|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Aïn Lagredj est un village de Petite-Kabylie. Il se trouve à mi-chemin de Sétif et de Béjaïa, dans la daïra de Béni Ouartilane. C'est un endroit très calme, trop calme sans doute puisque le chômage y est plus élevé que la moyenne nationale. La vie s'y écoule, au milieu de la beauté des paysages et dans l'ennui des jours sans fin. En mai, un événement était venu briser la monotonie quotidienne. Des voyageurs arrivent de Paris, de Timimoun, d'Alger, d'El Kseur et d'Oran. Tout ce beau monde converge vers le village, accueilli par Si Abdelhafid, Président de l'APC, Si Ali, représentant de la zaouia, instituteur, directeur d'école, inspecteur, Si Braham et sa vaillante épouse, l'Association de Aïn Lagredj, les habitants? Il y a là la troupe El Gaâda, Diwan de Béchar, les Ahellil de Timimoun, des représentants d'associations telles que l'association culturelle d'El Kseur, l'association SDH d'Oran, l'association Génération 2010 de Paris, des représentantes de la Fondation Abbé Pierre. Halim et Djoudi d'Alger, Frédéric de Paris sont préposés aux images. C'est un grand jour pour le village. Il s'agit en effet d'inaugurer un petit ensemble immobilier, le Village Amalou, à la lisière de Aïn Lagredj. Amalou se compose de dix-huit maisons blanches, alignées sur deux rangs parallèles, revêtues d'un toit de tuiles rouges, nanties d'un petit jardin. Ces maisons ont été construites en treize mois, une performance, grâce à la vigilance de Braham, responsable du projet, et à Omar, architecte. Elles ont été édifiées sur une assiette de terrain de huit mille mètres carrés offerte par ???, un généreux donateur. La mairie s'est occupée de la viabilisation et du tracé de la route les reliant au village. L'association Génération 2010 a représenté, via son directeur Abdelati Laoufi, la Fondation Abbé Pierre dans le village ; elle a suivi les travaux et assuré le rôle de passerelle entre la Fondation et les intervenants locaux. La Fondation Abbé Pierre a joué un rôle fondamental. Elle a en effet assuré le financement de la construction. La Fondation avait contribué à la reconstruction de maisons dans la région de Boumerdès après le séisme de 2003. Abdelhafid, maire de Aïn Lagredj, avait participé comme volontaire à ce chantier. Feu l'Abbé Pierre, peu de temps avant sa mort, était venu assister à l'inauguration de ces maisons. Abdelhafid avait rassemblé son courage pour lui demander si la Fondation pourrait aider des familles nécessiteuses de sa commune (dont il n'était pas encore l'élu !) à bénéficier d'un toit. L'Abbé Pierre avait donné son accord. La Fondation tint la promesse de son fondateur. C'est ainsi que fut lancé il y a un peu plus d'une année le chantier du village Amalou. Les bénéficiaires sont seize femmes seules avec enfants, deux hommes souffrant d'un handicap. Le choix s'est fait par une délibération de l'APC. Fait remarquable, personne ne l'a contesté dans la population, ce qui en dit long sur sa proximité et sa confiance envers ses élus ! Quand on sait à quels débordements donne lieu l'affichage d'attributaires de logements dans l'écrasante majorité des communes du pays, on mesure l'importance de cette performance. Jeudi matin, tout le monde se retrouve dans une grande salle de l'APC pour une cérémonie émouvante. Il pleut dehors. Il pleut à verse depuis des jours. Tant mieux! L'eau du ciel est toujours accueillie comme un bienfait. En notre for intérieur, nous prions pour que le temps nous accorde une pause cet après-midi et ce soir. Pour l'heure, il s'agit de donner les clés des maisons à leurs attributaires. Ils sont là ; ils se tiennent timidement à l'arrière de la salle. Il y a les deux hommes, les femmes pour la plupart d'âge mûr, la plupart drapées dans de belles robes traditionnelles, accompagnées d'enfants et de petits-enfants. A l'énoncé de leurs noms, ils se lèvent et prennent d'une main tremblante les clés qui vont changer leurs destinées, les clés que leur remettent tour à tour celles et ceux qui ont joué un rôle dans l'aboutissement du projet. Les larmes coulent, les youyous fusent, l'émotion est palpable. Après le bref déjeuner, la compagnie se dirige vers le village Amalou. Les bénéficiaires sont tous sur le pas de leurs portes. Zorna, tambourins, crotales, chants, cris d'enfants imprègnent l'atmosphère. Pour l'instant, le vœu secret que nous avons formulé ce matin se réalise. Le ciel est lourd mais il ne pleut pas. Nous avons donc le temps de passer dans les maisons, de goûter dans chacune le gâteau et le verre de l'amitié, d'y esquisser pour certains un pas de danse. Nous dévoilons ensuite la plaque qui indique le nom du village ainsi que les noms des institutions qui ont contribué à sa création. Comme nous sommes en Kabylie, habitat de légende de l'olivier, nous procédons à la plantation d'un de ces arbres réputés pour leur longévité et les vertus de leurs fruits. Il ne pleut toujours pas. Quelques kilomètres plus loin, une autre tâche nous attend. Durant la phase de déroulement du chantier, nous avons maintenu un débat sur la suite des opérations. Il nous paraissait en effet que la construction de ces maisons n'était pas une fin en soi et qu'il nous fallait réfléchir à des moyens de faire sortir le village de sa pauvreté. Ses atouts sont considérables, l'artisanat, l'agriculture biologique, et surtout ses paysages d'une beauté presque irréelle. Même sous la pluie ou sous un ciel plombé, on ne peut qu'être saisi par ces panoramas éblouissants, où le vert se décline à l'infini au gré de l'ombre des ravins et du jaune éclatant des genêts. L'eau explose ça et là, issue de sources dispensant un breuvage limpide et doux. Aussi loin que s'étend la vue, il n'y a que moutonnements des champs de blé, perspectives de haies d'oliviers, montagnes entrelacées d'où émergent des villages de loin en loin, reconnaissables aux minarets de leurs mosquées. Il y a donc des atouts incontestables pour le tourisme, pas le tourisme de masse qui saccage et pervertit mais un tourisme écologique, respectueux de la Nature et des gens. C'est dans ce cadre que nous avons inscrit le développement de notre action. Nous avons donc convenu, avec l'association locale, de relancer l'artisanat et de tracer le tout premier chemin de randonnée dans la montagne. Les associations venues d'Oran et d'El Kseur vont envoyer dès cet été des volontaires pour débroussailler le sentier. Par ailleurs, grâce lui en soit rendue, la Fondation Abbé Pierre a pris en charge le financement de l'Auberge des Coquelicots. Cet établissement pourra accueillir une cinquantaine de jeunes gens, garçons et filles, ainsi que quelques petites familles. Il sera équipé de deux dortoirs, l'un pour les filles, l'autre pour les garçons, d'une vaste cuisine, d'une salle polyvalente pouvant accueillir diverses activités et qui sera le siège d'une exposition permanente. Il pourra bien sûr accueillir des touristes, venus d'Algérie ou de l'étranger. Nous avons ainsi posé la première pierre de cet édifice dont la réception est prévue dans six mois. La pluie a repris. Ce n'est pas grave. Nous avions prévu une réunion des associations présentes à Aïn Lagredj. Pour mémoire, il s'agissait de l'association culturelle d'El Kseur, de l'association SDH (Santé Sidi Houari) d'Oran et de l'association locale de Aïn Lagredj. Chacune des associations présente ses activités. Des questions fusent. Chacun rapporte son expérience. On convient de renouveler les rencontres et d'échanger les savoirs et les personnes, dans le cadre de chantiers. La pluie continue de tomber. Cela devient un peu plus inquiétant. Nous avions prévu en effet une soirée au stade. Cette soirée devait être la première d'un festival annuel qui réunirait des musiciens venus de toute l'Algérie, voire de l'étranger. Le programme comprenait le Diwan de Béchar, une troupe Ahellil de Timimoun, une chorale de petites filles, une chanteuse et un chanteur de la région. Le stade avait été préparé pour la circonstance. La scène y avait été dressée, la sonorisation était en place, la mise en scène avait été préparée. La pluie remettait tout cela en question naturellement. La seule solution de repli est une salle aux dimensions respectables mais sans doute insuffisantes pour accueillir le rush attendu. Elle est prévue pour un maximum de trois-cents personnes. En toute hâte, on procède à un aménagement approximatif. Pendant que nous dînons, nous apprenons que la salle s'est déjà remplie et que de très nombreux jeunes n'ont pas réussi à y trouver place. On craint des débordements. Le mot annulation est prononcé. Ce serait une catastrophe. Le festival ne peut commencer sur une note aussi négative. On décide donc finalement de le maintenir. Après le repas, artistes et organisateurs se dirigent vers la salle. De très nombreux jaunes stationnent à l'extérieur. A l'intérieur, c'est un spectacle dantesque. Il y a au moins six-cent personnes agglutinées les unes aux autres, ne formant plus qu'un seul corps, dans une chaleur étouffante. Si on s'avisait de lancer une épingle, elle ne toucherait pas terre. Les musiciens ont toutes les peines du monde à atteindre la scène. Évidemment, le programme est bouleversé. Les petites choristes sont décommandées, de même que la jeune chanteuse. Le chanteur, après quelques airs, quitte la scène. C'est théoriquement à Ahellil de prendre le relais mais l'ambiance est tellement électrique que le Diwan de Béchar s'empare de la scène alors que fusent les cris de »Aïcha, Aïcha», en hommage à Aïcha Lebgaâ, âme du groupe. Au rythme des crotales et des percussions, la foule reprend en cœur les refrains en ondulant comme un seul homme. C'est vraiment la foule qui danse, comme une vague qui oscille. Il n'y pas de place pour une chorégraphie individuelle, comme dans ces mariages où les danseurs rivalisent d'originalité. Là, c'est un seul corps en sueur et en transe. La foule est devenue tellement dense qu'elle déborde sur la scène. Il y a maintenant plus de spectateurs que de musiciens sur l'estrade. Il n'y pas d'agressivité mais le service d'ordre, constitué de jeunes volontaires, est vigilant. D'ailleurs, il y a dans la salle et ses alentours l'officier de gendarmerie, le chef des pompiers qui n'ont pas l'air inquiet. Bien entendu, Si Abdelhafid, le Président d'APC est là, mêlé à la foule, heureux. Il y a aussi Si Abdennour, le chef de daïra. Il se tient devant la porte. Les jeunes qui vont et viennent lui font des signes d'amitié, de reconnaissance. Quand le Diwan quitte la scène, il est remplacé par Ahellil. Malheureusement, leurs mélopées aériennes tombent mal face à une foule électrisée, qui aurait sans doute souhaité que cette fête ne s'arrête jamais. La partition est donc écourtée et la salle se vide sur un sentiment de frustration totalement dénué de violence. On a pu mesurer à cette occasion l'ampleur du désir de vie chez des jeunes sans perspectives autres que la ronde de jours sans fin, abonnés au chômage et au désœuvrement, porteurs d'une énergie dont ils ne savent que faire. Beaucoup sont venus nous remercier, nous demander de revenir, de les aider à trouver un sens. Nous les avons engagés à s'inscrire dans l'action collective qui vise à sortir leur village du sous-développement. Nous leur avons promis de revenir, naturellement. Le lendemain vendredi, le gros de la troupe repart vers Paris, Oran, El Kseur, Alger. Une partie du reste de l'équipe se retrouve pour visite de la zaouïa, sous la conduite de Da Ali. Il y a beaucoup plus de petites filles que de petits garçons dans ce lieu paisible. Une autre partie opte pour une superbe randonnée de plusieurs kilomètres dans la montagne. Malgré la pluie et la gadoue, ils en reviennent éblouis. D'autres s'adonnent au plaisir du thé de Timimoun en compagnie de la troupe d'Ahellil. La matinée se termine par une visite du souk de Béni Ouartilane. En fin d'après-midi, Si Rezki, Président de l'APC de la ville nous accueille dans sa mairie pour une dernière représentation d'Ahellil, dans laquelle vient s'insinuer un illusionniste venu d'El Kseur. Après le dîner, vient le temps de la séparation. Émotion, accolades, promesses de retour. A l'aube du jour suivant, après un copieux petit déjeuner servi par l'épouse de Si Braham, en présence des maires et du chef de daïra, nous prenons place dans des voitures qui filent vers Alger ou l'aéroport de Béjaïa. Le retour n'a pas été de tout repos. Je le raconte par ailleurs, Cette histoire n'a pas sa place ici. Aïn Lagredj, village d'Algérie, condensé d'Algérie. Le pays y est résumé. On y retrouve le même ennui, la même désespérance face à un horizon vide. On y trouve aussi l'extraordinaire générosité, l'hospitalité, l'amitié, propres à notre pays. Ce village sortira sans aucun doute de l'ornière. Les gens qui président à sa destinée, élus ou hauts fonctionnaires, font tout pour cela, appuyés par la population. Rêvons un peu. Imaginons que, dans toutes les villes d'Algérie, on retrouve cette conjonction entre administrés, jeunes et vieux, et administrateurs, maires ou chefs de daïra. Ajoutons à cela un élément de plus, une aide extérieure, comme celle qu'a fournie l'Abbé Pierre, mais qui peut très bien venir de l'intérieur, d'une institution, d'une entreprise nationale, d'un mécène. Les ingrédients seraient réunis pour réussir. J'ai l'esprit de l'escalier. J'ai pris la parole à plusieurs reprises. J'ai remercié de nombreuses personnes. J'aurais dû, en conclusion, inviter l'assistance à lever les yeux vers le ciel et faire une ovation sans fin à celui qui nous a permis de nous retrouver, l'Abbé Pierre. Merci, Monsieur l'Abbé! |
|