|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Stéphanie Hartmann, qui est
journaliste et présentatrice radio, spécialiste de politique africaine, a
réalisé un grand entretien avec Emmanuel Alcaraz,
agrégé d'histoire et de géographie, docteur en histoire et auteur de Histoire de l'Algérie et de ses mémoires des origines au hirak publié chez Karthala.
Stéphanie Hartmann : L'Algérie fait souvent l'objet de débats en France. Emmanuel Macron s'est interrogé sur l'existence de la nation algérienne avant la colonisation ? C'est une question que vous traitez dès le début de votre ouvrage. Que peut-on en dire ? Emmanuel Alcaraz : Le peuple algérien existe bien avant 1830. A cette date, il existe très peu de nations, même en Europe. La Belgique naît en 1830, le royaume d'Italie en 1860 et l'Empire allemand en 1870. Nice et la Savoie ne sont pas encore des territoires français à cette date. Les Algériens ont une histoire qui remonte à loin. Ce sont des berbères arabisés. Il y avait un Etat algérien avec la Régence d'Alger qui était reconnue par des puissances étrangères. Il y avait des consuls étrangers à Alger. Il y a eu aussi l'Etat d'Abdelkader qui a résisté à la colonisation française. On ne peut pas dire que c'est la colonisation qui crée la nation algérienne. Le regard d'Emmanuel Macron est européo-centré et il commet des anachronismes volontairement parce qu'il cherche à ne pas trop perdre de voix pour les présidentielles dans l'électorat de droite à cause du dossier algérien, lui qui avait déclaré que la colonisation française en Algérie est un crime contre l'humain. Il existe bien des ordres politiques au Maghreb avant 1830 et une civilisation ancienne. Autant, on peut parler de colonisation française. Autant, il n'est pas possible de parler de colonisation turque en Algérie. Contrairement aux Français, les Turcs n'ont pas spolié les terres des Algériens comme l'ont fait les colons européens. Il est plus pertinent de parler de domination turque qui se met en place à partir du XVIe siècle. Il y a eu des alliances matrimoniales entre les Turcs et les Algériens, ce qui donne naissance aux kulughlî. Il a existé des élites issues de ce métissage dont la grande figure est le bey Ahmed de Constantine qui a résisté aux Français en 1837. S. H. : A quelle date peut-on dater cette naissance d'un peuple algérien ? E. A. : Il y a des constructions politiques qui émergent en Algérie au Moyen Age avec par exemple l'émirat rostémide ou encore l'émirat de Tlemcen. Une construction nationale commence à émerger à partir du XVIIe siècle et cela s'accélère au XVIIIe siècle avec une autonomisation de la Régence d'Alger au sein de l'Empire ottoman. Il y a un partenariat entre les Turcs et les Algériens pour résister aux offensives européennes chrétiennes. Cela ne fait pas sens d'employer des concepts politiques propres à l'espace européen. L'Algérie aurait bien pu se consolider en tant que nation sans les Français. Il y avait bien une conscience politique des Algériens qui était en gestation avant la conquête française. Les Algériens s'identifiaient bien à un watan avant la colonisation française dont les horizons pouvaient être plus ou moins vastes. Les propos d'Emmanuel Macron sont en fait un vieil argument pour discréditer le nationalisme algérien qui était déjà employé par les Français dès la guerre d'Algérie. S. H. : On évoque souvent la figure d'Abdelkader. Que représente Abdelkader dans la construction de l'Algérie ? E. A. : C'est le père fondateur de l'Algérie qui a résisté à la conquête française et qui a construit un Etat algérien. C'est la grande figure du roman national algérien à laquelle s'identifient les Algériens. D'autres personnages algériens sont aussi des lieux de mémoire de la nation algérienne avec Khayr ad-Dîn, dit Barberousse (vers 1476-1546), le fondateur de la Régence d'Alger, qui a sa statue à Alger ou encore les corsaires algériens comme raïs Hamidou (1770-1815). Ce sont des grandes figures de la résistance à des invasions étrangères. Les Algériens se pensent comme des éternels résistants, des éternels Jugurtha (160 av.J.-C-104 av.J.-C), pour reprendre l'expression de Jean Amrouche, qui se réfère au roi numide ayant lutté contre les Romains. De même qu'il y a un roman national français, il y a aussi un roman national algérien. S. H. : On ne va pas revenir sur l'historique de la guerre d'Algérie que vous rappelez très bien dans votre livre. Vous montrez qu'elle débute avec le massacre de Sétif le 8 mai 1945. Vous traitez des violences pendant la guerre d'Algérie qui ont parfois été instrumentalisées dans les mémoires et vous écrivez : « Pointer les atrocités commises des deux côtés en cherchant un équilibre n'est pas une attitude objective et impartiale. » Peut-on dire que la violence du FLN est justifiée par la violence du colonisateur ? E. A. : Il y a une dialectique des violences. S'il n'y a pas de violence première en histoire, il y a bien une conquête de l'Algérie extrêmement violente et une colonisation extrêmement dure qui prive les Algériens de toute véritable parole politique dans une colonie de peuplement. Les Français ont entretenu la fiction qu'elle était un territoire français, ce qui est clairement démenti par le Code de l'indigénat qui ne respecte pas le principe de l'égalité des droits. Des colons européens s'y sont installés. Colon chez moi ne se limite pas propriétaires de terres, mais désigne tous les habitants européens de la colonie. Ces colons ont été d'abord algérianisés au XIXe siècle, puis ont été assimilés à la nation française. Le décret Crémieux de 1871 a fait des Juifs d'Algérie autochtones des colons européens. La loi de naturalisation de 1889 pour les colons surtout originaires d'Europe du Sud (Espagne, Italie, Malte) comme mes ancêtres est une grande étape de leur assimilation à la nation française avec la participation massive à la première guerre mondiale des Européens d'Algérie. La colonisation française a été très dure avec une spoliation des terres. S'il y a eu des occasions manquées, ce qui relève parfois du mythe, la France n'a pas exporté la démocratie et les droits de l'homme en Algérie. Les Algériens ont d'abord mené des luttes politiques dans l'entre-deux-guerres. Elles n'ont pas abouti à cause de la répression française. Après le massacre colonial du 8 mai 1945, s'il y a eu une paix imposée par la violence de dix ans, une partie des nationalistes algériens issue du messalisme s'est radicalisée, ce qui a donné naissance au Front de libération nationale. La violence des colonisés est alimentée par ce sentiment d'injustice suscitée par le colonisateur. Les Algériens ont participé à la première et à la seconde guerre mondiale. Et, le gouvernement français n'a pas reconnu leurs droits. S. H. : Le bilan des morts de la guerre d'Algérie est déséquilibré. Il y a beaucoup plus de morts algériens que de morts européens. Pourtant, vous employez la notion d'ennemi complémentaire de Germaine Tillion. Pour quelle raison ? E. A. : L'expression ennemi complémentaire ne signifie pas chez moi que la violence des Français et celle du FLN sont équivalentes, comme semblait le dire Germaine Tillion, mais qu'elles se nourrissent l'une l'autre. En chrétienne progressiste, Germaine Tillion prônait la paix et rejetait toutes les violences. Il ne faut pas oublier que cette grande dame a dénoncé les injustices coloniales et a rencontré Yacef Saâdi pendant la bataille d'Alger. A cause de ses convictions morales et philosophiques, cette grande résistante qui a été déportée dans le camp de Ravensbrück pendant la seconde guerre mondiale n'a pas pu analyser totalement la dialectique des violences. Ce sont des violences qui certes se nourrissent l'une l'autre mais avec une disproportion des moyens entre une grande puissance, membre de l'OTAN, qui dispose de moyens techniques importants et une résistance populaire qui ne peut mobiliser que des moyens plus limités et qui mène un juste combat pour lutter pour l'indépendance du peuple algérien opprimé par la colonisation. La France emploie des bombardements, le napalm, moyens dont ne disposait pas le FLN. Si justifier la violence n'est pas pour moi le travail d'un chercheur en sciences sociales, l'historien doit essayer de comprendre et d'expliquer ces violences en situation coloniale dans une colonie de peuplement où les colonisés ont été dépossédés de la parole politique avec les élections truquées par le gouverneur socialiste Naegelen en 1948. En France, il ne peut y avoir de citoyens de deuxième classe. L'Algérie n'était donc pas la France. S. H. : Qui sont les grands vainqueurs ? E. A. : Ce sont les Algériens qui ont gagné la guerre d'Algérie comme les Français sont partis. Ce n'est pas qu'une victoire diplomatique. Dans la mémoire de l'armée française, ce sont les militaires français qui ont gagné militairement. Mais, jamais cette résistance populaire n'a a été annihilée même après les opérations Challe en 1959. Elle renaissait sans cesse de ses cendres avec de surcroît une armée à l'extérieur. Cette résistance oscillait entre la ville et la campagne. Lorsque la France utilisait des moyens extrêmes dans les campagnes algériennes, les Algériens répliquaient par de la guérilla urbaine. S. H. : Après la signature des accords d'Evian, le rapatriement des Européens était-il inévitable ? E. A. : Il s'est fait en deux vagues. D'abord, à la fin de la guerre d'Algérie, les violences extrêmes de l'OAS après les accords d'Evian ont eu une grande part de responsabilité en rendant la coexistence entre les Européens et les Algériens quasiment impossible. La guerre d'Algérie est aussi une guerre civile entre les Français, entre les partisans et les adversaires de l'OAS. L'Européen d'Algérie maître Popie est assassiné par les terroristes de l'OAS pour avoir dit en 1961 à l'émission Cinq colonnes à la une que l'Algérie française n'existait plus. L'OAS tue des Algériens et des Européens. Les violences n'ont jamais cessé après les accords d'Evian. Ces violences de l'OAS ont entrainé des ripostes locales de la part des Algériens à l'exemple des enlèvements d'Alger reconnus dans ses mémoires par le commandant Azzedine, chef de la zone autonome d'Alger, et les massacres d'Oran du 5 juillet 1962. Ceux-ci ont vidé la ville de ses habitants européens. C'est une conséquence de la guerre à trois entre le FLN, l'OAS et l'armée française en 1961-1962 dans la grande métropole de l'Ouest. Ces massacres d'Oran sont une cause importante des départs des Européens d'Oran. Mais, globalement, les départs des Européens d'Algérie de la première vague s'expliquent parce qu'ils ne voulaient pas vivre dans l'Algérie algérienne. Mais, des Européens sont quand même restés et ont fait le pari de l'Algérie indépendante et de la coopération. La deuxième vague commence à partir de septembre 1962. La minorité qui est restée a fini par partir parce que les conditions de vie avaient changé. C'était une autre société où les anciens colons européens ne se retrouvaient plus. Je ne pense pas que cela s'explique parce que l'Algérie n'était plus une société coloniale, mais à cause des choix politiques faits par le gouvernement algérien après 1962. Ceux qui sont restés étaient en fait les libéraux, les progressistes. Les durs de l'Algérie française étaient partis. Toutefois, les Européens qui sont restés n'adhéraient finalement pas au projet de la nouvelle Algérie socialiste, à sa politique de nationalisation, à son Code de la nationalité qui a privilégié une Algérie arabo-musulmane et pas une conception plurielle de la nation algérienne. En effet, le gouvernement algérien a fait le choix par ce Code de riposter après 1962 à l'injustice de la colonisation française qui faisait des Algériens musulmans des citoyens de deuxième classe. Il faut bien sûr différencier ces Européens d'Algérie de la vague des «pieds rouges», de sensibilité communiste ou tiers-mondiste, qui étaient attirés par le mythe d'Alger, Mecque de la révolution, et qui a fini également par partir avec la prise de pouvoir de Boumediene en 1965. La dernière vague de départs d'Européens d'Algérie a eu lieu au moment de la guerre civile algérienne. Finalement, l'Eglise d'Algérie est la seule institution issue de la colonisation à être demeurée en place parce qu'elle a pris le parti, dès la guerre d'Algérie, avec le cardinal Duval, l'archevêque d'Alger, de dénoncer l'injustice coloniale et elle a opté pour l'Algérie algérienne. Dans tous les cas, le mythe «nostalgérique» d'un plan pour chasser les Européens est une hypothèse qui n'est pas prouvée. Il n'y a pas de preuve d'une conférence des dirigeants du FLN à la fin de la guerre d'Algérie qui a pris la décision d'organiser une chasse aux Européens. S. H. : Vous dites qu'il n'y a pas un vote pied noir mais des votes pieds noirs. Vous expliquez les liens entre l'extrême-droite et l'électorat rapatrié. Comment les extrêmes-droites se sont nourries de cette mémoire ? E. A. : Pour l'extrême-droite, la guerre d'Algérie a été une rente mémorielle. Certains activistes d'extrême- droite se sont engagés dans l'OAS par haine de la République et par volonté de réhabiliter l'héritage du régime de Vichy. Dans les années 1960, les Européens d'Algérie ont soutenu l'avocat Jean-Louis Tixier Vignancour, un ferme défenseur de l'Algérie française, qui a défendu le général Salan, le chef de l'OAS, lors de son procès. Lors des élections présidentielles de 1965, son directeur de campagne était Jean-Marie Le Pen. Dans les années 1960, le groupuscule Europe Action avec Dominique Venner a prôné un racisme anti-arabe en présentant les immigrés comme des incarnations du FLN. Alain de Benoist, qui a fait partie de ce groupe, m'a dit : « nous avons été les premiers ». Dans la France des années 1970, avec la crise économique de 1973 ; la haine des immigrés va être instrumentalisée par Jean-Marie Le Pen, le fondateur du Front national pour fédérer les différents groupes d'extrême-droite. Sans avoir été un membre de l'OAS, il a été un ferme défenseur de l'Algérie française et de l'intégration pendant la guerre d'Algérie contrairement au chef de Jeune Nation Pierre Sidos et à Dominique Venner qui l'excluaient. Par rancœur suite à la perte de l'Empire, Le Pen est devenu le champion du rejet des immigrés. Ayant pu avoir accès aux grands médias publics, son mouvement le Front national remporte ses premières élections au début des années 1980. La gauche a favorisé la montée de l'extrême-droite pour diviser la droite et lui faire perdre des élections. Apparu au moment de l'affaire Dreyfus en capitalisant sur la haine des Juifs, très affaiblie après la chute du régime de Vichy qui a choisi la collaboration, l'extrême-droite marque son grand retour avec l'anticommunisme et les guerres coloniales. Après les indépendances des anciennes colonies, elle a d'abord joué sur la haine des arabes dans les années 1960, puis sur la haine des immigrés à partir des années 1970 et aujourd'hui sur la haine des musulmans avec les attentats perpétrés par des fanatiques à partir des années 2000. Eric Zemmour et Marion Maréchal Le Pen sont en quelque sorte les héritiers de Jean-Marie Le Pen. Si elle ne l'oublie pas, Marine Le Pen utilise moins la référence à la guerre d'Algérie. Mais, cette référence n'est pas absente dans son mouvement avec des responsables comme Louis Aliot, le maire de Perpignan. La référence à un bouc-émissaire et à un ennemi intérieur est, par contre, une constante des extrêmes-droites en France. S. H. : L'Algérie est un sujet éternel de débat en France dans le contexte des élections présidentielles. Pourquoi l'Algérie revient toujours au cœur des débats politiques ? C'est une nostalgie, c'est une blessure mal soignée ? E. A. : La France était une République impériale. Le territoire français s'est rétréci. Nos horizons se sont réduits à l'échelle européenne. Il y a un sentiment de déclin. La perte de l'Algérie et plus globalement de l'Empire en est un symptôme. Ce n'est pas spécifique à la France. Les Occidentaux n'ont plus le monopole de la puissance. Aujourd'hui, la France est une puissance moyenne avec quelques éléments de la grande puissance. C'est une source de frustration, surtout au moment où on voit des grands pays du Sud qui sont émergents voire qui sont des grandes puissances émergées comme l'Inde ou la Chine. Cela alimente des rancœurs par rapport au passé chez certains acteurs politiques en France. Ce n'est pas qu'une spécificité de l'extrême-droite. Certains hommes politiques comme le socialiste Georges Frêche à Montpellier, plus récemment Eric Ciotti chez les Républicains dans les Alpes maritimes dans des régions où il existe une forte concentration des rapatriés et de leurs descendants, ont aussi un usage politique très actif des mémoires de la guerre d'Algérie. Je ne suis pas persuadé pour autant qu'on puisse encore parler d'un vote rapatrié même dans ces départements méditerranéens. Quelques clientèles politiques subsistent toutefois et elles sont mobilisées par certains hommes politiques. Je pense par exemple aux Tabarot dans les Alpes maritimes dont le père Robert Tabarot, dit le rocher, un ancien champion de boxe d'Afrique du Nord, était un des anciens chefs de l'OAS d'Oran. Mais, attention, les Tabarot n'ont jamais été d'extrême-droite. Un de leurs ancêtres a même participé à la fondation d'Oran républicain qui était un journal classé à gauche. Les acteurs associatifs du monde rapatrié déploient aussi de telles stratégies, à l'exemple de Thierry Rolando, le président des cercles algérianistes, qui est un proche de Bruno Retailleau des Républicains. Mais, aujourd'hui les Européens d'Algérie ne sont plus dans leur grande majorité des soutiens actifs de l'extrême-droite comme dans les années 1960. Ils se sont intégrés à la nation française. Ils ont adopté des comportements politiques similaires à ceux de leurs concitoyens comme ils ne vivent plus dans une société coloniale où le grand décideur était le gouvernement français avec l'appui du gros colonat. S. H. : Les dirigeants algériens utilisent aussi ce passé ? E. A. : Comme dans toutes les nations, il y a des usages politiques du passé. Pas que les dirigeants algériens. C'est le cas de tous les Algériens qui sont férus d'histoire. Ils s'intéressent beaucoup aux récits de la renaissance de l'Etat algérien que nous célébrons en 1962. Les manifestants du hirak se référent aussi à ces grandes figures de la libération nationale mais aussi à des Européens d'Algérie progressistes qui voulaient donner leurs droits aux Algériens comme le communiste Maurice Audin. Les dirigeants algériens se considèrent comme les héritiers de ceux qui ont mené la guerre de libération nationale. Mais, tout le monde se réfère à cette histoire en Algérie car tout le monde est nationaliste contrairement à la France où le nationalisme peut jouir encore d'une mauvaise presse à cause justement des mémoires de Vichy et des guerres coloniales. Avec le temps qui passe, le nationalisme d'extrême-droite monte en puissance en France ces dernières années d'où la nécessité de raviver en France le patriotisme républicain autour des valeurs de la République française, l'héritage des Lumières et de la Révolution française au cœur de l'identité nationale française. Il ne s'agit pas de militer au Printemps républicain ou aux Indigènes de la République, mais de comprendre ce que signifie véritablement être français. Cela veut dire adhérer à un nationalisme républicain ou à un patriotisme ouvert sur l'autre faisant des Français la « grande nation » qui a inspiré la Déclaration universelle des droits de l'homme et une terre d'accueil pour les étrangers. Grâce à cette mise en contact de cultures différentes dans le creuset français, l'identité nationale peut se réinventer sans cesse et n'est pas figée et immuable comme la voudraient les Zemmour et les Le Pen qui essentialisent et dénaturent le génie national français en inventant des boucs émissaires et des ennemis intérieurs imaginaires en stigmatisant des populations. S. H. : Vous évoquez le concept d'égo-histoire. En quoi votre histoire personnelle rejoint-elle la grande histoire ? Pourquoi avoir choisi de vous faire préfacer par un historien comme Guy Pervillé, qui, je pense, n'a pas les mêmes opinions que vous ? E. A. : Le but n'est pas de parler de soi, mais de faire preuve de scientificité. C'est élucider le lien entre votre histoire personnelle et vos objets de recherche. Le lecteur peut savoir d'où parle l'historien s'il a connaissance de son égo-histoire. Cela répond à l'impératif de recherche d'impartialité pour l'historien d'où le choix de me faire relire par Guy Pervillé. J'avais fait ma thèse sous la direction de Benjamin Stora, avec mon premier livre les lieux de mémoire de la guerre d'indépendance algérienne. Or, Stora est plutôt un historien engagé à gauche dont les engagements font partie de son travail même si ces dernières années il a eu tendance à recentrer son point de vue. Guy Pervillé a noté que Stora se plaisait à être associé à Jules Michelet, un historien romantique célébré par le maître de l'Ecole des Annales Lucien Febvre. Michelet est souvent présenté comme un grand maître du roman national qui contient certaines mythologies. A titre personnel, ma principale motivation en tant qu'historien n'est pas de faire de la politique, de façonner une mythologie nationale ou d'être l'avocat d'une cause, mais de rechercher la vérité, d'où mon idée de me faire relire par Guy Pervillé pour renouer avec une filiation ageronienne. Guy Pervillé et Benjamin Stora sont des élèves de l'historien Charles Robert Ageron qui insistait sur cet impératif d'impartialité. Celui-ci doit conduire les chercheurs à ne rien écarter, à tout prendre en compte même les sources et les travaux qui ne servent pas forcément leurs hypothèses. Par contre, contrairement à Guy Pervillé, je ne suis pas un pur positiviste. A titre personnel, je suis plutôt relativiste. Comme Stora, qui n'est pas, je pense, relativiste à cause de l'influence plus forte chez lui du marxisme, même s'il se dit aujourd'hui réformiste, je me réfère aussi aux sources orales, aux archives orales et à une connaissance du terrain algérien, certes facilitée par mes liens personnels avec ce pays. Ces liens sont d'ailleurs très poussés. Ils ne se sont pas arrêtés à 1962. Mes ancêtres sont des Européens d'Algérie. Mon épouse est Algérienne et mes enfants sont franco-algériens, ce qui explique aussi pourquoi je suis si tourné vers l'avenir et mon intérêt pour l'histoire de la guerre civile algérienne ou pour le hirak et globalement pour tout ce qui concerne l'Algérie. Je me suis aussi intéressé à l'histoire des forces armées algériennes. Lorsqu'on a des liens personnels si forts avec son objet d'histoire, il est nécessaire d'objectiver cette relation afin de neutraliser d'éventuels biais et d'éventuels jugements de valeur d'où le choix de faire cette égo-histoire et de la donner à lire au lecteur pour qu'il se projette également dans la lecture du livre. Le lecteur peut ainsi mieux comprendre mes choix de méthodes et de concepts pour écrire ce « roman vrai » pour reprendre l'expression du grand historien Paul Veyne. Quand un historien passe son habilitation à diriger des recherches, il rédige son égo-histoire dans un court mémoire. Je pense que tout historien devrait s'imposer cet exercice et ne pas attendre la fin de sa carrière. Par contre, cet exercice s'arrêtera pour moi à cette courte postface à la fin de mon livre. Le choix de Guy Pervillé a été de surcroît pour moi pertinent comme relecteur justement parce que nous n'avons pas les mêmes opinions. Même si je n'ai jamais été un marxiste dogmatique, même jeune, une de mes références est la culture du mouvement ouvrier au sens large apprise par le biais du syndicalisme enseignant. Par contre, dans mon travail d'historien, je refuse de me situer dans un camp contre un autre. Cela ne veut pas dire que je n'ai pas mes engagements mais je cherche à les séparer de mon travail. Sinon, à quoi bon faire des sciences sociales ? Toute ma production historique ne relève pas de l'engagement militant, mais de la volonté de faire un travail de vérité sur le passé. C'était déjà le cas de mon premier livre les lieux de mémoire de la guerre d'indépendance algérienne comme l'a récemment écrit l'historien Jean-Charles Jauffret. Si une réconciliation franco-algérienne ou une paix des mémoires est possible, elle ne peut advenir que grâce à l'histoire selon moi et pas par des petits pas, des petits gestes politiques relevant du pragmatisme politique ou des usages politiques du passé. Je ne jette pas la pierre aux historiens qui ont choisi cette voie ni à certaines actions d'Emmanuel Macron qu'il faut quand même saluer sur Maurice Audin, sur le 17 octobre 1961 ou encore récemment sur Charonne, mais en ayant conscience de leurs limites. Emmanuel Macron est un dirigeant politique, pas un chercheur en sciences sociales. Le travail des historiens est de produire des connaissances solides sur lesquelles les politiques peuvent s'appuyer pour envisager des politiques mémorielles et des reconnaissances plus globales et pas de servir de faire-valoir à des dirigeants qui ne peuvent tirer tous les enseignements de leurs travaux à cause de leur agenda politique. Le recours à l'histoire est une urgence en France et Algérie pour les jeunes générations ne serait-ce que pour en finir définitivement avec la gangrène de l'extrême-droite en France qui empoisonne le climat politique français depuis l'affaire Dreyfus. Si on doit m'associer à un engagement, c'est bien à celui-ci : l'antifascisme et le combat acharné et sans compromis contre l'extrême-droite en France. |
|