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«La machine économique tunisienne ne repartira pas sur les mêmes bases»

par El Kadi Ihsane De Tunis

La révolution tunisienne est entrée en bourrasques dans les entreprises et les organismes publics. Des directeurs sont pourchassés dans les parkings et les collectifs de travailleurs se mettent en mode autogestion. Le patronat et une partie de l'opinion redoutent que la machine économique, au ralenti pour cause de révolution, se grippe totalement en 2011. Alors même que les demandes sociales sont libérées? et que les clients européens s'impatientent.

Le dinar tunisien a bien résisté à la première semaine du «chaos révolutionnaire». Mais les patrons du secteur privé, qui ont opéré leur propre «révolution», en éjectant Hédi Jilani de la tête de leur organisation l'UTICA, ne pensent pas que cela va durer. «L'économie tunisienne vit sur le fil du rasoir. Les salariés sont endettés, les entreprises sont endettées, l'Etat est endetté. Si la production marche, alors tout cela peut encore tenir. Mais si elle s'arrête une semaine et plus, alors rien ne va plus», explique un chef d'entreprise sur un des nombreux plateaux de télévision en quasi-continu depuis une semaine à Tunis. «L'onde de choc de la victoire n'est pas près de retomber», assure de son côté Nizar, membre du conseil exécutif de la fédération des Télécoms de l'UGTT. Au décompte, c'est lui qui dirait vrai. Les employés tunisiens des entreprises et des organismes publics ont fait entrer la révolution sur leurs lieux de travail. Des PDG des entreprises publiques ont dû courir aux abris poursuivis par une foule de travailleurs vindicatifs. «Dégage» est répliqué partout. La STAR (assurance), la CNSS (retraite), la BNA (banque), Tunisie Télécom, la Direction des impôts ont perdu leurs directeurs dans des intifadas foudroyantes et non moins médiatiques grâce au partage sur Facebook. L'espoir au sein du gouvernement et dans le patronat est que la fronde se limite aux seuls serviteurs zélés et corrompus du clan Benali-Trabelsi. Rien n'est moins sûr. Les policiers, insurgés eux aussi, ont demandé des augmentations de salaire, pour ne plus succomber à la corruption. Les collectifs de travailleurs les mieux organisés se sont mis en mode « autogestion» en attendant que le gouvernement de transition désigne de nouveaux managers. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Après les têtes, les comptes. A Tunisie Télécom, le mouvement revendique d'arrêter immédiatement toutes les pratiques qui avantagent Orange, le détenteur de la troisième licence de téléphonie mobile en Tunisie et dans lequel le clan présidentiel détient des intérêts à travers ses alliances familiales. Dans un tel contexte, les appels, sur les plateaux de télévision, au retour à la normale sur les lieux de travail «pour le bien de l'économie tunisienne» paraissent dérisoires.

«Mercedes ne tolèrerait pas un retard de livraison»

Pourtant il y a un côté urgent à la remise en route de la machine économique tunisienne. Les clients européens n'attendent pas. «Nous avons en Tunisie le plus grand sous-traitant de Mercedes pour les systèmes de câblage. Il a 15 000 employés. S'il ne livre plus à temps, s'il met en retard les chaînes de production à Stuttgart, alors je peux vous dire qu'il est fini. Les Allemands sont intraitables sur cette question», explique Kamel Landoulsi, PDG de Prima. Et le challenge tient pour tous les autres sous-traitants. D'autres chefs d'entreprise sont, eux, convaincus que le secteur de l'économie tunisienne lié à l'international ne se «déconnectera pas de ses engagements», même s'il participe «à sa manière aux conquêtes démocratiques». «Les entreprises vont assurer leurs fonctions. Elles vont continuer de travailler et de produire. Chez moi tout le monde était là le jour de la reprise et, pour faire face au couvre-feu, nous sommes passés du 3x8 au 2x12. Mais nous avons besoin d'un cadre économique nouveau, stimulant. Pour rattraper les retards accumulés ces dernières semaines, nous devons retrouver une croissance de 7% à 8% dès 2011», estime Moncef Sellami, PDG de One Tech, leader régional des circuits imprimés et fournisseurs des équipementiers européens des télécoms. Comment sauter vers une croissance plus forte dès l'an I de la révolution? La plupart de ces acteurs n'y pensent pas vraiment : «Les Tunisiens de la diaspora qui disent qu'ils vont amener leurs capitaux en Tunisie maintenant qu'ils ne risquent pas de se faire racketter par Belhassen Trabelsi, vont attendre. Ils voudront être certains d'abord que les affaires sont sûres. Cela ne se passe plus sur le terrain de l'économie, mais sur celui de la politique», explique un responsable dans un organisme multilatéral basé à Tunis. En attendant, un nouveau modèle de croissance, le gouvernement de transition de Mohamed Ghannouchi lutte pied à pied pour sa survie en tentant de réanimer l'appareil économique. C'est le syndicaliste de l'UGTT qui indique le cap : «la machine économique ne repartira pas sur les mêmes bases».