|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Fayçal
Benkalfat est né en 1954 à Tlemcen. Dans une autre
vie, au début des années 1980, il est diplômé en sciences appliquées de
l'institut polytechnique de Brighton, en Angleterre. Passionné de musique
andalouse, il en a fait son métier et le sel de sa vie. Il a édité, sous forme
de CD et livrets, des anthologies consacrées aux grands maîtres des trois
écoles de la musique classique algérienne. Il y a presque trois ans, il a créé
un portail internet consacré au patrimoine culturel national. Fayçal Benkalfat a bien voulu répondre aux questions du Quotidien
d'Oran.
Le Quotidien d'Oran: Dans le domaine de la musique andalouse comme au niveau des arts en général, la querelle entre les anciens et les modernes, les conservateurs et les réformateurs, ceux qui sont soucieux de préserver en l'état un héritage et ceux qui veulent y insuffler un souffle nouveau, a de longue date existé. Dans quel camps vous situez-vous Fayçal Benkalfat et quelle est votre argumentation? Fayçal Benkalfat: À mon humble avis, la problématique ne se pose pas en ces termes. Permettez-moi de vous présenter les choses autrement. À propos du patrimoine musical andalou, il se profile aujourd'hui sous forme de différents corpus (répertoires) spécifiques à chaque région du Maghreb. L'Algérie a le privilège d'avoir hérité de 3 corpus pour Constantine, Alger et Tlemcen. Ces corpus (répertoires) sont formés de plusieurs strates musicales sédimentaires qui se sont accumulées et surtout alimentées durant toutes les époques, depuis au moins 12 siècles. Ce patrimoine immatériel ne peut être figé, surtout qu'il n'a découvert la notation musicale et l'enregistrement sonore qu'à la fin du 19ème siècle. Il est donc évident que ce patrimoine a toujours été dynamique, avec des apports, des altérations et des pertes au fil des siècles. Les échanges entre les différentes régions ont aussi été considérables. Bien sûr qu'il reste toujours des substrats d'époques très anciennes, mais ils ont tendance à s'amenuiser au fil du temps. Certains soutiennent, avec une prétentieuse et infondée certitude, que le patrimoine que nous détenons aujourd'hui dans sa forme actuelle, nous est parvenu sans altérations depuis quelques siècles au moins. Ceci est clairement invraisemblable. Q.O.: Auriez-vous à votre disposition des éléments pour étayer vos propos ? F.B: Grâce à de nombreux documents découverts récemment, nous avons la preuve irréfutable que la pratique actuelle de la musique andalouse montre des différences notables avec celle pratiquée, ne serait-ce qu'au début du 20ème siècle. Ces transformations n'ont d'ailleurs épargné aucune des écoles régionales. Le Malouf de Constantine, la Sanaa d'Alger, ont subi des transformations au cours du 20ème siècle. Au Maroc aussi, une partie entière (le Darj) a été ajoutée en complément à la Nouba. Il faut donc se méfier des certitudes car elles sont souvent trompeuses. Il faut surtout éviter les a priori et garder une distance critique par rapport à l'objet que nous étudions. Si nous prenons l'exemple de la tradition de Tlemcen, cette dernière a été dominée par le grand maître Hadj Larbi Bensari (1870-1964). Nous savons aujourd'hui, de source sûre, qu'il a apporté quelques changements dans la pratique de la Nouba par rapport à celle dont il a hérité de son maître Boudalfa, à la fin du 19ème siècle. Ce sont, pour la plupart, des changements structurels. La récente découverte des précieuses études réalisées par Si Mostefa Aboura entre 1893 et jusqu'à sa mort en 1935, mettent à jour des différences notables entre la pratique musicale de la fin du 19ème siècle et celle plus récente. À titre d'exemple : Seules 4 Noubât sur les onze existantes, utilisaient la mesure actuelle des Msadrât ( premier mouvement chanté de la Nouba), alors qu'actuellement tous les Msadrât se déploient sur ce même rythme. Ce rythme (16/8) des Msadrât ne débutait pas sur le même temps, comme constaté sur les enregistrements du Congrès du Caire de 1932. Au début du 20ème siècle, Mostefa Aboura avait noté ce rythme avec des percussions différentes, ce qui altère largement la perception du rythme. Au 19ème siècle, la Nouba se déployait aussi de manière exhaustive, avec une très longue suite de plusieurs pièces composant chaque mouvement de la Nouba. Par exemple, 5 Msadrât successifs, suivis de 4 Btayhî suivis à leur tour de 4 Drâj, etc... La durée d'une Nouba pouvait dépasser ainsi plusieurs heures. De nos jours, nous n'interprétons généralement plus qu'une seule pièce de chaque mouvement de la Nouba sauf pour l'Ançrâfât et les Khlâçât. Nous n'avons cité plus haut que quelques exemples des transformations constatées sur une période relativement courte. La musique andalouse a dû s'adapter aux mœurs des époques qu'elle a traversées. Nous imaginons mal le public d'aujourd'hui en train d'écouter patiemment plusieurs Msadrât suivis de nombreux Btayhî et ainsi de suite, pendant de longues heures. Donc, autres temps, autres mœurs. Q.O: Certains musiciens sont tentés actuellement d'enrichir le répertoire par des compositions personnelles. Que pensez-vous d'une telle initiative ? F. B: Ceci n'est admissible que si ces compositions ne sont pas proposées pour faire partie du patrimoine dans sa composante actuelle. Les œuvres qui composent ce dernier ont une ancienneté avérée car recensées dans les «Diwâns» et les vieux «Knânachs». Le mieux est de les considérer plutôt comme «néo-patrimoniales» car fraîchement créées. Pour intégrer le patrimoine, elles devront passer l'épreuve du temps. C'est aux futures générations de les introduire ou de les refuser dans le patrimoine. À titre d'exemple, certains poèmes d'auteurs du 17ème et 18ème siècle tels que Bentriki et Ben-Msaïb (connus comme poètes du Haouzî) font partie aujourd'hui du patrimoine andalou, ce qui démontre que leurs poèmes ont passé l'épreuve du temps. Il est cependant important de conserver le patrimoine en l'état, car de cette façon, il devient une référence synchronique et un témoin manifeste de la tradition orale. Q.O.: vous avez créé un portail internet consacré au patrimoine culturel algérien, à la demande du ministère de la culture. (http://patrimoineculturelalgerien.com) Dites-nous un mot à ce sujet. F. B.: Le portail est le fruit d'un travail de recherche et de collecte de données, souvent inédites, qui a duré plus de 12 ans et qui a fait appel à une équipe de chercheurs et d'experts ainsi qu'à des spécialistes dans divers domaines de recherche concernant le patrimoine national. Ainsi a été reconstituée, une quantité considérable de données dans divers domaines, intégrant notamment les travaux et productions culturels des évènements «Alger, capitale de la culture arabe», «Tlemcen 2011», ainsi que «Constantine 2015». L'objectif était de capitaliser sur les acquis de ces évènements, à travers les nombreux documents collectés et ceux encore récemment recueillis. Le but est surtout de mettre ce patrimoine culturel national à la disposition du public le plus large. Ce portail est opérationnel depuis fin 2015. Toutes les données récupérées y sont accessibles et téléchargeables librement et gratuitement à partir de supports comme le téléphone portable ou l'ordinateur. Le contenu actuel du portail est composé de plusieurs rubriques qui touchent de près ou de loin le patrimoine culturel national algérien. Nous vous présentons quelques exemples de ces rubriques : - La bibliothèque musicale contient plus de 5000 références sonores couvrant tous les styles des régions du pays. Plus de 1500 de ces références sonores sont accompagnées de leurs poèmes, certaines d'entre elles de leurs partitions en solfège ainsi que de leurs analyses prosodiques. - La bibliothèque littéraire contient déjà près de 3000 références littéraires dans divers domaines : musicologie, œuvres des savants du monde islamique, manuscrits inédits, publications de la période des 19ème et 20ème siècle, les savants et philosophes du monde, les journaux, revues et périodiques, etc. - Les archives radiophoniques, en collaboration avec la Radio nationale, avec plus de 122 émissions en arabe, français et berbère, coiffant plus de 60 ans de radiodiffusion. - Une rétrospective du cinéma algérien, avec plus de 30 films. Cette anthologie a été remasterisé, récemment, à l'initiative de la Télévision algérienne. Q. O.: Maintenant que la conservation du patrimoine musical ancestral a été sérieusement consolidée, est-ce que la voie est ouverte au travail d'analyse scientifique proprement dite? F. B.: Effectivement, maintenant que la préservation est en grande partie acquise, les musicologues et les littéraires peuvent commencer leurs études et analyses sur les structures mélodiques, rythmiques et poétiques. Le but est de dégager des modèles rationnalisés qui pourront être enseignés aux élèves des écoles, lycées et instituts spécialisés. Le patrimoine musical séculaire n'est plus en péril grâce à la détermination de citoyens-mélomanes éclairés qui ont accompli cette action salutaire depuis plus de 150 ans. Ce serait justice de citer certains de ceux qui ont contribués à cette préservation: - Pour Constantine : Kaddour Dersouni, Hadj Tahar et Salim Fergani, A. Toumi, etc. -Pour Alger : Sid Ahmed Serri, Abderrezak et Mohamed Fakhardjî, Mohamed Bentaffahi, Mohamed Sfindja, Yafil, Laho Seror, etc. - Pour Tlemcen : Larbi et Redouane Bensari, Omar Bekhchi, Abdelkrim Dali, Ghaouti et Mohamed Bouali avec ses disciples, Mostefa et Khair-Eddine Aboura, Kamel Malti, Abderrahmane Sekkal, Mustapha Brixi, Amine et Rifel Kalfat, Amine Mesli et Yahia Ghoul, etc. Q. O.: Quel rôle a joué l'Etat dans cette longue entreprise de préservation du patrimoine culturel national? F. B.: L'Etat algérien est l'unique promoteur des grands projets culturels. Je suis pour la critique constructive. Il faut dénoncer les défaillances quand elles sont avérées, mais aussi reconnaitre les réussites quand elles sont établies. Aucun pays comparable au notre n'a investi des moyens aussi colossaux au profit de la culture, ces 18 dernières années. Un certain nombre de réalisations sont remarquables, utiles et salutaires. Il suffit de voir les nombreuses infrastructures culturelles qui ont été réalisées. C'est certain qu'il y a eu aussi des ratés et du gaspillage, mais ceci est surtout dû aux déficiences de quelques responsables incompétents. |
|