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Abdelhafid habitait avec sa mère une sorte de gourbi dressé dans un
coin de la cour arrière de l'hôtel Albert 1er, au centre-ville de Tlemcen. A
chaque fois que j'allais lui rendre visite, au milieu des années 1980, pour
l'emmener boire un café à la terrasse d'une buvette voisine, je frappais un
coup sec à la porte en zinc de son abri de fortune et il sortait aussitôt, la
tête la première, comme s'il s'extirpait de la carlingue d'un sous-marin.
Sa mère, en journée, était souvent absente, car elle devait faire des travaux ménagers chez des familles de la ville. Je l'ai appris un jour, par hasard, par une voisine. Parfois, le week-end, je croisais sa sœur unique, étudiante à l'université d'Oran, discrète, lointaine, comme drapée d'un voile de pudeur, de honte et de colère tue. Abdelhafid était fils de chahid mais n'abordait jamais ce sujet. Il fumait beaucoup à cette époque et se débrouillait comme il pouvait pour gérer, au quotidien, un mal-être qui l'a progressivement éloigné des ambitions et des obligations de la vie. Passionné de théâtre, bercé de culture populaire, féru de littérature d'avant-garde, il hantait les bibliothèques de l'ex-Centre culturel du parti du FLN (reconverti en gargote, depuis) et de la Maison de la culture de Tlemcen, où il passait le plus clair de son temps et où il était devenu une sorte de personnalité. Je savais vaguement qu'il avait été scolarisé, très jeune, à l'Ecole des Cadets de la révolution, à la caserne du Mechouar de Tlemcen, puis qu'il avait rejoint l'Ecole des Cadets de Koléa par la suite. Ces établissements éducatifs, d'un type particulier, avaient ouvert leurs portes en mai 1963, dans six villes d'Algérie : Oran, Guelma, Béchar, Laghouat, Koléa et Tlemcen. Ils dispensaient un enseignement général et une formation paramilitaire et avaient accueilli des milliers d'enfants dont beaucoup de fils de chouhada et de moudjahidine. Pour une raison inconnue, Abdelhafid, après l'obtention de son baccalauréat à l'Ecole des Cadets de Koléa, interrompit ses études et décida de se lancer dans une vie d'artiste. Il rejoignit alors la troupe de Kateb Yacine, d'abord à Bab El Oued, puis dans le village agricole de Ténira, près de Sidi Bel Abbès, où l'auteur de Nedjma avait trouvé refuge. Abdelhafid racontait, avec passion et nostalgie mais aussi un peu d'amertume, ces moments de vie privilégiés mais fragiles, avec les comédiens-paysans de la troupe de Kateb, cette espèce de communauté anarchiste et autonome, dans l'Algérie glorieuse et pathétique du Président Boumediene, les discussions fiévreuses du soir, l'expérimentation créatrice, les corvées de cuisine, à tour de rôle, et le fils radieux du maître des lieux, Amazigh, qui jouait au football. Abdelhafid avait écrit plusieurs pièces de théâtre. L'une d'elles a été montée par une troupe de comédiens amateurs, au début des années 1980, à la Maison de la culture de Tlemcen. Les années sont passées et le dossier de la petite famille du chahid a fini par trouver une oreille attentive auprès des autorités locales. Abdelhafid emménagea avec sa vieille mère dans un logement social du nouveau quartier d'Imama, à la périphérie de la ville. Dans son roman «L'écrivain» publié en 2001, Yasmina Khadra rend un hommage appuyé à son camarade des rêves éveillés de jadis, à l'Ecole des Cadets de la révolution de Koléa et raconte que Abdelhafid a été, en quelque sorte, son premier conseiller littéraire et le lecteur averti de ses premières ébauches d'écriture, avant la consécration, la gloire et les succès. On ne croise plus désormais la silhouette tourmentée et lumineuse de Abdelhafid en train d'arpenter les ruelles du centre-ville de Tlemcen, un mégot de cigarette aux lèvres, un livre chiffonné dans la main. * Libraire à Tlemcen |
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