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La concurrence déloyale entre secteur privé et secteur public (Suite et fin )

par Menouer Mustapha

La liberté de la concurrence supposait autrefois une obligation de non-concurrence entre secteur public et secteur privé. Mais à partir des années 1970, l'interdiction de la concurrence a été remplacée par une obligation de ne pas fausser la concurrence.

On assiste aujourd'hui à une concurrence déloyale entre les deux secteurs. En effet, les opérateurs des deux secteurs tentent de se nuire mutuellement.

Nous citerons quatre secteurs pour illustrer cette concurrence déloyale entre privé et public: celui du transport, notamment urbain, celui de l'enseignement, celui de la santé et enfin de la monnaie. Ces quatre secteurs représentent aussi des services publics autrefois entièrement pris en charge et gérés par l'Etat mais la libéralisation a abouti à une ouverture vers le secteur privé. Cette ouverture de la concurrence des services publics devait s'accompagner d'une véritable régulation par l'Etat mais cela est loin d'être le cas. Paradoxalement le secteur des télécommunications est plus régulé par une autorité administrative indépendante, l'Autorité de régulation des postes et télécommunications (ARPT) que ne l'est celui de la santé beaucoup plus sensible, ce qui aboutit à un sinistre selon les professionnels du secteur1 et que révèlent un certain nombre de grèves ou celui de la monnaie.

- Le secteur de la santé connaît une concurrence déloyale entre les hôpitaux publics et les cliniques privées. Ces dernières, en raison de la prise en charge médiocre des malades dans les hôpitaux publics, attirent de plus en plus une clientèle de malades en mesure de payer plus cher leurs traitements ou leurs opérations chirurgicales. On assiste aussi à une migration des médecins et du personnel paramédical des hôpitaux vers les cliniques privées en raison de rémunérations plus avantageuses.  

Les patients et les malades n'ayant pas de moyens suffisants (les plus nombreux) sont eux soignés dans les hôpitaux publics qui se trouvent ainsi engorgés par le nombre des malades, le manque de moyens correspondants et la faiblesse de certaines rémunérations. Afin de remédier à cet état calamiteux du secteur de la santé, des professionnels de la santé du secteur public préconisent d'une part une mise à niveau de la nomenclature des actes médicaux et d'autre part la conclusion de conventions de sécurité sociale couvrant à la fois les actes médicaux dans les hôpitaux publics et les cliniques privées afin de rembourser une partie des dépenses de santé complétées éventuellement par des mutuelles comme cela se fait dans d'autres pays.

- Le secteur de la monnaie: ici comme dans les autres secteurs c'est la défaillance de certaines institutions de l'Etat qui a abouti à la création d'un marché des changes parallèle. Lorsqu'on parle de marché parallèle de la monnaie on touche à une fonction régalienne de l'Etat, celle de la création de la monnaie exercée par la banque d'Algérie. Celle-ci est tenue, en raison de ses engagements internationaux avec le FMI (Fond Monétaire International), de procéder à la convertibilité de la monnaie pour les « opérations commerciales courantes » c'est-à-dire en pratique pour les importations mais elle refuse obstinément de convertir le dinar pour les particuliers qui voyagent en dehors d'une dotation touristique ridicule (100 euros par an) contrairement aux pays voisins. Ce faisant, la banque d'Algérie dirige les particuliers vers le marché noir des changes, ce qui aboutit, en pratique, à l'existence de deux taux de change. Cette dualité de taux de change est en contradiction flagrante avec l'article 127 de l'ordonnance sur la monnaie et le crédit2. Nous avions analysé les résultats désastreux de cette politique monétaire sur l'économie dans un article précédent3: dévaluation constante du dinar que nous avons appelée « effet toboggan », encouragement des importations et découragement de la production nationale, trafics en tous genres aux frontières, faiblesse des rémunérations, fuite de la « bonne monnaie »? etc.

Nous ajouterons que le refus de procéder au change officiel pour les particuliers dans des proportions qui leur permettent de voyager dans la dignité, constitue sur le plan juridique une restriction déguisée de la liberté de circulation proclamée par la Constitution dans la mesure où l'Etat a les moyens jusqu'à présent d'assurer une convertibilité convenable à ses ressortissants qui voyagent à l'instar des pays voisins comme le Maroc4 et la Tunisie5. Ces deux pays ont pourtant des réserves en devises beaucoup plus faibles que celles de l'Algérie6.

Les propositions que nous avions faites alors il y a une année consistant dans l'élargissement de la convertibilité de la monnaie nationale c'est-à-dire dans une offre (vente) de devises aux citoyens algériens aurait eu comme effets immédiats de stopper la chute du dinar et faire entrer les liquidités correspondantes dans le circuit bancaire ce qui aurait évité le recours à la « planche à billets » !

Il semble que ce soit la politique strictement opposée que le gouvernement de M. Ahmed OUYAHIA ait impulsée avec les conséquences néfastes que l'on commence à percevoir aujourd'hui.

(Nous aurons l'occasion de revenir prochainement sur l'analyse des mesures du Financement non conventionnel et ses effets).

Conclusion :

Pour terminer nous dirons que les « dysfonctionnements » ont la concurrence déloyale est l'expression, et qui s'illustrent dans le marché informel sont à relier, in fine, au mode de gouvernance.

En effet seule la bonne gouvernance avec des institutions civiles légitimes permet de lutter efficacement contre le marché informel qui a pris ces dernières années une importance considérable.

La lutte contre la concurrence déloyale suppose en effet des règles de droit efficientes, une séparation des pouvoirs effective avec une justice indépendante ainsi qu'un gouvernement légitime.

Elle suppose aussi une société civile dynamique, consciente des enjeux fondamentaux et indépendante du pouvoir politique. Le respect des libertés publiques par le pouvoir politique est un des critères de l'Etat de droit.

Ceci est d'autant plus d'actualité que les dispositions modernes de la Constitution de 2016 consacrent les libertés publiques tout en conférant à l'Etat la responsabilité de la lutte contre la concurrence déloyale, la régulation du marché et la défense des droits des consommateurs (article 43). Par ailleurs, elle attribue un rôle plus important au Premier ministre tout en le rendant responsable devant l'assemblée nationale (article 93 à 99) et renforce les prérogatives des députés appartenant à l'opposition (article 114 nouveau) notamment celle de saisir le Conseil constitutionnel (article 187). Elle permet aussi aux justiciables de soulever l'exception d'inconstitutionnalité au cours d'un procès (article 188).

Encore faudrait-il que ces dispositions s'appliquent faute de quoi la nouvelle constitution apparaîtra comme un simple catalogue de droits et de prérogatives virtuelles qu'on peut désactiver à souhait au lieu d'être un guide pour sortir le pays de la crise multiforme qu'il connaît.

Par conséquent changer de gouvernement ou de Premier ministre ne suffira pas à résorber la crise si on ne change pas la qualité de la gouvernance. Un des écrivains les plus connus dans ce domaine, Alexis Tocqueville estimait : « la démocratie ne vous donne pas le gouvernement le plus habile mais elle fait ce que le gouvernement le plus habile est impuissant à créer : elle répand dans tout le corps social une inquiète activité, une force surabondante, une énergie qui n'existent jamais sans elle et qui, pour peu que les circonstances soient favorables, enfantent des merveilles »7.

On connaît la fameuse formule de Churchill « la démocratie est le pire des systèmes? à l'exclusion de tous les autres »8. La force d'un Etat au 21ème siècle ne réside pas tant dans l'utilisation de la force par ses appareils de répression que dans sa légitimité. C'est en effet la légitimité qui lui donne l'impulsion nécessaire pour faire appliquer les lois et dissuade ses adversaires de le contester en dehors des joutes électorales.

*Professeur en droit économique à l'université d'Oran 2.

Membre de la direction de la Chaire de l'UNESCO des droits de l'Homme auprès de l'université d'Oran (de 2002 à 2007)

Notes

1- Dr SIFI Nazim, «Collapsus annoncé du système de santé. Le médecin comme bouc émissaire » Le Quotidien d 'Oran 17/08/2017.

2- «La Banque d'Algérie organise le marché des changes dans le cadre de la politique de change arrêtée par le Conseil de la monnaie et du crédit et dans le respect des engagements internationaux souscrits par l'Algérie. Le taux de change du dinar ne peut être multiple. »

3- Scénario pour une convertibilité du dinar, le Quotidien d'Oran du 15 juin 2017.

4- Qui permet de changer à ses ressortissants 3500 euros environ par an

5-La Tunisie permet de changer 3000 euros à ses ressortissants.

6- Le Maroc avait 22,4 milliards de dollars en Aout 2016 et la Tunisie 6 milliards de dollars alors que l'Algérie avait en juillet de cette année 106 milliards de dollars selon les déclarations du premier ministre.

7- Alexis TOCQUEVILLE « De la démocratie en Amérique » tome 2 éditions ENAG p. XIII de la présentation.

8- La citation est connue mais son contexte méconnu : elle a été prononcée le 11/11/1947 devant la chambre des communes alors qu 'il était leader de l 'opposition après avoir été battu. En voici un extrait :

« En effet, on a pu dire qu'elle était la pire forme de gouvernement à l'exception de toutes celles qui ont été essayées au fil du temps; mais il existe le sentiment, largement partagé dans notre pays, que le peuple doit être souverain, souverain de façon continue, et que l'opinion publique, exprimée par tous les moyens constitutionnels, devrait façonner, guider et contrôler les actions de ministres qui en sont les serviteurs et non les maîtres. »