|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
NEW
DELHI ? Depuis un an le prix des matières premières fait des montagnes russes,
un phénomène qui s'est accentué depuis 6 mois. Ainsi le prix du pétrole brut
est passé de 89 à 124 dollars le baril entre le 8 février et le 8 mars, avant
de redescendre en avril à 95 dollars. Le 8 juin il a rebondi à 122 dollars,
pour chuter à 88 dollars le 4 août ? en dessous de son niveau de début février.
Le marché à terme du blé est tout aussi volatil. Le prix de la tonne de blé tendre rouge d'hiver est passé de 332 dollars en janvier à 672 dollars en avril, avant de retomber à 380 dollars en juin ? soit 50% de plus qu'il y a un an, mais bien en dessous des records démentiels du printemps. Ces variations spectaculaires ne sont pas dues à des variations de la production ou de la demande réelle. Les pénuries d'approvisionnement liées à la guerre de la Russie en Ukraine n'expliquent pas tout. Notamment, la forte hausse des marges bénéficiaires des grandes sociétés pétrolières et agroalimentaires montre que l'augmentation de leurs prix dépasse largement celle de leurs coûts. Mais comme je l'ai souligné récemment, la spéculation effrénée (menée principalement par des firmes financières comme les fonds d'investissement qui dominent les échanges) a beaucoup aggravé la situation. A titre d'exemple, une enquête de Kabir Agarwal, Thin Lei Win et Margot Gibbs conclut que les fonds d'investissement ont été hyperactifs sur le marché du blé de Paris. Leur part en position longue sur les contrats à terme sur le blé est passée de 23 % en mai 2018 à 72 % en avril 2022 ! Et elle est restée supérieure à 50 % en mai 2022. Selon une autre étude récente, le volume d'échanges au principal centre de tarification du gaz du marché du gaz naturel de l'Union européenne, le Mécanisme de transfert de titres, a augmenté régulièrement au cours de la dernière décennie - passant de 14 fois la consommation réelle de gaz en 2011 à plus de 114 fois en 2020. Une telle spéculation peut engendrer le chaos, comme on l'a vu en mars dernier lorsqu'une flambée spectaculaire du nickel a contraint le marché des métaux de Londres (LME, London Metal Exchange) à suspendre les échanges et à annuler toutes les transactions. Celles qui ont lieu de gré à gré en dehors du marché réglementé ont été jugées en partie responsables, aussi la réglementation du LME exige désormais que les négociants déclarent chaque semaine leur position de gré à gré sur tous les métaux livrés physiquement. Le prix des matières premières sur les autres marchés dérivés restent très volatil, car les fonds spéculatifs et d'autres firmes financières en sortent aussi vite qu'ils y entrent. Cette situation est lourde de conséquences, les denrées alimentaires, le carburant et les principaux métaux étant essentiels non seulement à la production, mais à la vie elle-même. L'instabilité des prix affecte le niveau de vie, la capacité de production et l'offre de services ; elle contribue aussi à la stagflation et à la faim qui sévissent actuellement dans la plupart des pays à revenu faible ou intermédiaire. Une certaine stabilisation des prix et leur régulation est donc cruciale - pas exclusivement pour combattre l'inflation. Dans ces conditions, pourquoi les dirigeants politiques ne font-ils rien contre ces fluctuations, alors qu'ils sont parfaitement conscients des conséquences d'une activité financière frénétique sur le marché des matières premières essentielles. Quelque chose de similaire s'est produit en 2007-2009 : provoquant des ravages sur le plan économique, les prix du pétrole et des denrées alimentaires ont d'abord fortement augmenté, avant de redescendre à leur niveau antérieur en l'espace de 18 mois. Après cet épisode et dans le sillage de la crise financière mondiale de 2008, les USA (avec la loi Dodd-Frank) et l'UE ont cherché à réglementer dans une certaine mesure le marché des produits dérivés. Dans l'idéal, la réglementation aurait dû empêcher la spéculation en veillant à ce que les transactions se déroulent non pas de gré à gré, mais sur les marchés réglementés, de manière transparente, avec des informations complètes sur les acteurs réels et leurs offres. Et en ce qui concerne les matières premières, devraient être autorisés à intervenir en Bourse exclusivement les acteurs qui ont un intérêt opérationnel direct dans leur négoce. Ainsi les compagnies aériennes pourraient être autorisées à opérer sur le marché à terme du kérosène, mais pas les fonds spéculatifs. Et les acteurs au marché devraient respecter des limites quant aux positions qu'ils peuvent détenir, en fonction de leur utilisation, de leur besoin ou de la production réelle d'une matière première. La réglementation des USA et de l'UE joue un rôle essentiel, car leurs marchés déterminent en grande partie le prix mondial des matières premières. Mais les premiers changements réglementaires ne sont pas allés assez loin, et ont même été édulcorés. La réglementation de l'UE contribue à prévenir les abus sur les marchés officiels en limitant la position des traders individuels, mais elle autorise toujours les transactions de gré à gré sur les matières premières, ce qui permet à la spéculation de prospérer. De leur coté, les USA interdisent les transactions de gré à gré sur la plupart des matières premières, mais les agents financiers peuvent toujours entrer sur le marché par le biais de mandataires, et les limites de position sont si élevées qu'elles n'empêchent pas les offres importantes de peser sur les prix. Dans ce contexte, la spéculation sur le prix des matières premières essentielles peut encore désorganiser la vie et les moyens d'existence de la population. Heureusement, les régulateurs sont attentifs à certains signes. Lors de la réunion récente du G20 en Indonésie, Klaas Knot, le président du Conseil de stabilité financière qui regroupe les responsables des banques centrales, les ministres des Finances et les régulateurs des pays du G20 a appelé à surveiller de près la spéculation : «Le rôle essentiel des principales matières premières dans les secteurs de l'énergie, des métaux et de l'agriculture? fait que tout dysfonctionnement du financement des producteurs ou des traders actifs dans ces secteurs peut avoir un impact démesuré.» Mais la simple surveillance ne suffit pas. Les mesures à prendre pour limiter la spéculation sur le marché des matières premières sont évidentes, ce qui rend d'autant plus frappante la passivité des autorités. Les régulateurs et les responsables politiques continuent-ils à mettre l'intérêt des opérateurs financiers au-dessus l'intérêt général ? Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz *Professeur d'économie à l'université du Massachusetts à Amherst - Et membre du Conseil consultatif de haut niveau de l'ONU sur un multilatéralisme efficace. |
|