
Finalement, il n'existe plus que deux sortes de pays
«arabes» : les libérés et les non libérés. Dans les pays libérés, le Premier
ministre descend dans la rue, dans la place publique, parle aux gens qu'il
gouverne, prend leur eau et leur pain et leur façon de parler. Le Moubarak du
coin est mort et les siens sont pourchassés même sous la terre. Le pain y est
dur, l'économie en crise, l'insécurité relative, mais l'avenir y a au moins un
prix et le peuple le paye. Les policiers y sont là pour la sécurité du peuple
et pas pour protéger le régime. La matraque sert contre le voleur et pas contre
le manifestant, le futur est l'affaire de tous et le présent au bout de
l'index. L'histoire nationale n'est plus une autobiographie et les ENTV parlent
des gens et ne parlent pas à leur place. Les islamistes y sont une minorité et
la démocratie quelque chose de traduisible en langage de cafés. Dans
l'ensemble, cela ressemble aux premiers jours de l'indépendance mais avec ce
côté moins naïf et moins pompeux et moins illusoire.
Dans les pays non
libérés, le Moubarak tient encore le sac de la semoule et l'utilise pour
acheter du temps. Le Premier ministre ne descend jamais dans la rue car il doit
de l'argent à tous et les ministres sont choisis par quota, dans un sac de
scrabble. L'ENTV y parle de son maître qui y parle de lui-même, même quand il
n'ouvre pas la bouche. L'armée y est divisée en deux : celle du peuple et qui
lui ressemble, et celle des vieux chefs et qui ressemblent à leur chef. Le
ministre de la Défense y est mal vu ou n'existe pas. L'argent y est en Suisse,
la main-d'oeuvre y est chinoise, les projets nationaux commencent par la maison
familiale, les élus payent leurs mandats avant de se faire payer leurs votes,
les partis d'opposition sont traités comme des étrangers nuisibles et la
liberté d'expression y est en mode vibreur. Personne ne se sent chez lui et le
pays n'est associé à la terre que par convocation. Les élections y sont fausses,
les chiffres menteurs et les levers de soleil à peine discernables d'un soupir
fatigué. Du Maroc à l'Irak, c'est donc la nouvelle latitude qui sépare la
liberté de la libération. A gauche du destin, les gens qui doivent encore
décoloniser et à droite, les gens qui décolonisent dans la souffrance, le chaos
ou l'effort. Chacun est donc libre d'avoir un passeport ou seulement le pas de
sa porte.