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L'Algérie et ses sœurs dites
arabes sont des nœuds de dépendances. On y trouve aussi bien ceux qui les
affectionnent et se plaisent à les serrer fermement, que ceux qui s'emploient à
les dénouer contre vents et marées. L'outil n'est pas secondaire. À l'ongle, au
couteau, aux dents. Pourquoi Kamel Daoud ?
Il fait partie de ces derniers et il a des dents. Et il ne s'en prive pas. Ses textes sont mordants, non qu'il y dispense une quelconque parole d'oracle mais parce qu'il n'y va pas de main morte. Les mauvaises langues n'y voient que de la bave d'une brebis égarée broutant l'herbe verte dans la main parfumée de l'Occident. Allons ! Lisons son ouvrage, Mes indépendances1, paru cette année. Le personnage se dévoile au fil de ses chroniques, il interpelle, il taquine, il pique, il tape, plus à la massue qu'à fleurets mouchetés, il tranche à vif nos addictions à la marche arrière toute. Bref, il nous invite à son intifada pour «jeter des pierres dans le puits du ciel et prouver qu'il n'y a pas d'eau.» La sortie de cet ouvrage est doublement salutaire. Pour le lecteur qui n'a pas eu connaissance de toutes ses chroniques, mais aussi pour l'auteur lui-même en ce qu'il y livre dans la répétition voulue et la multiplicité des angles d'attaque, les réponses aux questions que tout un chacun se posait sur les controverses dont il fut l'objet, notamment celle que l'on peut qualifier de syndrome de Cologne («colognisation du monde», écrit-il). Le voilà donc tout nu, l'ennemi de l'intérieur, le mécréant, le harki, le vendu, le sioniste, le repreneur de la basse anthropologie, et j'en passe. C'est parce que Kamel Daoud est pris en étau entre des enthousiasmes et des détestations, que je veux ici mêler au concert des premiers mon instrument, un bendir à peau d'âne, au risque, je le pressens, d'éventuelles accablantes charges des seconds. N'est-ce pas qu'il faut débattre pour se débâter ? En monture donc. Sid Ahmed Semiane campe assez bien dans sa préface le personnage Daoud : «un diagnosticien lucide, parfois agaçant, parfois percutant, parfois lumineux, parfois troublant... D'où son intérêt intellectuel.» Retenons «l'intérêt intellectuel». Pas pour faire de Daoud un penseur du temps ou du vent, non, du reste il s'en défend, «dénoncer, mais pas s'innocenter2 .» Intérêt intellectuel pour sa rage noire à cisailler sans prendre de gants les «barreaudages» des sociétés arabo-musulmanes, à pointer la moisissure des conforts idéologiques qui ont conduit ces sociétés à ce qu'elles sont, aujourd'hui, sociétés où l'affect et l'inquisition ont délogé la raison, sociétés réfractaires à la «singularité, ne comprennent pas le ?je' dans l'étable du ?nous' dominant.» Les textes de Kamel Daoud, récurents jusqu'à l'os nos doxas frisant la date de péremption, nos stériles susceptibilités, les lests qui plombent notre désir d'envol : l'islamisme, l'identité nationale dévoyée, l'arabité vaseuse, le pouvoir bêtasse, la condition féminine, la lutte palestinienne pervertie, pour ne citer que ces sujets qui attirent l'anathème à quiconque s'aventurerait à les écailler. Le titre de l'ouvrage, Mes indépendances, une exquise trouvaille, appelle son pendant : dépendances. Il aurait pu l'intituler Anthologie de nos dépendances pour s'être attaché à dresser la liste de nos travers et de nos opiums. Nos dépendances sont multiples et de tous ordres, elles siègent en pythies sur nos épaules pour nous susurrer à l'oreille l'aversion de la contradiction, fût-elle heureuse, elles s'ingénient à nous convaincre que «notre âne est meilleur que leur [Occidentaux] cheval», elles érigent en crime «la dénonciation de l'entre-nous, la transgression du murmure clandestin de sa propre culture», elles ne dédaignent pas les États où sévit la servitude volontaire, où «les faibles se soumettent volontiers aux plus forts, dans le seul but que ceux-ci les aident à opprimer d'autres encore plus faibles» (Dostoïevski). Le homard et la «Fatwa Valley» C'est précisément pour s'être attaqué à ces dépendances, pour les avoir cuisinées au fiel, que Kamel Daoud eut à ferrailler avec les «siens» et les prétendus Saints, se retrouvant dans la situation de David contre Goliath ou, si l'on veut, de Daoud contre les ayatollah ! Il est des coriaces modes de pensée qui usent jusqu'à la corde de l'argument de la contagion de nos intellectuels par la pensée négative que porte l'Occident sur les sociétés autochtones. Toute pensée, tant soit peu, dissidente ou revendication identitaire autre que la sacro-sainte arabo-musulmane est fustigée comme une permanence des séquelles du colonialisme. Beaucoup d'intellectuels, de par le passé, en ont payé le prix de l'anathème. Mouloud Mammeri fut le premier traîné dans la boue lors de la parution de son grand roman ayant pour cadre un village kabyle, «La colline oubliée», en 1952. Sans parler du sort réservé à son recueil sur les «poèmes kabyles anciens», en 1980. On connaît la suite avec ses printemps berbères et leur conte de morts. Cette structuration binaire de la pensée accusatrice met en avant les éclairés qui échapperaient, par miracle, à l'ensorcellement de la pensée occidentale, et, face à eux, les fourvoyés, dindons et subalternes de l'Occident qui leur dicterait ses représentations et ses jugements. Et c'est peu dire que l'intellectuel autochtone doit exceller en funambulisme. Il évolue sous une double inquisition, celle d'un «Occident en pleine errance d'âme qui essaye de trouver en vous le chamane de ses angoisses, le témoin de ses convictions peureuses et la preuve de ses théories sur l'Autre», et celle des frères qui ont le tison facile, gardiens de la marmite islamo-identitaro-révolutionnaire posée sur des chenets bancals. En effet, «comment dénoncer les islamistes sans servir les causes malveillantes du rejet des autres en Occident ? Comment proclamer l'altérité comme lien de réflexion entre les jérémiades du Sud et les indifférences sophistiquées du Nord ?», «comment parler de l'islamisme sans tomber ni dans l'islamophobie facile ni dans l'islamophilie ridicule comme explication du cosmos ?» Comme dans l'effet papillon, la moindre entaille faite à l'endroit de l'islam secoue la Oumma, devenue communauté d'affects. Tel le homard écorché vif3 lors de ses multiples mues nécessaires à son développement, les sociétés arabo-musulmanes se racrapotent devant toute velléité de mutation, soupçonnant de déviance ou de mauvaise intention, toute pensée innovante. Il faut dire que l'Occident a, par ses terribles guerres, bien engrainé le terreau de ce réflexe. Oui, «l'islam se porte mal, l'islamisme se porte bien, et même très bien». Pis : «l'islamisme ne défend pas Dieu, il veut le remplacer». La navigation entre l'islam et l'islamisme s'avère des plus périlleuses. Chaque jour que Dieu fait, ces deux faces de Janus se confondent tant l'islam pépère et silencieux de nos aïeux est couvert par la pétarade de l'islamisme conquérant qui fait sortir ses ouailles de l'humanité. Dès lors, toute critique socio-historique du dogme islamique et les pratiques qui s'en réclament est associée à l'islamophobie et se heurte à la condamnation sans appel au nom d'un code estampillé par les think tanks islamistes, ulémas de la «Fatwa Valley», une «espèce de Vatican islamiste avec une vaste industrie produisant théologiens, lois religieuses, livres politiques, éditoriales et médiatiques agressives», calamiteuse Silicon Valley où l'on enseigne l'irréductible dichotomie haram/hallal en lieu et place d'Al-Khwârizmi, et il n'est pas impossible que «la roue sera désinventée» dans ces temples de savoirs binaristes. Occidentalophobes mais envieux de l'Occident, les islamistes et leurs planteurs «dictateurs Néanderthal» ne répugnent pas pour autant à sa technologie, ils s'en servent même pour le vilipender. Quant à la démocratie, l'islamiste la conspue pour être «la prostituée de l'Occident», ou, intéressé, il l'élève comme un chameau qu'il monte non sans son épée, sans «jamais hésiter à l'égorger» le moment venu. Le dictateur à l'esprit de grotte ne s'embarrasse pas non plus de la démocratie, il se ravise quand elle le gène, il s'en débarrasse, sans autre forme de procès, pour la renvoyer aux expéditeurs comme une pièce défectueuse, et ces derniers, en bons commerçants, la lui rafistolent à sa convenance. Ainsi s'est faite la défloraison des printemps arabes. On comprend, ô combien la hargne de Kamel Daoud à ne pas faire de détails quand il s'en prend à l'inertie tous azimuts du «monde dit arabe». À commencer par la condition de la femme. Femme porcine L'Arabe est... L'homme musulman est ? Et bonjour l'essence ! De vrai, l'orientalisme exotique et l'anthropologie coloniale nous a beaucoup servi de cette substance. Kamel Daoud en a été accusé dans l'épisode de Cologne. À tord. Pourquoi ? S'il est un interdit noyau dur chez la Musulmans, c'est bien la consommation du porc. C'est la transgression ultime qui fait basculer un musulman dans le camp des mécréants invétérés. Le porc, dans notre imaginaire, symbolise la saleté, la fornication bruyante, un conduit de maladies, tout ce qui doit se soustraire au regard et au toucher. Il y a fort à parier que si la sécularisation des sociétés musulmanes devait advenir un jour, elle garderait cette exception, au-delà de la croyance, elle serait la dernière réforme qu'elles seraient prêtes à faire. Et la femme dans tout ça ? Précisément, les représentations minorantes de la femme, en dépit de certaines juridictions qui les sortent de la tutelle de l'homme, s'ancrent dans ces sociétés profondément patriarcales dont la force d'inertie, en cette matière, décuple avec la nouvelle donne islamiste. Le dur combat que mènent les femmes féministes arabes pour s'en arracher en témoigne. Sans forcer le trait, la femme, à l'instar du porc, prend chez les islamistes qui en sont obsédés la figure de l'intouchable, de l'invisible, bref entourée d'un halo de harams. C'est là qu'il faut appeler Daoud, Cologne et la grogne. Car son jugement implacable des sociétés musulmanes répond à son exigence de peser «les peuples à leur lien avec leurs femmes», de «nos liens malades avec le désir, le corps et la femme.» La femme, quand bien même est-elle portée au pinacle dans la poésie arabe, se retrouve «enterrée vivante dans les casseroles» hallalisées à souhait. L'homme «arabo-musulman» en sort comme un délit, et son corps «un crime possible», le corps de la femme étant «la preuve de ce crime quand il n'est pas commis». Plus expressif, Kamel Daoud parle de ces «terres à turbans» «où c'est le sexe qui est un crime, parfois, pas le meurtre. La femme qui n'est pas ?fille de... ' ou ?épouse de...' est une putain. Une possibilité de propriété. Un sexe à prendre. Un corps à emporter sur son dos vers la broussaille. Le spectacle de la femme libre en Occident n'est pas vu comme l'essence même de la liberté et de la force de l'Occident, mais comme un caprice, un vice ambulant, une provocation qui ne peut se conclure que par l'assouvissement. La misère sexuelle du monde ?arabe' est si grande qu'elle a abouti à la caricature et au terrorisme.» Il n'y a dans ces réflexions aucune ombre d'essence de l'homme arabo-musulman, elles ne font que toucher du doigt tout le sédimenté phallocratique de nos sociétés, et nous n'avons pas besoin de nous le faire expliquer par l'Occident qui nous aime, pas plus nous ne recourions à l'argument sur ses femmes battues dont une meurt une fois tous les trois jours. Comparaison n'est pas toujours raison. Ce serait du reste indécent de nous renvoyer à la figure les corps des femmes meurtries pour nous disculper de nos lâchetés. Laissons ces arguties aux défenseurs des gynécées. Nous croyons dur comme fer avec Kamel Daoud que «quand les femmes sont enfermées, les hommes sont prisonniers.» Naïve belle formule ? Soit, si l'enfermement est réduit au simple harem, et la prison à la cage à kakapos. Il est question, ici, de tout autre chose, il s'agit de l'enfermement de la femme dans le réduit crasseux de notre paysage mental, dans le dur scellement de nos habitus qu'il faut bien secouer avant que nous retournerions à l'âge de Lucy de Hadrar. Tension de la Palestine La Palestine est une terre, une mère, une femme. La poésie en atteste abondamment. Aussi, ne doit-on en parler qu'en s'entourant de précautions, sans quoi on est condamné pour crime de lèse-palestine, qui est aux yeux des arabo-musulmans la pire des trahisons. On est toujours attendu au tournant de la Palestine. Les régimes arabes en ont fait leur miel. Mais ils l'ont plus desservie que servie. Ils s'en sont plutôt servi «comme cache-sexe». Jusqu'à plus soif. Ils ont cédé ce fond de commerce aux islamistes qui ont repris le relais aujourd'hui. Pour eux, la Palestine est bonne à tondre, à condition que le loup-israël soit à mille lieues de là, «la cause palestinienne sert à tout, dans le monde arabe, sauf à secourir les Palestiniens». Le poète palestinien Mahmoud Darwich revenu des illusions de l'arabisme n'en dit pas moins : «l'air se brise sur la tête des gens tant la fumée est pesante et [...] rien de nouveau du côté de l'arabisme» (nous choisirons Sophocle et autres poèmes). C'est pourquoi, «il faut [...] libérer la Palestine, des Israéliens qui veulent la voler mais aussi des «Arabes» et des islamistes qui veulent la vendre et l'acheter et lui monter sur le dos et prendre la parole à sa place.» Si l'on ne peut exclure l'Arabe/islamiste du combat pour la cause palestinienne, l'on est en droit, en revanche, de lui contester qu'il en fasse sa cause. Car «d'une tragique cause de décolonisation et de colonisation, on a tenté de faire une cause ?panarabe' et une cause messianisme-islamique.». Cela empêche de distinguer les drames liées à la dimension coloniale de la Palestine de l'intégrisme qui gravite autour de cette cause, alors qu'il convient d'inscrire, avant tout, cette dernière comme une cause humaine au même titre que les «autres douleurs du monde» qu'il faut salutairement «palestiniser». Il faut préférer la griserie de la discorde fraternelle, à la grisaille du consensus mièvre, se solidariser en s'opposant. L'auteur dit, à juste titre, ne pas être solidaire de la solidarité sélective qui exclut ces douleurs, une telle solidarité est assise, intermittente, et «couchée avec la Palestine». D'autant que «l'arabité et la religion exilent le Palestinien dans les marges de la préoccupation internationale» qu'il débarrasse «du poids de cette peine», quoique cette marginalisation puisse obéir aussi à d'autres logiques auxquelles cette arabisation/islamisation prêtent, objectivement, main forte. «Israël, pays bâti sur l'exclusion» peut donc dormir sur ses lauriers, deux autres meurtriers du Palestinien veillent sur ses colonies : «l'Arabe et l'islamiste.» Et «comment libérer la Palestine si soi-même on n'est pas libre dans son pays ?». Débarquement en Algérie. Algérianité ou rien A la lecture de ce qui précède, la tentation est grande d'en conclure à une sournoise arabo-islamophobie. Nullement. Kamel Daoud nous donne une leçon de dés-appartenance et de (ré)appartenance. Se dés-appartenir en cessant de faire semblant d'appartenir à une fictive nation arabe ou de croire à une fallacieuse unité arabe. Se dés-appartenir, c'est sortir le Maghreb de son statut de province courtière régionale des pays arabes («je suis le Maghrébin de personne»), révoquer ce droit de cuissage idéologique, déconstruire l'enflant récit national sur «l'histoire glorieuse racontée avec mauvaise haleine», et reprendre notre propre miroir pour regarder nos rides, et nous pourrions dire avec Daoud que «l'arabité, elle m'appartient (comme culture et œuvres) mais je ne lui appartiens pas», que «l'arabe est une langue de colonisation», que «la tamazight n'est ni une propriété, ni une dissidence et ni une traîtrise. C'est nous, tous.». Le chapitre intitulé «Amazighité : solidaire ou solitaire ?» aborde, à mon sens, ce désir d'algérianité généreuse et ses rendez-vous manqués. Daoud use à bon escient de la métaphore de deux prisonniers, le premier sait qu'il est prisonnier (est-ce le Berbérophone exclusif ?), le second ne le sait plus (est-ce l'arabophone ignorant sa berbérité ?) : «L'homme qui se sait enfermé veut se sauver et fuir et retrouver sa liberté mais il le veut, parfois, seul, pour lui-même, sous prétexte que l'autre ne le veut pas (alors que l'autre ne se sait pas enfermé), qu'ils n'ont pas la même langue (alors que l'autre a été poussé à oublier la sienne) et qu'ils n'ont pas le même souvenir d'un passé (alors que l'autre n'a même pas souvenir d'avoir eu, un jour, des souvenirs). Il veut se battre seul parce que l'autre ne se bat pas[...]. L'homme aux souvenirs vifs et à la langue belle n'a pas compris que, pour s'évader, il lui faut, avant de se libérer, libérer son compagnon, pour qu'ils soient deux et forts. Doucement, par le partage et la générosité. L'homme aux souvenirs n'a pas compris qu'il lui faut être l'ancêtre manquant qui tend la main à un descendant qui a tout oublié et qui, dans l'ombre et la ruine, ricane et recule». Cette métaphore fait penser à l'allégorie des enchaînés de la caverne de Platon, sauf qu'ici un des enchaînés sait que l'ombre projetée sur le mur n'est que reflet d'un soleil dont il est privé. Il veut se séparer de ses chaînes pour parvenir à la lumière, mais seul et sans le secours de son colocataire qui, lui, prend l'ombre pour la réalité, l'écho pour le son. J'espère ne pas dénaturer cette métaphore. Quoique les deux prisonniers ne représentent nullement deux idéal-types d'Algériens, la métaphore demeure didactique quant à la douleur identitaire qui enfièvre l'Algérie. Dans ce cas d'espèce, de par son histoire singulière, l'Algérie aurait besoin d'un double rasage de sa tignasse qui a perdu son henné et ses tresses entrelacées au profit d'une mise en plis interdite de peigne. C'est la condition pour retrouver une peau pacifiée, une peau où s'y mireraient les visages de nos lares et saints tutélaires, les tatouages de nos ennemis d'hier, une peau sur laquelle résonneraient nos mélodies ayant absorbé et territorialisé les grésillements intempestifs. Est-ce du passéisme lyrique ? Un refus d'altérité ? Ça serait se méprendre sur la quête d'un vivre-algérien qui ne soit pas fait d'emprunts arnaques et factices qui nous acculturent plus qu'ils nous augmentent, mais d'ouvertures fécondes entées sur nos plants. L'humus ne renie pas le compost. D'où le nécessaire retour au bercail, à l'Algérie désenchantée, pour la tirer de sa torpeur, et lui poser la question tue, «qui es-tu, belle Nedjma ?» Peut-on parler d'algérianité ? Si oui, de quel héritage est-elle faite ? De quels emprunts ? Sur quel gué marchent-elle ? Entre rêves inaccessibles de l'Occident et valeurs identicides de l'Orient arabo-musulman? De quel coton sont tissées ses laisses ? Daoud embrasse tous les apports, il les revendique, il les «nationalise», il s'en nourrit : «Camus a vu juste mais a compris faux. Les noces sont possibles dans notre pays, Tipaza est algérienne et sa période romaine est mienne, pas la preuve d'une origine ?externe'. Pourquoi un ex-Égyptien se réclame-t-il tout à la fois de l'islamité, de l'arabité, sans cesser de faire commerce avec les ruines de ses pharaons, et moi, je dois avoir honte de mes ancêtres romains, des immeubles coloniaux, des expressions ottomanes, des arts culinaires andalous, des murs espagnols, des langues amazighs, de mes oliviers et de mes danses.» Loin des poncifs des nostalgiques de la colonisation dite positive et de ses remugles, loin de la niaise balance entre les apports et les croques-morts de ladite colonisation, l'Algérien se doit d'affûter toutes les pointes de son polygone, de porter bravement l'habit d'arlequin, y compris avec les pièces de la colonisation française «une histoire qui fait partie de l'histoire algérienne, et ce qui en est né est à moi». L'algérianité semble perdre ses jointures. Elle aimante plus qu'elle ne sédimente. Est-elle défendable ? Oui. D'abord contre ses fossoyeurs, au premier rang desquels le pouvoir politique algérien qui a mis en pots le sang des martyrs, qui nous a fait passer «du parti unique au parti de l'Unique», de la femme moudjahidate au front relevé à la candidate aux législatives au visage gommé, quand sous l'ascendant des islamistes il ne s'en prend pas à leurs jambes dénudées (c'est à croire que la femme cul-de-jatte est l'idéal féminin de l'Algérie). Le pouvoir vole la terre, les islamistes le ciel, ils gèrent en duo les affaires en proxénètes, les premiers les affaires d'ici-bas, les seconds celles d'en haut. Oui, «le pays n'est pas encore à nous et c'est encore une colonie, quelque part», c'est une société momifiée «par ses pharaons» dont le premier d'entre eux apparaît à la télé comme la courge au marché, une fois l'an. Son invisibilité se mesure, au demeurant, à la saturation médiatique par ses graissés garde-chiourmes, celles et ceux qui fabriquent la pique et la gégène dans nos Ouarzazates. La colère contagieuse de Kamel Daoud est saine, civique, et aimante. Daoud transpire l'Algérie, il la sermonne, il l'élève ! Il l'éreinte dans «ses étreintes» dont il n'aime pas rendre compte, écrit-il. «J'ai pour ma terre, se confie-t-il, l'affection du désenchanté. Un amour secret et fort. Une passion». On l'entend presque lancer ce cri flaubertien : L'Algérie, c'est moi. Passer au scalpel l'inamovible système politique, démystifier «la dictature positive», dire notre commun exil intérieur, se donner un mal de chien à effiler nos laisses, redresser les marcheurs obliques, œuvrer pour ne pas désespérer Bab-el-Oued tout en dérangeant «la paix des moutons», c'est avec faconde que Daoud s'attelle à ces déconstructions et interpellations de nos dépendances sans toutefois hypothéquer l'espérance. Il prolonge et renforce aussi, à l'instar de certains de ses confrères journalistes et écrivains, une certaine communauté de pensée inquiète qui mérite notre adhésion. 1. Mes indépendances, chroniques 2010-2016, Actes Sud, 2017. Un recueil de ses chroniques pour la plupart publiées dans «Le Quotidien d'Oran». 2. Les mots et phrases mis entre guillemets sans indications sont extraits de l'ouvrage Mes indépendances. Cet article n'est pas une fiche de lecture, il prend pour support l'ouvrage de Kamel Daoud pour y apporter, modestement, des arguments en sa faveur. L'auteur de cet article assume l'ensemble de ses propos, y compris le mode d'insertion des citations dans son argumentation. 3. J'emprunte cette métaphore à Françoise Dolto dans son étude sur la crise de l'adolescence (cf. Françoise Dolto, Paroles pour adolescents ou le complexe du homard, éd. Hatier, 1989. *Retraité de l'enseignement, Grenoble. |
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