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Perspective d'une sociologie
urbaine au Maghreb
Le débat sur la « ville » connaît aujourd'hui une abondante littérature, embrassant un éventail très large de disciplines. L'urbanisation rapide et relativement récente des pays du « Tiers-Monde » est partie prenante de ce débat. Mais les discussions ou travaux, dont cette urbanisation a été l'objet s'inscrivent, généralement, dans la problématique de la dépendance dont l'apport théorique a été, jusqu'à présent, le lot des économistes, des sociologues, voire des démographes et géographes, dont la préoccupation essentielle reste liée au développement des villes « modernes », coloniales ou postcoloniales. D'autre part, les villes pré-coloniales ont fait l'objet de travaux isolés, et sont le fait d'historiens, d'urbanistes ou de géographes dont le champ d'analyse reste, pour l'ensemble, de type monographique. Ces tentatives - malgré les limites théoriques inévitables en pareille matière - font trop souvent défaut pour ne pas être saluées. En plus de leur rareté dans le domaine maghrébin précisément, les difficultés méthodologiques (absence cruelle d'archives ou de manuscrits sur les règles d'urbanisme, sur le fonctionnement « municipal», ou sur les corps de métiers des villes du Maghreb pré-colonial), s'ajoutent au faible encouragement prodigué à leur endroit (notamment par la politique des crédits de recherche). A cela s'ajoute le fait que ces travaux sont peu ou mal connus du public. L'investigation contemporaine sur les espaces urbains précoloniaux apparaît, dès lors, comme une gageure méthodologique dans la mesure où elle ne peut en saisir que les « buttes-témoins », les « icebergs », formes séquellaires vidées de leur substance historique, de leur signification fonctionnelle, qu'il s'agisse de quartiers dits « traditionnels » ou d'activités dites « artisanales ». En même temps, les échecs accumulés et reconnus d'un urbanisme importé sous les prétextes les plus divers et dans les conditions les plus complexes, militent en faveur d'une revalorisation de l'espace urbain traditionnel, sinon d'une politique de préservation des formes résurgentes de cet espace. Le zèle dynamique joué dans l'histoire précoloniale et coloniale, de la petite production marchande, interpelle aujourd'hui l'urbaniste soucieux de réhabilitation et désireux de régénérer une centralité autonome, aux plans spatial et sociopolitique. Dès lors, le débat sur la « centralité urbaine » prend, depuis la dernière décennie, une acuité particulière. La problématique de la centralité urbaine comme enjeu de société au Maghreb: quelques pistes de réflexion Les élucidations nécessaires sont pour des raisons didactiques, énoncées ici en dix points que je m'efforcerai d'articuler. Le thème le plus fréquemment traité dans les recherches récentes est celui du rapport entre le registre topologique et le registre topographique de l'espace. L'hypothèse de la spécificité du spatial et de l'autonomie de la centralité urbaine par rapport à sa fonction de représentation requiert-elle une autonomie de la problématique qui serait une problématique singulière - ou s'inscrit-elle dans une problématique plus large du « POUVOIR » en ce que le pouvoir est au centre, ce que la fonction est à l'organe ? Si cette deuxième hypothèse est admise implicitement, la centralité s'éloigne de la connotation sociologique, en somme ; à ce titre le social n'est admis comme représentatif de la centralité que dans ce qu'il a de récurrent, voire d'intemporel. Ainsi, le « Pouvoir » sera pris dans son acception archétypale, qui nous permet de comprendre ce qui le définit fondamentalement par de là ses modalités historiques (pouvoir magico-religieux, notamment dans sa phase théocratique ou théocentrique comme préfiguration du modèle étatico-politique lui-même servant de paradigme au discours sur la planification sur l'intégration, sur le développement auto-centré, sur le centralisme démocratique, etc...). Si le concept de centralité constitue le paradigme à travers lequel on peut identifier, de façon significative, les différents ordonnancements historiques, sa verbalisation spatiale - en ce qui concerne notamment le substrat urbain - peut montrer cependant « des temps forts et des temps faibles », où la centralité comme forme (gestalt) prend suivant les âges, des connotations différentes. Aussi la connotation hiérarchico-répressive du centre est-elle différente, par son intensité et par les conditions de socialisation, dans l'ère esclavagiste de la cité antique, dans les régimes théocratiques du Moyen-Age ou dans les variantes totalitaires, à légitimation (explicitement) profane, de l'ère contemporaine. A cela s'ajoute une superposition de centres-contenus car le statut de centralité peut être variable suivant les groupes sociaux en présence (mystiques, marchands, militaires, fonctionnaires, adolescents, etc...) et qui sont soumis à des polarités différentielles, lesquelles ne sont pas transparentes de façon cumulative. Il se peut que ce polycentrisme (qui a bien fonctionné d'ailleurs avec les polythéismes antiques) soit, en fait, justiciable de hiérarchisation et qu'il y ait toujours un pôle dominant, un centre dominant, une divinité dominante ; le problème consiste alors à définir le critère de validation d'un tel ordonnancement des polarités vécues en dépit de celles qui sont offertes par l'urbaniste ou le planificateur. Un autre problème est de constater que les centres- contenus ne sont pas toujours autonomes et que leur hiérarchisation n'est pas pertinente : que dire, en effet, des antiques aires centrales commerçantes autour de la Kaâba à la Mecque, autour de la mosquée Koutoubiya à Marrakèch, autour de l'Eglise Saint-Marc à Venise, etc..., dans lesquelles l'acte de commerce et l'acte de prière constituent une unité syncrétique ? Ainsi, les mêmes centres-contenus peuvent prendre des significations différentes, même si leur statut de pôle est admis par plusieurs groupes sociaux - cela est encore plus net quand on prend le même pôle, toujours chargé socialement, dans des contextes historiques différents. C'est le cas des palais gouvernementaux et des prisons dont la polarité éventuelle est vécue différemment (tropisme ou épouvantail) avant et après les indépendances, c'est l'exemple de la Bastille avant et après la Révolution française, etc...). Ainsi, à la plurivalence des centres, s'ajoute le rapport différentiel à la centralité, et à travers elle, le rapport à l'Etat. En fait, la valeur heuristique de « centralité urbaine » pose elle-même problème, car elle préjuge d'un découpage tout à fait partial de l'espace vécu. L'histoire sociale maghrébine montre en effet, que la résidence de certains groupes sociaux, au sein de la ville, ne peut pas exclure des domiciliations tout au moins symboliques, voire mystico-religieuses d'essence exogène, notamment les domiciliations maraboutiques et confrériques des fidèles, quelle que soit leur implantation urbaine ou rurale. Ainsi le culte des saints comme l'iconographie funéraire (ziara rituelles) invitent à un redécoupage des aires socioculturelles en cercles sécants, ce qui conduit à invalider pour partie la centralité urbaine comme totalité. A côté de la centralité à marquage immobilier configuré, la vie quotidienne contemporaine nous montre qu'il existe aujourd'hui, une centralité mobilière diffuse : à titre d'exemple, le poste téléviseur n'est-il pas devenu, dans les cités maghrébines, une manière de « centre », plus ou moins fétichisé d'ailleurs dans l'inconscient collectif populaire ? L'espace social de la ville contemporaine se caractérise donc par deux tendances contradictoires : l'une renforce avec l'intégration « obligée » - par la culture, par l'économie, par la politique, par la technique - le phénomène de polarisation dominante (monocentrisme) ; l'autre produit - par effet de riposte au sein de la société civile ou de recherche d'autonomisation de son propre espace (mais cela n'est manifeste que là où le « droit à la différence » est proclamé et reconnu) - un espace polycentrique. La deuxième tendance, dans la mesure où elle devient dominante, brouille par le polymorphisme dont elle est porteuse, l'esquisse radiale d'une centralité absolue. Dans ces conditions, y a-t-il un paradigme alternatif aux syncrétismes anthropo-spatial, théo-spatial ? Même si la connotation syncrétique est incontournable, dans la nouvelle façon d'appréhender la centralité éclatée et le polymorphisme synchronique consécutif à cet éclatement, le phénomène « pouvoir » ne semble plus fournir alors le soubassement archétypal du nouvel espace social de la ville. Du moins si ce soubassement reste toujours valable comme fondateur de la centralité, celle-ci se reproduit alors par atrophie, comme référent spatial par rapport auquel se constituent contradictoirement, conflictuellement, un autre espace, d'autres polarités. La centralité urbaine ne fonctionnerait plus alors que comme « surmoi » ou comme force réactive, comme « imago » dont la seule fonction est de produire du désordre, c'est-à-dire sa propre négation. C'est dans cette dialectique du « centre-périphérie » et de ses implications sur l'urbanisation dépendante que se pose aujourd'hui, le problème de l'espace social de la ville du Tiers- Monde : le centre a produit une périphérie, mais celle-ci survit encore à sa négativité. Bien plus, elle est porteuse de sens comme productrice de biens liés à une technologie endogène, comme productrice d'une culture et d'une pratique autonomes par rapport à l'Etat et présente quelquefois des virtualités révolutionnaires insoupçonnées. Aussi convient-il de voir si la partition centre-périphérie n'est pas plus topologique que topographique, si l'on replace cette partition dans la dynamique historique. Il est fort probable alors que l'emprunt de ce corpus par la sociologie urbaine à la terminologie économique des relations internationales ne sera plus seulement métaphorique, et permettra de voir comment peut se reproduire, à l'échelle réduite, les mécanismes nouveaux de la dépendance. Une autre discussion concerne le matériel sémiologique, dont l'apport est immense à la construction typologique de l'espace social de la ville maghrébine. En effet, puisqu'à la lueur de l'outil «centralité» la ville peut se lire comme un manuscrit, la conséquence à en tirer est de voir si toutes ces cités relèvent du même code langagier, de la même grammaire. Pour cela, il y a lieu de relever, voire identifier tous les éléments rencontrés et susceptibles de baliser l'espace social de la ville algérienne, des villes algériennes, d'en fournir la syntaxe, les syntaxes. Cette sémiotique pourrait servir de modèle idéal à partir duquel on peut dresser une typologie binaire entre espace urbain typique et atypique (exemple de couples d'opposition génériques de la Médina maghrébine, ou d'un type de médina, comme hawz/m'dina, soit l'extra-muros et l'intra-muros, hawma/hawch qui verbalise la dialectique de l'espace privé/communautaire, jâr/barrâni, qui indique d'une part la dyade proche/étranger et d'autre part le caractère syncrétique du respect pour le « jâr-voisin », puisqu'il tient du profane et du sacré, etc.). Enfin, par « Médina », j'entends non seulement l'habitacle mais encore l'activité de support qui en donne l'esprit, à savoir la petite production marchande. Les voies et moyens de cette réhabilitation ont été envisagés différemment par les pays riverains. L'atelier « Kasbah » constitue l'unique expérience algérienne encore qu'elle se soit arrêtée à la dimension morphologique et architecturale de l'opération. Or, le problème de la réhabilitation des petits métiers et de leur ré-insertion dans le site d'accueil originel n'est pas seulement d'ordre culturel. Il se pose avec une acuité particulière au moment où l'Algérie aborde une crise inédite en matière d'emploi, et où la voie salariale tracée par les sociétés nationales et les administrations n'apparaît plus comme une manne infinie. Illustration monographique : la vie quotidienne à Tlemcen d'après la sémantique précoloniale et ses prolongements contemporains On constate, comme cela a été souligné plus haut, depuis au moins la deuxième moitié de notre siècle, un regain d'intérêt de la part des chercheurs pour l'histoire sociale urbaine. Relativement plus récent pour les villes arabes que pour les villes européennes, ce renouveau ne s'exprime pas seulement dans le sens d'une continuité. Car bien des travaux ont pu être menés, çà et là, par les historiens de la colonisation, mais leur intérêt s'était arrêté aux curiosités ethnographiques. Or les préoccupations qui ont suivi la décolonisation se rattachent, pour beaucoup de chercheurs, aux grandes questions de l'heure, au nombre desquelles la question du sous-développement, et de façon plus précise, les interrogations et inquiétudes devant la déstructuration des espaces urbains traditionnels, au profit d'un mimétisme et d'un urbanisme d'importation qui n'est pas parvenu à tenir le pari de la modernité, et encore moins celui de la citadinité. Le problème des sources Sources disponibles pour l'histoire sociale de la ville arabe Les archives : elles sont plus abondantes pour la période ottomane que pour le monde musulman médiéval, exception faite pour l'Egypte. Des archives ottomanes de Turquie ont fait l'objet d'une mise au point par Paul Dumont, dans : « Les Arabes par leurs archives », ainsi que par des historiens anglo-saxons : B. Lewis (Journal of the Royal Asiatic Society), et Stanford Shaw (Journal of the american Oriental Society), Farouk Mardam- Bey, qui est bibliothécaire à la Bibliothèque de l'institut National des Langues Orientales, a fait récemment, dans une communication portant sur la ville arabe (rencontre organisée sous l'égide du C.N.R.S.), la synthèse de ces travaux bibliographiques, en mentionnant la localisation des archives actuellement disponibles. Il subdivise ces archives en trois catégories : documents administratifs, registres des tribunaux, actes du Waqf. Les premiers sont localisés dans les archives du basvekalet à Istamboul, et dans la Direction Générale du Cadastre et des titres fonciers à Ankara. Pour le Maghreb, les Archives de Turquie apportent relativement peu d'éléments d'information, exception faite pour les XVIème et XVIIème siècles. Les archives tunisiennes du Beylik - documents fiscaux surtout - comblent ce manque pour le XVlIIème siècle. De même, les archives du Palais Royal de Rabat couvrent, pour le Maroc, une documentation urbaine satisfaisante pour les XVIème, XVIIème et XVlIIème siècles. Ce sont par contre les registres des tribunaux qui constituent (1) le fonds le plus précieux et le plus abondant (sigillat al- mahakim al sar'iya). Bien conservés dans les pays du Moyen-Orient ainsi qu'en Tunisie et au Maroc, elles restent très disparates en Algérie : à Tlemcen les actes de la Mahkama remontent à 1850, et toutes les archives antérieures semblent avoir disparu. Quelques manuscrits anciens - zmam et nawazil - sont recueillis en Bibliothèque, mais la plupart sont conservés par des institutions privées ou des familles (notamment, pour ces dernières, les actes de waqf). Sources pour la ville algérienne en général et Tlemcen en particulier Les sources que je prends en considération ici ont un rapport avec Tlemcen. Elles se distinguent par le fait que certaines d'entre elles ne traitent pas exclusivement de cette ville. Je classe ces sources par centre d'intérêt : histoire sociale médiévale, monographies ethnographiques, monographies sur la vie professionnelle. Histoire sociale Je signale deux documents importants : - « Al Bûstân fi Awliya Tilimsân » d'Ibn-Meriam, (traduit par Provenzali). Il s'agit d'une hagiographie qui, à travers la vie des Saints fondateurs, restitue la vie sociale et culturelle à Tlemcen notamment au XVème siècle, où culmine puis s'éteint la dynastie Zyanide (début du XVIème siècle). Parmi les saints dont la vie et l'oeuvre est retracée, beaucoup furent à leurs débuts des artisans : il en est ainsi de Ibn-Zekri, apprenti- tisserand, et dont la carrière mystique est due à une rencontre fortuite avec le Wali Cheikh Ben Zaghou... - « L'histoire des Banû ?Abd el Wâd », par Abû Zakariya Yahya Ibn-Khaldûn, traduction d'Alfred Bel (1904). Cet historien, qui a vécu durant la deuxième moitié du XlVème siècle, nous restitue, à travers la succession des rois de Tlemcen et de leurs formes de gouvernement, d'intéressants témoignages sur la vie active de cette ville, et plus spécialement les corps de métiers. L'artisanat du tissage (haïk) était, à l'époque où il vivait, des plus florissants. Cet historien décrit également l'organisation du travail, la législation coutumière qui régissait les corporations d'alors, sous l'égide des amîn. Monographies ethnographiques Je signale les travaux les plus connus : Van Gennep : Etudes d'ethnographie algérienne, 1911, Leroux. (On y trouve une bonne monographie du quartier de la Qaisariya et sur les métiers féminins). Paul Eudel, L'orfèvrerie algérienne et tunisienne, 1902, Jourdan, Alger (bonne description avec illustrations). Georges Marçais, L'exposition d'art musulman d'Alger, 1906, Paris. André Joly, articles divers sur «les Industries à Tétouan», dans la collection Archives Marocaines (vol. XV), Leroux, Paris. (On y trouve de suggestives comparaisons avec les techniques artisanales connues à Tlemcen). Alfred Bel, Les industries indigènes de l'Algérie, 1913, Jourdan, Alger. (Application monographique au travail de la laine à Tlemcen). Vie professionnelle Il s'agit, essentiellement, de travaux ayant porté sur les aspects contractuels de l'activité artisanale. J'en retiens deux auteurs témoins d'époques différentes (époque médiévale et époque coloniale) : Ibn Rahhal al Ma?dâni (Abû?Ali Al Hasân) : Tadmîn aç-çunna traduit par J. Berque, sous le titre : De la responsabilité civile de l'artisan, Alger, 1949, (Bibliothèque arabe-français). Ben ? Ali Al Fakhar : article sur les conditions de rémunération du travail artisanal, in : Questions pratiques de législation ouvrière et d'économie sociale, avril-mai, 1912, Alger. Ces quelques références, loin d'être exhaustives pour l'Algérie comme pour Tlemcen, constituent cependant une valeur documentaire plus qu'une analyse globale de l'histoire sociale urbaine. Nous les avons donc retenues pour leur valeur de témoignage ou de reconstitution à partir de témoignages antérieurs. Une chose est à retenir également à propos de cette documentation : quelle que soit la catégorie dans laquelle elle se classe, et quelle que soit l'époque des auteurs considérés, l'histoire sociale urbaine est très largement sous-tendue par la vie professionnelle, et singulièrement celle des artisans. Cette trame socio-culturelle se perpétue jusqu'à nos jours, malgré la disparition quasi-totale de l'activité artisanale proprement dite, support matériel de cette culture : nous en gardons des traces, à travers le jargon local, les dictons, les us, les proverbes, les termes qui verbalisent encore tel lieu ou tel détail architectural, bref, à travers la sémantique urbaine d'essence précoloniale, et qui reste encore vivace dans la mémoire des vieux, et surtout des vieilles tlemceniennes. Dynamique du substrat citadin ou dialectique du rural/urbain L'espace social de la ville en général et de la Médina en particulier, pour être appréhendé et analysé objectivement, est justiciable, au préalable d'une double définition quant à ses limites : celles qui circonscrivent, au plan géographique, son champ urbain, et celles qui balisent, au plan culturel, son champ « citadin ». Mouvance des limites topographiques de la ville arabe médiévale Les villes musulmanes ont connu, durant les siècles passés, des temps forts et des temps faibles. Au Maghreb, le tissu urbain légué par l'Empire byzantin semble s'être rétréci au point où les villes sont devenues de simples bourgades enclavées et encerclées par les campagnes. Beaucoup de villes ont ainsi disparu. Celles qui avaient subsisté jusqu'à la veille de la Conquête musulmane, connaissaient une activité essentiellement agricole et devaient leur existence en tant que cités à cette activité. Même la Mésopotamie, durant l'ère sassanide, qui a gardé de fortes traditions commerciales de longue distance, doit le maintien de ses villes à l'agriculture environnante. L'arrière-pays de Baghdad garde une expérience millénaire pour ses techniques d'irrigation et ses pratiques culturales. Ainsi, partout avant l'Islam, l'équilibre urbain était lié aux capacités nourricières des campagnes périphériques susceptibles d'être contrôlées. Avec l'Islam, une nouvelle rationalité sous-tend la ville : les leviers de l'expansion sont exogènes depuis que les grands circuits marchands sont installés, notamment depuis l'insertion de l'Afrique noire, et subsidiairement du monde slave, dans ce circuit, désormais sous le contrôle, depuis le IXème siècle, des métropoles arabes. Ces nouveaux leviers proviennent pour l'essentiel du drainage de l'or à une échelle grandiose, jamais égalée : cet or est monétarisé et la frappe connaît une rigueur et un effort d'unification suscités par l'envergure internationale des échanges commerciaux. Il semble que les réserves en Or des califats Ummeyades et Abbassides permettaient non seulement la satisfaction de besoins extrêmement « raffinés » (produits de luxe, produits exotiques, dépenses d'apparat, mécénat, etc...) mais encore de thésauriser des excédents fabuleux : la cour de Baghdad, sous Harûn Ar-Rashid, a connu des « rentrées fiscales » annuelles de l'ordre de 7500 quintaux d'or monnayé, soit un milliard et demi de dinars (2). Un tel contexte a permis une expansion urbaine fantastique : Baghdad, ne pouvant plus tenir à l'intérieur de ses triples murailles, a évolué par translations successives, voire par décentrement du Palais, suivi d'une poussée de la ville vers celui-ci. A la fin du IXème siècle, Baghdad et sa conurbation avait une superficie égale à celle de Paris. Avec sa population de près de 2 millions d'habitants, Baghdad était la plus grande ville du monde. Cordoue a connu une progression analogue (500 000 habitants à la fin du Xème siècle), avec le bourgeonnement consécutif aux réimplantations successives du Palais hors des limites initiales de la ville. Kairouan a connu le même sort, du temps des Aghlabides et plus encore avec les Fatimides, puisque les murailles de Kairouan ont sans cesse été défaites pour finir par englober trois villes satellites qui se créeront successivement autour de Kairouan, à savoir : al-?Abbasiya, ar-Raqqada, puis Sabra-Mansuriyya. Le centre de gravité de Tlemcen a connu de multiples translations également : du nord au sud, d'est en ouest. Cette ville a connu également des moments d'expansion, et de désaffection. Il est difficile de dire à quelle période les limites de la ville étaient les plus larges, car si Tlemcen était la capitale du Maghreb Central sous le règne des Abdelwadites, elle ne semble pas avoir profité avec autant d'ampleur, du mouvement d'expansion connu pour les capitales précédentes. Si l'on se réfère à l'époque romaine, on peut, grâce aux toponymes repérer le tissu urbain : dans le vieil Agadir (actuellement faubourg), le plus ancien minaret de la ville est construit en surélévation d'un édifice chrétien. Récemment, des fouilles ont permis de découvrir que l'infrastructure de cet édifice est trop importante pour que ce lieu ne fut pas central à l'époque impériale. D'autre part, les limites de la ville sous le règne byzantin semblaient parvenir au moins à l'actuelle Place d'Alger, puisque la « Caesaria » (qisariya), « souk » principal de la ville, est un toponyme latin. Quant aux franges suburbaines, elles furent et demeurent naturellement contiguës au vieil Agadir à l'est, et à Qassarîn, Sidi-l-haloui, et Sidi-Saïd, respectivement au nord et à l'ouest : c'est toute la colline de Saf-Saf à l'est, que continue la bande fertile de Bab-Ez-Zawia, puis la zone de Kifane et Mansourah, plus à l'ouest. Ce domaine agricole particulièrement irrigué et fertile, et où prévaut encore la culture fruitière (vergers arboricoles), peut bien avoir inspiré, à l'époque romaine le nom de Pomaria donnée à la ville. Les limites sud de la ville sont moins nettes, car aucune dépression ne vient centraliser le no man's land qui existe entre les limites de la Qisariya et les monts de Tlemcen qui abritent d'est en ouest, les faubourgs d'El-eubbad, Sidi Tahar-Birouana, et Sidi ?ali-belhaj - El Qal?a. Dans cet espace-tampon, on trouve un lieu verbalisé en latin mais qui a une connotation rurale plus qu'urbaine : al hartûn (de « hortus » ; jardin). Spécificités du « hawz » tlemcénien La notion de « hawz » est significative en raison de son ambiguïté même : catégorie spatiale ou normative (topographique ou topologique), le mot « hawz » a pris l'une ou l'autre signification suivant les positions ( elles-mêmes plus ou moins normatives...). Le terme de « hawz » (haza, yahûzû : entourer, ceinturer) semble n'avoir été utilisé que tardivement et son usage géographique ne fut pas généralisé : l'espace péri-urbain n'a pas subi de fluctuations permanentes et la mouvance des açouâr (murailles, fortifications) a connu des intermittences assez longues durant lesquelles les limites entre l'urbain et le rural ont pu se cristalliser à travers une toponymie dont nous avons encore trace. Or cette toponymie ne fait pas - ou fait très peu en tous cas - référence au « Hawz » : al-fahs désigne la proche banlieue agricole de Païenne au Xème siècle. Rabat verbalise une série de quartiers périphériques de Cordoue, s'insérant très tôt dans le tissu urbain et qu'on regroupe sous le nom de « Faubourg ». Par contre, l'espace non entamé par la ville andalouse et qui a de tous temps servi de substrat agricole se dit « al-qanbamiya ». Pour les environs de Fès, le terme de hawz n'est pas utilisé par les historiens médiévaux. On trouve cependant, à partir du VIIIème siècle, « al ahwâz » (pluriel de hawz) pour désigner l'arrière-pays agricole de Baghdad. Mais cet arrière-pays est trop loin de la ville pour être assimilé à sa banlieue, ou par ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui son «district». Ce terme a donc été employé relativement tardivement à Tlemcen en tant que référent toponymique. De plus, il a pris, depuis son usage, deux significations superposables : l'une géographique, l'autre culturelle : - Hypothèse géographique : les limites de la ville de Tlemcen semblent s'être stabilisées depuis la fin du règne zaiyanide, et le règne ottoman qui a suivi n'a pas modifié de façon significative la configuration topographique de la ville. Le terme hawz a pu désigner tout ce qui est « limitrophe » avec les remparts, c'est-à- dire l'extra-muros, tout en étant rattaché (par des relations d'échange immédiates et quotidiennes) à l'agglomération proprement dite. Cette version est contestable cependant, dans la mesure où elle s'appuie sur le tracé, combien artificiel, des remparts - construits dans des contextes politiques et militaires différents. En effet, les traces des remparts construits à l'époque mérinide montrent que le terroir agricole de mansourah était considéré comme « intra-muros ». Malgré le rôle stratégique joué par cette bourgade-garnison, le substrat agricole y constitue une constante depuis au moins l'époque romaine. Pourquoi, de ce point de vue, la « banlieue » de mansourah est-elle classée dans le hawz ? En revanche, des fonctions éminemment urbaines ont pu se cristalliser en dehors de la ville de Tlemcen, en tous cas en dehors de ses enceintes, et ce depuis au moins sa restauration, par Sûlayman frère de Chérif Idriss (fondateur de Fès), vers la fin du VIIIème siècle. A ce propos, nous avons un témoignage de Ya ?qûbi, qui décrit Tlemcen ainsi : « Ceux (les Idrissides) de Tlemcen donnèrent un nouvel essor à la ville qui avait une population très dense, des palais et des demeures élevés à l'intérieur d'une double enceinte de pierre. Ils créèrent ses ports : arasgûl et hunayn, et une série de petits centres, bourgades où l'activité économique se cristallise et qui portent un nom formé du mot sûq, suivi de celui du fondateur : sûq- ibrahim, suq hamza... » (3). Un deuxième sens, plus administratif que topographique, a pu être donné au mot « hawz » ; celui de « territoire » (hawz tilimsân, territoire de Tlemcen). Cette acception semble provenir de la terminologie makhzenienne marocaine, notamment durant l'époque saâdienne, et plus tard sous la dynastie ?alaouite. Le terme s'est propagé pour préciser les limites administratives du territoire d'une ville. Ce souci de précision était en rapport avec les exigences d'une redistribution du pouvoir : concessions territoriales pour assurer à la fois une bonne administration des territoires soumis et éloignés de la métropole (de la part de la Cour), et pour maintenir loin du Palais, des concurrents politiques potentiels. Ce souci de précision « cartographique » était également dicté par les querelles intestines et les tensions inter-tribales qu'il fallait contrôler efficacement. C'est ainsi que Paul Pascon, dans une thèse récente de géographie, a pu parler du « hawz de Marrakech » en se référant à l'acception historico-administrative du terme, c'est-à-dire au sens et aux limites géographiques du « hawz » dans l'esprit et dans la lettre du makhzen saâdien. A Tlemcen, cette notion de délimitation administrative ne semble pas avoir gardé de trace. Le sens courant du « hawz » est celui de la proche-banlieue, périphérie immédiate, terroir agricole environnant, se différenciant visiblement (jardinage, vergers, plantations fruitières, maraîchages, végétation très dense, etc...) du reste de la campagne. Le terme de hawz a pu être quelquefois utilisé par commodité par certains auteurs pour désigner la région d'une ville, ce qui n'a rien à voir avec ce caractère de précision très nette que constitue la frange suburbaine de Tlemcen qui, qualitativement se distingue nettement du tissu urbain, comme du tissu rural qui la circonscrit (4). - Hypothèse culturaliste : au plan culturel et plus spécialement au plan folklorique, le générique « hawzi » veut dire : musique et chants populaires, folklore local (spécifique de Tlemcen), etc... A ce titre, le hawzi se distingue, de part son caractère local, du genre « andalou », qui est plus académique, et qui, comme son nom l'indique, provient de l'Andalousie. Or il se trouve que la structure mélodique du hawzi est apparentée à celle de l'andalou. Le point de vue qui prévaut alors est que ce fonds local est issu du contact culturel qui s'est produit entre les émigrés andalous de condition modeste et les populations autochtones de la périphérie urbaine : le hawzi serait le produit d'une synthèse entre une culture citadine charriée par des artisans andalous et une culture paysanne locale. Ces artisans étaient sans fortune et ne pouvaient prétendre intégrer la ville de Tlemcen. Ce brassage culturel, qui tient du « rural/urbain » a donné une originalité au hawz géographique de la ville, qui s'est caractérisé non seulement par ce genre musical, mais aussi par la nature «duale» de ses activités : existence d'une tradition artisanale dans les banlieues agricoles telles qu'El-eubbad, ? Aïn el-Houts, Mansourah, Ouzidane, etc... Des ateliers de tissage, dont les vestiges ont été signalés au début de ce siècle, existaient à El- Ourit. Au printemps, il était courant de voir, jusqu'aux années 40, des femmes s'employer à leur mansej (atelier de tapis) dehors sous les arbres des vergers conduisant vers le «B?âl » de Sidi Abdallah, tandis que les époux ou les fils, tout-à-côté, travaillaient la terre. Cette fresque virgilienne est encore trop récente pour ne pas nous conduire à soutenir l'hypothèse qui précède. Cependant, il est difficile d'admettre que cet ethos ruralo-citadin provienne subitement des mouvements migratoires qui ont suivi la Reconquista. Des historiens arabes nous rappellent que des traditions artisanales (Cf. Yacoubi) existaient, y compris dans la banlieue de la ville, bien avant la Reconquista. D'autre part, le contact culturel avec le domaine andalou est lui-même très ancien, puisque, depuis le IXème siècle, des familles andalouses se sont installées en grand nombre dans certaines villes du Maghreb. Précisément au début du IXème siècle (vers 814), 8 000 familles sont recueillies par Idriss à Fès pour concourir à sa fondation et à son développement. Ces familles ont fui le régime cordouan après les fameuses émeutes populaires du « Rabad » (le «Faubourg » de Cordoue). Dans ce même contexte, d'autres familles se sont exilées ailleurs qu'à Fès (en Egypte, en Sicile, etc...), notamment à Tlemçen. On sait également que, par delà cette péripétie, un certain nombre de ces villes côtières ont été fondées par des marchands andalous : Oran et Ténès, par exemple (fin IX début Xème siècle). Pourquoi, dans ces conditions, le hawzi en tant que genre littéraire et musical, ne se serait-il pas développé avant la fin du XVIème siècle, date où les spécialistes situent son émergence ? Le fond du problème réside, selon moi, dans une approche normative plus qu'historique du phénomène «hawzi » (5). Si le hawz est pris comme territoire de la ville, le terme de hawzi engloberait tout le fonds musical de ce territoire. On ne voit pas pourquoi, alors, le chant andalou n'y figurerait pas, puisqu'il est interprété lui aussi avec un rythme et un style qui le différencient de ceux de Fès, de Blida, ou de Constantine ? L'andalou a un cachet local, au même titre que le hawzi, ce qui présuppose la connotation normative, voire marginaliste du terme hawzi : est hawzi ce qui est chanté par les couches populaires, les gens du cru ; et le hawz, en tant que référent spatial d'une extériorité, d'une pseudo-urbanité, d'une citadinité mal digérée enfin, en raison du rapport à la terre, tout cela a servi d'archétype à une culture populaire, qui a été de tous temps revendiquée aussi bien par ceux du « dehors » que par ceux du « dedans » de la ville... Si le hawzi a pris une connotation normative (dans le sens de « genre de bas étage »), c'est surtout parce que, bien souvent, il présente des virtualités subversives, gênantes pour le Pouvoir - surtout à l'époque ottomane - et pour sa clientèle classique (marchands, jurisconsultes intégrés à la cour, « clercs » prétendant défendre la « bonne morale »...), etc... Moments et lieux de la vie quotidienne En fait, ces « moments » sont partiellement superposables, car ils restent sous-tendus par un fonds mystique commun, un même rituel, un même registre symbolique dans lequel viennent s'emboîter, se croiser ou s'entremêler les différentes séquences de la vie quotidienne, qu'elle soit individuelle ou collective, intime ou publique, sacrée ou profane. Ce syncrétisme socio-économico-culturel se cristallise dans des « moments » qui sont plus synchroniques que diachroniques, et en des « lieux » qui sont plus topologiques que topographiques... Il est difficile de dire où finit la vie familiale et où commence celle de quartier, dans l'espace social traditionnel de la ville de Tlemcen. Ce sont deux cercles sécants où se nouent le « grande maison » et la « hawma » (quartier) : la plupart des hawma se réduisent à un simple îlot composé d'un nombre limité de maisons. Cet îlot a une structure linéaire et non une structure en damier. La « zanqa », artère principale de desserte est elle-même confondue avec la hawma, dans la mesure où y confluent latéralement de petites ruelles (zniqât), ou de petites impasses, de sorte qu'il n'y ait pas d'autre accès aux maisons que celui ordonné par la zanqa. Pour avoir un ordre de grandeur, il y a une moyenne de dix maisons par hawma à peine. La hawma de Bab-?Ali ne comportait guère plus de six. Cela atteste à la fois du maillage très serré du réseau de quartiers verbalisé par la toponomie traditionnelle et du dimensionement relativement grand des maisons. Ces maisons abritent plusieurs feux de la même famille sinon plusieurs familles, dont celles du propriétaire. Les loyers versés sont plus symboliques que réels, ce qui atteste d'une réalité de la pratique foncière complexe, où la logique de la rente paraît secondaire à côté de considérations superstructurelles : entre autres, le souci du « bon voisinage » et le prestige que la sauvegarde de ce bon voisinage confère au propriétaire. Cette notion de « voisinage » (al jawra) me paraît très importante, car elle constitue le facteur principal de sociabilité au niveau de la hawma. C'est le maillon de passage de l'espace familial à l'espace du quartier. A ce propos, j'ai pris - comme pour le reste de cette étude - un quartier-témoin : celui de bah-?ali. Le choix de ce quartier a été dicté par le souci de recueillir des témoignages vivants sur la vie communautaire à Tlemcen au début de ce siècle, et de compléter ce qu'il y a de sommaire dans les monographies retraçant les époques antérieures, avec toutes les nuances nécessaires en matière d'extrapolation à partir d'hypothétiques continuités ou de réelles survivances constatées dans la période contemporaine. Parmi mes relations, les quelques personnes susceptibles de me restituer cette vie communautaire du début du siècle sont nées et ont grandi à Bab- ?Ali (6). Dans cette solidarité de voisinage, érigée en mystique de la mitoyenneté (le Prophète n'a-t-il pas maintes fois prescrit, dans ses hadith, tout un code de conduite vis-à-vis du voisin ?), il est difficile de savoir s'il y a un primat de la « territorialité » ou un primat de la consanguinité. Qu'est-ce qui, dans l'éthique de la « jawra » (voisinage), constitue le substrat fondamental ? Il semble qu'à bab- ?ali, le soubassement matrimonial a joué très peu, ou que du moins, son impact était moindre à la fin du siècle dernier : une anecdote, que mon témoin tient de son grand-père (et que l'on peut situer aux environs de 1850) à propos d'un commerçant, est très instructive. Celui-ci demeurait à bah-?ali, et, à la suite d'une mauvaise affaire, décida de vendre sa maison. Le « dallai » (courtier) rendit publique la nouvelle à derb-el-qâdi, près de djama ? sidi lahçen, où se fait la criée. Le prix est annoncé. Aussitôt un candidat se présente et offre une somme supérieure au prix demandé. Le dallal s'empressa d'apprendre la bonne nouvelle au vendeur. Or celui-ci refusa net, du simple fait que « la tête du client » ne lui revenait pas ; il ne voulait pas que les gens du quartier aient à pâtir d'un indésirable voisin, ou, pour le moins, d'un voisin dont il ne peut pas se porter garant. Les gens de bab- ?ali ont eu vent de cette affaire : un conseil de quartier fut vite tenu et ils décidèrent d'un commun accord que le voisin ruiné garde sa maison, à charge pour eux de payer ses dettes, ou tout au moins de lui consentir un prêt à long terme. On raconte par ailleurs qu'un locataire ayant voulu déménager pour changer de quartier, a provoqué l'indignation du propriétaire qui s'en est remis aux gens du quartier pour dissuader le locataire «dissident». L'argument fourni par le propriétaire requérant est que son « voisin ne manquait de rien » et qu'il était disposé à lui faire grâce du payement du loyer... Un autre fait pouvant illustrer cette solidarité de voisinage consiste dans des formes d'entr'aides coutumières, et qui sont moins ponctuelles que le cas précédent : à Bab-?Ali, subsiste encore, dans l'architecture des maisons deux espaces bien définis : l'un, situé à l'entrée et se dit « ar-roua » (sorte de vestibule-écurie) et sert en quelque sorte de « garage » à bestiaux. Le deuxième détail se dit « dcîra » (aire de stockage des aliments située dans la « qûbba » principale ou salle de séjour). Ces indices montrent que le propriétaire d'une maison ainsi conçue est aussi propriétaire foncier. Toutes les maisons de hab-'ali ne disposaient pas de ?roua. De telles dépendances étaient en général absentes des demeures des artisans. Par contre le commerce faisait bon ménage avec le faire-valoir agricole, et cela a pu être constaté d'ailleurs à une époque beaucoup plus proche ne nous (7). On se souvient encore de ces mulets chargés de légumes frais, arrivant le matin à bab-'ali en provenance du hawz : le fellah-citadin fait halte, avant d'entrer chez lui, devant chaque maison et procède systématiquement à la distribution des légumes, qu'il dépose discrètement dans le hall d'entrée. Dans d'autres quartiers, la récolte du jour était déposée dans le hall du propriétaire foncier, puis les voisins étaient invités à venir s'y ravitailler. Cette commensalité à l'échelle du quartier n'est qu'un des aspects d'une solidarité globale dont Jacques Berque a tenté de saisir la signification. Dans sa description de nahj-el bacha de Tunis (Le Maghreb entre-Deux-Guerres), il s'interroge sur la raison d'une solidarité qui semble survivre à la différence des conditions et des situations, voire même aux différenciations de classe. Le même auteur, voulant définir le quartier maghrébin, dira plus loin : « Le quartier, c'est ce qui vous protège du monstre ». Il apparaît clairement que les limites du quartier sont en même temps les limites d'un champ matriciel à l'intérieur duquel s'élaborent de façon non contradictoire des nonnes et conduites collectives. A cet égard, le quartier est un atome de structure sociale, et tout doit en découler. Par contre, rien de significatif n'est perceptible à l'intérieur de cet atome, au niveau des conduites individuelles. Les différenciations qui s'y opèrent n'ont de sens que pour autant qu'elles permettent à la communauté de quartier de se reproduire socialement en s'appuyant sur ces différenciations pour répondre aux exigences du moment (division du travail régulé par des stratégies matrimoniales renforçant l'endogamie à l'échelle du quartier). C'est ce qui ressort du moins de cette phénoménologie du quartier, telle que la définit Jacques Berque. Cette grille de déchiffrement de l'espace social de la ville, à savoir le quartier, s'est perpétuée au niveau du vécu jusqu'à des périodes plus proches de nous : il y a de précieuses analyses à faire sur le climat de complicité - pour le meilleur et pour le pire - auquel le quartier a pu donner lieu, et les premières cellules du PPA (Parti Populaire Algérien, né dans les années 30) se sont constituées à l'intérieur de ce cadre. La lutte de libération nationale donne mille et une anecdotes de ces hauts faits d'armes qui s'ajoutent avant tout au palmarès du quartier. Toute une étiquette de la bravoure ordonne les quartiers, et les résidents des quartiers « émérites » se font un point d'honneur à en rappeler l'épopée. Mais si le quartier a des virtualités révolutionnaires, un tel constat ne doit pas nous faire oublier que les clivages subsistent, et ils sont de taille : clivage à l'intérieur du quartier, entre ceux qui détiennent la manne agricole et le privilège du don, et ceux qui, artisans surtout, restent la catégorie subalterne ; clivage entre quartiers aussi, dont la partition la plus fondamentale est celle qui oppose les hdar aux kûrûghli. Ces derniers se recrutent initialement dans l'armée et la fonction publique, tardivement le commerce et l'artisanat. Les quartiers « hauts » sont réservés aux kûrûghli à savoir le méchouar, bab- el-hdîd, bab-el-jiyad et el-kal'a. Les hdar sont maintenus dans les « quartiers bas », et qui constituent le tissu urbain initial et la place commerçante principale de Tlemcen (hab-'ali, qisariya, sidi-el-jabbâr, sauiqa, derb-sensla, derb m'sûfa, bab-zîr, sidi- sa'ïd, sidi l'haloui, qassarîn, sidi dawdi, agadir, bab-sidi- boumedièn, ar-r batt). Les français ont élu domicile dans les emplacements réservés aux kûrûghli. Tandis que le domaine hdar a été partiellement touché. Par contre, les quartiers qui ont constitué les îlots les plus farouches de résistance à la colonisation ont été liquidés : à bab-sidi-boumedièn, l'administration installe un B.M.C. Aujourd'hui, la sémantique urbaine a renversé les valeurs : « djiha tahtaniya », « ulad/Bnat-es-sûr » sont autant d'attributs péjoratifs pour désigner les « bas quartiers ».... Ainsi, la sémantique « indigène » de la médina opère, depuis le début du siècle, à la fois un repli et une adaptation. Le choc colonial, son emprise au sol, ses injonctions séculières dans un espace encore non balisé (privé/public - temporel/spirituel), tout cela n'a pas eu, sur l'espace social de la médina, la même prise, les mêmes effets dissolvants, et ne s'est pas manifesté partout ni en même temps. Ces hiatus scandent alors le rythme de la ville coloniale. La société musulmane recompose son espace, et en dépit des retranchements, replis sur soi, refaçonne de nouveaux repères, à la faveur des interstices et des marges que la puissance coloniale ne pouvait résolument pas réduire. Et c'est dans cet espace brisé, que l'autochtone va, pour la première fois sans doute, inventer les Lieux du Politique. (*) extrait de mon livre : « Espaces maghrébins - La force du local ? », L'Harmattan , 1995. Le domaine de l'anthropologie urbaine semble intéresser de plus en plus nos jeunes doctorants venant d'horizons disciplinaires aussi divers que la sociologie, l'histoire ou l'urbanisme. Aussi m'est-il apparu opportun de livrer au lecteur cette étude qui recèle moultes thématiques traitées dans nos séminaires en interne . Par ces temps de pandémie et de désaffection de l'enseignement présentiel, j'espère que le rôle de la presse peut quelquefois être utile quand un livre n'est accessible ni en ligne ni en librairie. Notes (1) «Ces registres regroupent les différentes affaires traitées devant les tribunaux et concernent tous les aspects de la vie quotidienne : achats et ventes des maisons, contrats de mariage, divorces, successions, constitution de waqfs, organisation des «corporations», nomination des ?ulemas, etc...» (Farouk Mardam-Bey). (2) «En Espagne, à la mort de ?Abderrahman III, en 961, on trouve dans son trésor 5 millions de dinars, soit 250 quintaux d'or monnayé. Sous son successeur, al-Hakam II (961-976), le total des recettes versées au Trésor Public (Khizanat al-mâl) s'élève à 40 millions de dinars... » (Maurice Lombard, « L Islam dans sa première grandeur », Flammarion, 1971). (3) Trad. Maurice Lombard, op. Cit., p. 74. (4) Marcel Baudin écrit en 1933 un article, dans le Bulletin de la Société de Géographie d'Oran, auquel il donne un titre en arabe transcrit en français : « Tohfat al ?arîb fi dikri ma bi- mûstaghânim wa hawziha min gharîb ». (5) En fait, ce qui distingue fondamentalement les deux genres, c'est que l'andalou puise dans l'héritage littéraire classique du « zajal » et du « mûwassah », alors que la littérature du hawzi sort entièrement des canons de la métrique arabe classique. La poésie est écrite en arabe dialectal tlemcenien. Par contre la structure mélodique reste malgré les différences de composition et de rythme notoires, le dénominateur commun à ces deux genres. (6) Je saisis cette occasion pour exprimer mes plus vifs remerciements à Si Mustapha Baghli pour sa disponibilité sans réserve, et pour s'être prêté - malgré son âge avancé - à mes interviews. Je voudrais également lui rendre hommage pour la concision des informations qu'il m'a données. Un dernier hommage enfin à sa mémoire, puisqu'il nous a quittés bien après cette enquête. (7) André Prenant a fait une série d'enquêtes sur Tlemcen et sa région (Annales de Géographie, 1968). |
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