique est dans un état déréglementé, il est urgent d'abord de commencer par assainir ce paysage linguistique. En premier lieu, et vu l'influence des personnalités publiques auprès de la population, cette catégorie de responsables devrait donner l'exemple en communication orale auprès du grand public. Pour cela, une personnalité publique devrait surveiller son langage et doit communiquer dans un langage simple, clair et direct et surtout éviter le recours au langage hybride ??francarabe''. Afin d'être le plus clair possible auprès du grand public, une personnalité publique doit tout simplement s'exprimer dans notre dialecte compréhensible par tous. Aussi, vu que la publicité moderne est omniprésente et influe beaucoup sur le langage des gens et particulièrement les jeunes, les pouvoirs publics devraient veiller sur le contenu et la forme des messages publicitaires. A cet effet, ils devraient encourager les gens créatifs à la diffusion d'une publicité saine, intelligente et éthique. Donc, il est urgent qu'une grande action doive être prise par les pouvoirs publics pour l'assainissement du paysage publicitaire actuel affiché ou audio-visuel qui se trouve dans un état anarchique et lamentable. Par exemple, si le message est véhiculé en dialecte qui est d'ailleurs beaucoup plus familier et percutant, il faudrait qu'il soit en dialecte intégral au lieu d'un dialecte créolisé de mauvais goût. Si, par contre, le message est affiché en arabe standard ou en français, il faut absolument qu'il respecte la syntaxe et l'orthographe de la langue utilisée. Par ailleurs, je considère que cette occasion est opportune pour évoquer l'utilité et le statut du dialecte au sein de la société. Je rappelle que le dialecte est le seul véhicule de notre culture populaire ancestrale. Sans ce dialecte, on n'appréciera jamais le riche héritage oral très varié consistant en la poésie populaire, les chants, les contes, les proverbes populaires et l'humour. Pour cela, la place et le rôle du dialecte au sein de la société sont une préoccupation ancienne et commune à tous les pays arabes à des degrés différents. D'ailleurs, beaucoup d'intellectuels arabes préconisent l'idée de promouvoir les dialectes pratiqués à travers le monde arabe afin d'élever le niveau intellectuel et culturel de la masse citoyenne. Ils estiment que cette ??réforme linguistique'' est une condition sine qua non pour tout développement culturel, social, scientifique et tout décollage économique au sein des sociétés arabes modernes. Bien sûr, ce projet sociétal de grande envergure nécessite une action volontariste de la part des intellectuels, des pouvoirs publics et de toute la société civile. Enfin, je crois qu'il faut absolument dépassionner le débat sur la problématique linguistique afin de l'aborder d'une manière pédagogique et cohérente loin de tout préjugé et penchant idéologique. A mon avis, il est primordial de maintenir le statut de la langue arabe dans sa version moderne comme première langue scolaire au sein de notre système éducatif. Cette langue est non seulement la langue d'un très riche héritage littéraire et scientifique auquel notre pays est très attaché mais elle est aussi aujourd'hui une langue vivante internationale qui véhicule une culture riche et dynamique à travers le monde arabe. Concernant la place de la langue française au sein de la société, je crois qu'il faut absolument se décomplexer vis-à-vis de cette langue en adoptant une attitude tout à fait normale envers elle. D'une part, je considère qu'il est étrange d'entendre ou de lire souvent que cette langue nous est un ??butin de guerre''. En réalité, une langue n'est pas un bien neutre dont on dispose comme on veut. Toute langue a son propre génie et sa propre vision du monde. Une langue est bel et bien l'expression d'une culture et le véhicule d'une civilisation particulière. D'autre part, il n'est pas raisonnable de rejeter catégoriquement le français du seul fait qu'il soit la langue de l'ancien colonisateur. Pour des raisons pragmatiques évidentes, je crois que l'enseignement du français doit être maintenu comme première langue étrangère dans notre système scolaire et universitaire. D'ailleurs, une bonne connaissance de cette langue s'avère nécessaire pour la consultation et l'exploitation du fonds documentaire en français dont disposent nos bibliothèques nationale, universitaires et locales. Il faut attirer l'attention ici que ce fonds documentaire est très varié et non négligeable. Aussi, étant donné que le français est assez répandu et relativement maîtrisé dans notre pays, il nous servira comme moyen très utile de faire connaître notre histoire et notre culture nationale aux pays francophones et s'ouvrir en même temps sur les cultures de ces pays. Quant à la place adéquate de l'anglais dans notre système éducatif, je crois que c'est à partir de la première année du cycle moyen qu'il devrait être introduit comme c'était le cas avant. Pour conclure, je dirai que le débat linguistique qui surgit épisodiquement, indépendamment des circonstances de sa tenue, est extrêmement important et opportun. Il touche à une question sociétale centrale dont dépend directement le développement culturel et le progrès scientifique et technique du pays. Personnellement, j'espère sincèrement qu'à la fin de ce débat fort contradictoire émergera un projet linguistique cohérent et réaliste assurant définitivement une solution rationnelle à la question linguistique au sein de la société. Ce projet a pour objectif principal d'élever le niveau intellectuel des citoyens qui constituent réellement le plus précieux des capitaux du pays. *Professeur de physique - Centre universitaire de Maghnia Notes : [1] Ahmed Houari, «Contribution à l'amélioration de l'enseignement des sciences fondamentales en graduation». Le Quotidien d'Oran N° du 15/10/2003. [2] Ahmed Houari, «Quelle(s) langue(s) à adopter pour un enseignement scientifique performant». Le Quotidien d'Oran N° du 21/10/2004. |
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