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« Un peuple savant est toujours plus difficile à gouverner. » Proverbe chinois. Le départ précipité du président tunisien et l’affaissement rapide de son régime ont pris de court la plupart des gouvernements de la région et des observateurs avertis. Il est même probable (cela relativiserait, au passage, ce que l’on croit savoir des acteurs de l’histoire) que le peuple tunisien n’envisageait pas une issue semblable au tout début des premières émeutes spontanées consécutives à l’immolation par le feu de ce jeune universitaire dont la police a saisi les biens à Sidi Bouzid. Ce n’est pas par sa durée, au demeurant très brève, que cette rupture est singulière. 78 morts en un mois : 4 fois moins que les accidents de circulation en France. Les guerres du Viêt-Nam, d’Algérie et la plupart des conflits de décolonisation ont duré beaucoup plus longtemps et ont un nombre considérable de victimes : en Inde, en Chine, à Cuba, en Angola ou en Amérique Latine secouée pendant plus d’un siècle par des conflits intérieurs terriblement meurtriers. C’est la première fois qu’un président arabe est chassé du pouvoir non par ses acolytes, par l’armée ou par une puissance étrangère, mais par son peuple. C’est probablement cela qui a rendu le départ de Ben Ali inévitable. Mais attention ! Les révolutions, quelle que soit leur intensité, partagent une propriété commune avec les tremblements de terre : leurs victimes sont plus nombreuses après que pendant. Maintenant, la priorité est aux intelligences lestes : l’urgence est de faire face pour sauver l’essentiel et d’anticiper le coup suivant. Aussi bien en Tunisie que dans tous les pays environnants de Méditerranée et du Proche-Orient qui craignent que les désordres tunisiens n’aient un impact sur la continuité de leur régime. Dans les officines (aux Etats-Unis, en Europe, en Israël, en Egypte, en Chine…), les géostratèges phosphorent pour s’expliquer leur cécité, récapituler la succession des faits, l’examen des causes, l’évaluation des conséquences et cogitent les recommandations à offrir à des acteurs politiques, militaires, commerciaux, financiers… qui – par-delà l’exercice de la coercition toujours facile mais toujours redoutable et imprévisible – ne savent que penser de la situation et de ses prolongements. N’oublions pas que la Tunisie, pays réputé stable, fiable et prospère, abrite des institutions régionales importantes et des investissements dont la destruction représenterait non seulement une perte considérable pour l’économie tunisienne, mais aussi pour les opérateurs économiques transnationaux déjà perturbés par un paysage commercial et financier international à mutation rapide et problématique. Le silence puis l’absence de réaction adéquate de l’Union européenne et plus particulièrement de la classe politique française dans son ensemble, depuis plusieurs semaines, ont été largement notés – et quelques fois critiqués – par les observateurs. Une paralysie qui rappelle une autre, celle qui a saisi les mêmes politiques français sous Mitterrand lors de l’écroulement du Mur de Berlin. Les Allemands n’avaient pas oublié le peu d’empressement des Français à se ranger plus franchement à leur côté. Leur ralliement tardif – à tort ou à raison – conforte auprès des leurs alliés une image d’opportunisme et d’ingratitude dont ils ont du mal à se défaire [1]. Jusqu’à Nicolas Sarkozy qui, réécrivant l’histoire, prétendait récemment avoir été très tôt, le marteau en mains, au pied du Mur. Le même Sarkozy apporte son soutien aux Etats-Unis en Irak au moment où les Américains décident d’en partir et place les forces armées de son pays sous le parapluie de l’OTAN, 20 ans après la disparition de l’Union Soviétique. Nous savons par ailleurs en quelle estime Obama tient son homologue français… À Tunis aussi, les Français arrivent en retard. Les Tunisiens s’en souviendront. Il est probable qu’ici comme ailleurs, la préservation des intérêts des entreprises françaises en Tunisie ait davantage pesé que les intérêts de la France dans l’analyse et dans les décisions du président français et de son Premier ministre. Chacun sait que ce calcul court-termiste ne préserve aucun intérêt. Les Chinois, qui investissent l’ancien Empire français en Afrique, l’ont très tôt compris. La position française a évolué dans le plus grand désordre. La prise de conscience progressive que ce qui se passait de l’autre côté de la Méditerranée était totalement inédit, a pris tout le monde de court. A la vue des réunions précipitées et des décisions contradictoires prises les unes à la suite des autres, on présume rétrospectivement le manque total d’analyse sérieuse de la situation. L’absence de vision à long terme a surplombé la politique française depuis si longtemps, les schémas simplistes et peut-être aussi une certaine centralisation excessive et autiste des pouvoirs, qu’une panique a saisi les acteurs économiques et politiques, incapables de s’expliquer et d’avoir prise sur ce qui se présentait à eux comme un maelström illisible. Incapables d’interpréter les faits et incapables de discerner le meilleur réagir. On devine les nombreux échanges violents et angoissés entre les différents partis. A l’Elysée, comme ailleurs, où la communication a pris – nous le savons – le pas sur l’action, et devant la chute gravissime de la popularité de l’exécutif, sollicité et pressé de tous côtés, on ne savait plus très bien quelle posture adopter. Dans ces conditions, on comprend que la présidence et le Quai d’Orsay aient adopté le choix des « communiqués », laissant aux porte-parole et aux déclarations anonymes le soin de combler le vide et l’absence d’une intelligence politique à la hauteur des événements. On peut tenter de décrire ce qui s’est vraisemblablement passé dans les coulisses en quatre séquences principales. 1.- Premier temps : Le silence est d’or et le meurtre de sang. « C’est pas compliqué, en politique, il suffit d’avoir une bonne conscience, et pour ça, il faut avoir une mauvaise mémoire ! » Coluche. Pendant plusieurs jours ou semaines, la « classe politique » française (président, gouvernement, majorité et opposition « socialiste » confondus) hors d’état de « lire » les événements, fait mine d’ignorer délibérément ce qui se passait à Tunis. Les feux de la rampe médiatiques étaient braqués sur la Côte d’Ivoire, attachés au départ d’un affreux dictateur pour introniser Ouattara à sa place et sur le Mali et le Niger où les forces spéciales françaises étaient empêtrées dans une affaire d’enlèvement qui a mal tourné. Vu de Paris, personne ne semblait voir ce qu’il y avait de contradictoire dans l’attitude intransigeante à l’égard de Gbagbo, d’un côté, et conciliante à l’égard de Ben Ali, de l’autre. En tout état de cause, les cadavres des manifestants tunisiens demeuraient un non-événement. Pourtant, des dirigeants français nés en Tunisie ne manquaient pas. Ces mêmes amoureux de la Tunisie, qui ne rataient pas ordinairement une occasion pour clamer leur affection pour ce pays, demeuraient injoignables. Quelques exemples édifiants : Bertrand Delanoë, maire de Paris, irrité, avait claqué la portière de sa voiture à la face d’un journaliste qui l’interrogeait sur ce qu’il pensait de ce qui se passait dans son pays natal. Cela tranche le lendemain, après le départ de Ben Ali : on le retrouve alors intarissable sur la question, à la poursuite vaine du temps perdu. Trop tard… Michel Boujenah – comme beaucoup des enfants de Halq El Oued qui aujourd’hui prennent leurs aises à Paris – se réveille après les faits et découvre sur RTL que « l’état actuel de la Tunisie est inacceptable » : « Il faut que ça ça s’arrête, si j’ai choisi de parler aujourd’hui, alors que ça fait plusieurs jours qu’on me demande de parler, c’est parce que dans l’histoire des hommes, le silence a été terrible. Peut-être que je dis ce soir des bêtises, mais au moins, j’aurais dit ma souffrance parce que j’ai mal. » Lui aussi a raté une occasion de se taire. Halq El Oued (alias La Goulette), dont le maire n’était rien d’autre que le neveu de Ben Ali, Imed Trabelsi, mort le jour même où l’ancien président et sa famille s’enfuyaient du pays. Imed Trabelsi était, en affaires, obscur avec une enseigne française connue (Conforama). Pierre Lellouche, tunisois de naissance et stratège sarkozien émérite fut (et demeure) aux abonnés absents. Les téléspectateurs l’ont entr’aperçu, le sourire (jaune) en coin, quitter prestement l’Elysée. Plus de nouvelles d’Eric Besson, lui-même né au Maroc, qui a convolé récemment en justes noces avec Yasmine Tordjman, arrière-petite-fille de l’ancienne première dame de Tunisie, Wassila Bourguiba. Sa mère, Jacqueline Fellus d’origine tunisienne, aurait pu inspirer à DSK une compassion sincère pour ce pays si proche et si attachant. Une « économie modèle», disait, il y a peu, le directeur général du FMI. Ne rêvons pas. Est-il besoin d’explorer davantage cette liste si longue de Français fortement liés à la Tunisie quand tout va bien et dont l’amitié est si… réaliste quand ça va mal. 2.- Deuxième temps : Ben Ali, un dictateur ? Allons donc ! « Ce dont on ne peut parler, il eut mieux valu le taire… » L. Wittgenstein paraphrasé (Tractatus logico-philosophicus). Les réactions timides ici et là, au lieu d’inviter à la réflexion et à la prudence, poussent au contraire les gouvernants français à l’indignation. Le soutien à Ben Ali est réitéré. Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, déclarait pompeusement dimanche sur Canal : « Il y a une opposition politique mais qui ne s’exprime pas comme elle pourrait le faire en Europe. Mais dire que la Tunisie est une dictature univoque, comme on le fait si souvent, me semble tout à fait exagéré. » On sait que le neveu de « Tonton » a en Tunisie de nombreux « amis » qu’on n’a sûrement pas comptés parmi les victimes des nervis de Ben Ali. Ultime maladresse : c’est dire à quel point les autorités françaises avaient totalement perdu le sens des réalités, Mme Alliot-Marie, du haut de son expertise, offre mardi à Ben Ali de lui donner un coup de main pour mater les manifestants. « Nous proposons que le savoir-faire qui est reconnu dans le monde entier de nos forces de sécurité, permette de régler des situations sécuritaires de ce type. C’est la raison pour laquelle nous proposons aux deux pays [sous-entendu à l’Algérie et à la Tunisie], dans le cadre de nos coopérations, d’agir en ce sens pour que le droit de manifester puisse se faire en même temps que l’assurance de la sécurité. » [2] MAM faisait sans doute références aux aptitudes et aux compétences « spéciales », dont l’Armée française avait fait la démonstration en Algérie au cours de son occupation (et pas seulement depuis 1954), qui ont valu à Aussaresses d’avoir été condamné non pour les avoir industrialisées et enseignées aux dictateurs sud-américains sous la conduite de la CIA, mais pour s’en être vanté (au moment où les nouveaux maîtres du pays voulaient imposer l’idée que la France avait été, au cours des siècles de colonisation, une puissance civilisatrice au service du droit, de la vérité, de la démocratie et de la liberté. Rafraîchir la mémoire des tortionnaires et rappeler que la politique de la gégène était approuvée par toute la chaîne de commandement, du Président du Conseil à « l’électricien » de service, n’était naturellement plus photogénique. Toutefois, qu’elle ait été convaincue qu’Alger ait pu donner une suite crédible à une telle offre de service laisse plus que perplexe… Il est vrai que le gouvernement algérien se plaint régulièrement de pas être écouté et que son expérience, dûment éprouvée, suffisamment reconnue et exploitée… Aucune hypothèse n’est alors à dédaigner. Devant l’incompétence d’une telle attitude (pour ne pas qualifier les propos de MAM de manière plus exacte), le porte-parole du Quai d’Orsay avait publié un communiqué embarrassé et… embarrassant. Mais MAM n’en avait que cure. Gentiment bousculée devant l’Assemblée nationale (par une opposition opportuniste qui sentait le vent tourner et le parti politique à tirer), sur l’extrême retenue de la réaction française face à la répression en Tunisie, Michèle Alliot-Marie a rétorqué : « On ne doit pas s’ériger en donneurs de leçons » face à une situation « complexe ». Certes, ce n’était pas précisément par des « analyses sereines et objectives » que la diplomatie française avait jusque-là brillé. 3.- Troisième temps. Après le silence, les bêtises. Devant la précipitation des événements et l’augmentation exponentielle du nombre de victimes, on « hausse le ton » après avoir abaissé la France. A quelques heures à peine de la fuite de Ben Ali, on le croit encore à Paris capable de remettre de l’ordre en ses murs et on donne crédit à son discours inconsistant de la veille : « Nous avons écouté attentivement les mesures annoncées par le président Ben Ali pour ramener le calme et faire retomber la violence, et les décisions annoncées en faveur de l’ouverture politique et démocratique. Nous encourageons les autorités tunisiennes à poursuivre dans cette voie afin de répondre aux attentes que le président Ben Ali a entendues », avait déclaré le porte-parole du ministère des Affaires étrangères Bernard Valero lors d’un point-presse. Les Français continuaient de prendre leurs désirs pour des réalités. 4.- Quatrième temps : Une pitoyable curée. « Qu’est-ce que le passé, sinon du présent qui est en retard ? » Pierre Dac. L’os à moelle - Mars 1940. On court derrière les événements et on laisse fuiter dans les médias, de manière très maladroite, l’idée que la France refuse l’hospitalité à un Ben Ali, lequel ne lui a rien demandé puisqu’il était – tout le monde le savait alors – en chemin pour le Golfe. Comment les Français s’expliquent-ils la surprenante discrétion de leur gouvernement face aux événements tragiques qui secouaient la Tunisie ? Il convenait à l’ancienne puissance coloniale, dit-on à Paris sur les deux rives, de demeurer très prudente dans ses réactions et s’interdire toute réaction qui pourrait être interprétée comme une ingérence dans l’une de ses anciennes colonies. « On ne doit pas s’ériger en donneurs de leçons et s’ingérer dans les affaires intérieures d’un pays ami », tel était le mot d’ordre que N. Sarkozy a prescrit à tous les politiques français. Il faut évidemment tordre le cou à cette fable : les Français interviennent ordinairement dans les affaires intérieures des pays du Maghreb (et des pays africains où ils sont de moins en moins les bienvenus). Leurs hommes d’affaires, leurs « intellectuels » donneurs de leçons, experts en démocratie et en bonne gouvernance, leur administration diplomatique ou leurs ONG (qui sont pour certaines la face informelle d’une ingérence belliciste : chacun garde en mémoire le fiasco de l’Arche de Zoé)… s’immiscent régulièrement et ouvertement dans les affaires des pays du Maghreb. L’offre de services de Mme Alliot-Marie n’était-ce pas de l’ingérence ? De leur côté, les Français de Tunisie, travaillés (à tort) par une sourde inquiétude, s’interrogent sur leur destin et la prospérité de leurs affaires. Certains louchent du côté du ministère des « bienfaits de la colonisation ». D’autres vers Israël où l’occupation ne dépend pas des atermoiements des « mollusques » politiques européens. Là où « Tsahal sait parler aux Arabes, dans le seul langage qu’ils comprennent… » Il reste à Paris de mesurer les dégâts entraînés par sa politique et les réparations qui s’imposent à l’image (déjà passablement) abîmée du pays aussi bien d’ailleurs auprès du peuple tunisien, qui n’oubliera pas les propos de la ministre des Affaires étrangères, qu’auprès des peuples et gouvernants du Maghreb, ceux du sud de la Méditerranée et d’une manière générale aux yeux de l’opinion publique internationale qui a suivi au jour le jour ce raté supplémentaire de la politique extérieure de la France. Il n’est pas certain que les Européens (qui laissent à la France la bride sur le cou dans la gestion pour le compte de l’Europe des liens avec ses anciennes colonies, modulo les limites apportées au projet UPM) pardonneront à la France ce flop. Même s’il est peu probable que leurs affaires en souffrent à terme, les Allemands possèdent de gros intérêts, en particulier dans le tourisme. Les troubles tunisiens pourraient avoir, bien qu’il soit difficile de l’estimer, un impact non négligeable sur le bilan saisonnier des entreprises spécialisées dans cette destination très prisée par les vacanciers teutons. N’oublions pas que si la France est la première destination touristique internationale, l’Allemagne en est le premier pays émetteur. Le déficit bilatéral semble faire écho à cette différence. Pendant que les Français se mêlaient les pinceaux et qu’à l’Elysée on pesait laborieusement les ‘pour’ et les ‘contre’ dans des salmigondis indécis, à Washington, on n’hésite pas : Le président Barack Obama très vite « condamne et déplore la violence » infligée au peuple tunisien dont il salue le « courage et la dignité ». L’embrouillamini hexagonal sonne comme un échec supplémentaire de la politique méditerranéenne de la France. L’Union Pour la Méditerranée, un mort-né que Merkel a privé de moyens, que Sarkozy a privé de cap et qu’Israël a privé de sens, est définitivement enterrée. Panique chez les architectes : le sauve-qui-peut ne sauve personne. « Les événements nous dépassent. Feignons d’en être les instigateurs. » Les confusions parisiennes et tunisiennes se succèdent de manière parallèle. Avec une causalité mécaniste qui dévoile l’incapacité des politiques de part et d’autre non seulement à inventer un avenir, mais pas même à l’anticiper, comme le prescrivent les manuels. Tout au long de ce Golgotha, le système de Ben Ali n’eut qu’un unique impératif : sauver les meubles. Cela commence par la cascade des discours de Ben Ali (jusqu’au tout dernier jeudi à la veille de sa fuite) – sans doute sous la pression combinée des intérêts économiques et politiques internes et externes – qui cède dans le désordre peu à peu à toutes les injonctions de la rue, tout promettre pourvu que l’« essentiel », croyait-il, soit préservé. Cela se continue par la condamnation de Ben Ali, quelques minutes après sa fuite, par ceux-là mêmes qui l’avaient fermement soutenu peu de temps auparavant. Un « pragmatisme », un aplomb à l’épreuve des balles et du… ridicule ! Ici, il faut s’arrêter devant la volte-face spectaculaire (la classe politique française n’a pas l’exclusivité de ces acrobaties de haut vol) de l’ambassadeur tunisien auprès de l’UNESCO, M. Mezri Haddad qui a annoncé sa démission contrite sur BFM le 14 janvier, alors que l’avion de Ben Ali venait de décoller. Une pénitence réactive assortie d’une dénonciation sans appel d’un régime qu’il soutenait avec entrain et zèle. Cette résipiscence aurait été la bienvenue si la veille, il ne déclarait pas avec véhémence sur la même chaîne, juste après le discours de Ben Ali : « Le peuple s’inquiète de cette déferlante de hordes. Cette horde fanatisée est en train de brûler, de casser, de s’en prendre aux biens publics et privés. Et bientôt, si on les laisse finir et si vous continuez à faire l’apologie de cet anarchisme en marche en Tunisie, on verra ces hordes attaquer les gens chez eux, les violer, les voler et les massacrer ». « Ben Ali m’a trompé », s’est-il confessé la larme (de crocodile) à l’œil. C’est grâce à ces hommes exemplaires que le qualificatif « diplomatique » s’est chargé d’un contenu péjoratif et que les diplomates, comme les touristes hésitent parfois à décliner leur qualité. Dans le même registre, on recueille avec commisération la confession courageuse et surréaliste d’un universitaire « franco-tunisien » qui sait distinguer (entre Nanterre et Radio-France) Spinoza de Hegel, un supplétif recyclé dans la chasse mondiale à l’islamisme, à l’instar de ce vaste troupeau d’« intellectuels » et de « démocrates» maghrébins expatriés. Il suffit de savoir « témoigner » et dire les mots qu’on vous susurre habilement pour obtenir un poste de chercheur et/ou une fenêtre dans une émission en vue. Voire un label d’opposant patenté ouvert sur toutes les hypothèses. Ce brillant explorateur de l’âme arabo-islamique déclare benoîtement à propos d’un Ben Ali réduit à sa plus simple expression de fuyard, alors à 10 000 m au-dessus de la Méditerranée, en errance vers Djedda : « Je le soutenais mais je ne l’aimais pas. » (France Info, vendredi 14 janvier). Avec quelle délicatesse, ces choses-là sont dites ! Dans la plus chaotique précipitation, les journalistes muselés et autocensurés jusque-là et les politiques de tous bords, après les avoir très discrètement désertés, repartent à la conquête des plateaux de télévision et des micros des radios. Les pages « Idées » des quotidiens et des hebdomadaires sont prises d’assaut. Les rédactions ne savent plus où donner de la « tête ». Le signal de la curée fut donné. Et les hordes de commentateurs s’en donnent à cœur joie. La palme de l’indignation et (peut-être aussi du ridicule) peut être attribuée sans conteste à Serge Moscovici dressé sur ses ergots, condamnant la diplomatie sarkozienne. « On doit avoir un mot d’ordre et un seul : démocratie. Et ce mot est précisément celui que n’ont jamais prononcé les autorités françaises que j’accuse, car je considère que la France officielle a eu un comportement indigne. J’ai eu honte de notre diplomatie, du président de la République. Les troubles ont commencé le 17 décembre. Il y a d’abord eu le silence étourdissant du président de la République et de François Fillon. Ensuite la complaisance de Michèle Alliot-Marie, qui n’est pas ministre de l’Intérieur, mais ministre des Affaires étrangères, et doit porter une parole diplomatique, réaliste, mais aussi de valeur et qui n’a rien mis de tel dans ses déclarations. Penser que la France a proposé son savoir-faire en matière de maintien de l’ordre alors que se déroulait une révolte sociale, qui est devenue une crise politique... C’est un scandale ! Et aujourd’hui, on n’entend toujours pas une voix claire de la France. On a vraiment une diplomatie sans courage, sans dignité. Oui, j’ai honte de ce que j’ai vu. » (Le Monde, L. 17.01.11, 15h08) Mais où était donc Moscovici tout au long du mois de décembre ? Lui aurait-il échappé que le RCD (parti de Ben Ali) siège en compagnie du PS au même titre que les partis de Gbagbo et de Moubarak à l’Internationale Socialiste ? La blogosphère au secours de la logorrhéique logosphère. « L’intelligence artificielle se définit comme le contraire de la bêtise naturelle. » Woody Allen C’est encore à ce brillant universitaire franco-bourguibiste – initié par sa fille, dit-il, aux riches subtilités des TIC – que l’on doit d’apprendre le rôle décisif qu’Internet aurait joué dans la révolution tunisienne. Il apporte ainsi sa contribution à cette supercherie intellectuelle, cette rumeur assassine qui voudrait que ce qui vient de se passer en Tunisie soit le produit des blogs et des réseaux sociaux. Et, ce faisant, participe de l’intox actuel visant à dessaisir les Tunisiens de la maîtrise du mouvement dont ils portent l’unique et exclusive responsabilité. A la suite de quoi, imaginer un gouvernement numérique virtuel qui piloterait la Tunisie des rives de la Seine serait dans la logique de ces intelligences hors sol. Si Internet fabriquait des révolutions politiques et sociales, ça se saurait. Amplifier, sûrement. Créer, sûrement pas ! Peut-être, cela a-t-il donné au processus la dimension internationale qu’il a eue, notamment auprès des classes moyennes bien équipées et de la communauté tunisienne expatriée. Et à tout ce que le monde compte de pigistes. Sans doute, cela peut-il susciter ce que certains redoutent dans d’autres pays similaires gouvernés par des potentats soumis aux marchés et aux mafias locales et globales. Tout le reste relève du délire d’informaticiens ambitieux qui veulent changer de métier, de politiciens orweliens en retard d’une guerre ou de journalistes qui regardent trop les films de science-fiction. Cela renvoie à un excès d’époque : beaucoup de ces gens passent trop de temps derrière leurs écrans et pas assez sur le terrain. Là où les honnêtes hommes prennent des risques à confronter leurs hypothèses au monde réel. Croire que les comptes-rendus de l’ambassade des Etats-Unis à Tunis sur la corruption du système Ben Ali, révélés sur la Toile par Wikileaks, ont été à l’origine de la Révolution tunisienne c’est soit de la naïveté, soit de la malveillance qui participe de la désinformation visant à déstabiliser le mouvement pour liquider le dictateur mais sauver la dictature. Mohamed Bouazizi avait été privé de son commerce et de sa vie, pas de son accès à Internet. Le parfum du jasmin et l’odeur du sang. Quels enjeux ? Tout a commencé par un fait divers banal bien que tragique dont personne ne pouvait soupçonner les suites. Vendredi 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant de fruits et légumes, seul soutien de sa famille, diplômé de l’université et âgé de 26 ans, a voulu mettre fin à ses jours en s’immolant par le feu, s’aspergeant d’essence devant la préfecture, après la saisie de sa marchandise par des agents municipaux. Moins d’un mois après (le vendredi 14 janvier 2011), le président tunisien s’enfuyait à l’étranger devant les enchaînements considérables que la mort du jeune universitaire tunisien avaient entraînés. Au-delà des analyses sociopolitiques savantes, n’importe quel dirigeant attaché à sa fonction et s’interrogeant sur la légitimité et la permanence de ses pouvoirs, devrait méditer ce singulier destin. L’expression improvisée de « révolution des jasmins » pour décrire ce qui s’y passe, le rattachant ainsi à un processus connu, pour se convaincre de son intelligibilité et donc de sa maîtrise est trompeuse. Il y a quelque chose d’inédit dans ce qui vient de se passer qui distingue ces événements des révolutions fleuries, fruitées ou colorée précédentes qui se sont produites dans des contextes dont on restreint abusivement la spécificité: au Portugal en rupture avec la dictature de Salazar (« Révolution des œillets », avril 1974), en Tchécoslovaquie (« Révolution de velours », hiver 1989), en Ukraine (« Révolution orange », novembre 2004), ou au Kirghizistan (« Révolution des tulipes », mars 2005). La Tunisie n’est pas un pays historiquement et potentiellement belliciste mais, au contraire, un pays paisible, conciliant et industrieux, très bien inséré dans la mondialisation de la sous-traitance capitaliste, fortement dépendant de ses donneurs d’ordre. Ce n’est ni un ex-pays de l’Est économiquement et politiquement « archaïque » ni une ancienne dictature d’extrême droite où l’armée formerait une caste investie d’une mission, une institution constitutive de l’Etat et de la nation qui rappellerait Francisco Franco, Salazar, Stroessner ou Pinochet. L’erreur serait de rapporter la rupture tunisienne aux expériences du passé récent. Car tout son intérêt tient aux changements à venir qu’elle annonce. Une secousse géostratégique De même que la financiarisation d’une économie désormais mondialisée et les contraintes budgétaires américaines ont entraîné une crise qui n’a pas fini de produire tous ses effets (dans la stricte mesure où les solutions qui lui ont été apportées demeurent seulement symptomatiques), de même que le recyclage des déficits privés dans les rouages des finances nationales déstabilise les équilibres budgétaires des Etats et menace leur solvabilité, de même la Tunisie enregistre les conséquence d’une mondialisation mal maîtrisée, génératrice de différences de potentiels redoutables car uniquement vouée aux profits d’un très faible nombre d’opérateurs qui se soucient peu des nations, des pactes collectifs et encore moins des désordres qu’ils génèrent. La Tunisie enregistre et aussi, par la réaction de son peuple, préfigure la fin d’un modèle. Commençons par l’activité par laquelle elle est la plus connue : le tourisme. Activité que les Algériens citent régulièrement en exemple. Le ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement ne tarit pas d’éloges à propos des réalisations tunisiennes qu’il cite en exemple, un Power Point sous le bras qu’il déroule en toutes circonstances avec un professionnalisme et des convictions de nouveau converti. En 2010, le tourisme contribue à hauteur de 7% au PIB, générant chaque année entre 18 et 20% de recettes en devises, couvre 56% du déficit commercial et emploie 400 000 personnes. En outre, le secteur compte désormais une capacité globale de plus de 241 000 lits. Arrivées en 2008 : Libyens (1 776 881 visiteurs), Français (1 395 255), Algériens (968 499), Allemands (521 513). Derrière ces chiffres, se cachent de vrais problèmes que les touristes et les politiques font mine de ne pas voir. Contrairement aux arguments apportés à son avantage, le tourisme est loin d’être une bénédiction. Il creuse les déficits commerciaux qu’il se préoccupe de combler en favorisant les importations dispendieuses de biens que consomment les touristes. Il en est de même du déficit budgétaire consécutif aux investissements publics (notamment dans les réseaux de communication) à très longue durée d’amortissement qu’il nécessite. Le tourisme entraîne irrésistiblement la dégradation de la qualité des produits culturels et de l’artisanat fabriqués de manière industrielle à l’intention d’un tourisme de masse très peu regardant sur les babioles bon marché qu’il rapporte avec lui. Enfin, la multiplication des complexes touristiques clôturés tout au long du littoral et la très courte durée des séjours ne favorisent pas les échanges fructueux avec la population locale. Bien au contraire. Les emplois tunisiens dans leur écrasante majorité sont subalternes et sous-payés. Sur les 1 300 kilomètres de côtes en grande partie sablonneuses, les pressions générées sur l’environnement sont importantes en particulier les pressions foncières. La raréfaction des ressources hydriques met le tourisme en concurrence avec l’agriculture et avec l’industrie, surtout en été. On observe une consommation quotidienne de 560 litres d’eau par lit occupé, alors que le Tunisien se contente en moyenne de 100 litres d’eau par jour. Les rejets d’eaux usées ne sont pas toujours et partout pris en compte. Par la concentration de ses activités, le tourisme favorise par ailleurs l’érosion des côtes, avec un déséquilibre spatial, social et économique qui n’est pas étranger à la révolte des Tunisiens dont il est question ici. Complètement liée aux transnationales du loisir industriel, la Tunisie n’a aucune prise sur les marchés de départ. Ce qui place sa souveraineté sous une dépendance déraisonnable, étant donné l’importance qu’il revêt pour le pays et son économie. Bien qu’elle ait considérablement amélioré la qualité de ses produits et la formation de ses personnels. Complètement ignoré, le film de Béhi Ridha « Le soleil des hyènes », sorti en 1977, a constitué une des toutes premières remises en cause du modèle de développement adopté par la Tunisie, dénonçant en l’occurrence les dégâts du tourisme sur l’activité de la pêche. Est-il besoin de s’attarder sur les nuées de gamins qui tournoient autour des bus des touristes pour mendier quelques pièces de monnaie ? Cette situation, très connue des professionnels et des organisations internationales spécialisées, n’est évidemment pas propre à la Tunisie. On la retrouve tout autour du Bassin méditerranéen, dans l’océan Indien ou dans les îles de la mer des Caraïbes. La situation de l’industrie (là aussi très dépendante) n’est pas plus reluisante. La marée asiatique met à mal les délocalisations industrielles en Méditerranée et l’ensemble des partages de tâches initiées il y a une trentaine d’années, notamment à partir de la restructuration de l’industrie textile déménagée sur les rives sud de la Méditerranée. Le « Sentier » parisien, qui exploitait alors une main-d’œuvre étrangère dans un environnement esclavagiste sur lequel les autorités fermaient pudiquement les yeux, s’était reconverti dans les services informatiques et les combines financières, notamment avec Israël. La proximité géographique et culturelle n’arrive plus à compenser les dégâts occasionnés par une déferlante qui concilie, de manière surprenante et rapide, compétitivité-prix et compétitivité-qualité. Même l’économie française ne parvient pas à y faire face, et les déficits internes et externes s’accumulent, menaçant la stabilité financière, économique, sociale et politique de l’Union européenne et de ses composantes. De l’Islande à la Grèce et de la Belgique au Portugal, les mécanismes communautaires édifiés pour construire une Europe solidaire et unie annoncent la faillite inévitable dans ce contexte de l’Italie, de l’Espagne et peut-être de la France où l’on se met à regretter de ne plus pouvoir avoir recours aux dévaluations compétitives. Ce qui est vrai de la Tunisie l’est aussi des ex-PECO (Pays d’Europe Centrale et Orientale) qui ont fait – un temps – office de « tiers-monde à bas coûts intra-muros » dont l’industrie allemande tire un profit substantiel. Y gronde aujourd’hui une colère populaire puissante qui accoucherait de désordres redoutables et reléguerait la fronde tunisienne à la rubrique des faits divers. Nous savons que la réduction des coûts (avec baisse des salaires et du niveau de vie) est une politique superficielle qui ne saurait constituer une réponse adéquate et suffisante au défi de la mondialisation. Elle ne permet pas davantage d’engendrer l’économie spécialisée à très haute valeur ajoutée, à l’allemande, qui offrirait une sortie par le haut à la compétition internationale. Inutile de s’attarder sur les illusions entretenues à propos d’une économie du savoir et de la connaissance qui ne peut sérieusement s’envisager (dans la logique actuelle) qu’appuyée sur un Pentagone planétaire omnipotent. Mais cela est un autre sujet. Par ailleurs, le développement asiatique n’a pas encore produit la dynamique sociale et politique à même d’augmenter les niveaux de revenus et de réduire la compétitivité-prix des produits qui y sont fabriqués. Les débats stériles et polémiques sur le taux de change du yuan illustrent la complexité de la situation et la contradiction structurelle des processus. Seuls le Japon, l’Allemagne et les Etats-Unis arrivent, selon des rapports de forces et dans des contextes très différents, pour l’instant, à gérer une mondialisation qui transforme progressivement le paysage économique et commercial de la planète. Avec des perspectives et des conjectures préoccupantes. C’est aussi cela qui est à l’origine de la révolte tunisienne. Une pression sans cesse accrue sur les prix et sur les coûts, qui augmente le chômage et réduit les salaires de Tunisiens qualifiés qui voient bien ce qu’il en est de part et d’autre de la Méditerranée. Les Tunisiens, pour se doter d’une autonomie de décision minimale, ne se faisaient aucune illusion sur la puissance de leur armée ou sur la richesse de leur sous-sol. Depuis les Phéniciens, ils savaient que leur prospérité reposait sur leur sens du négoce, l’intelligence de leur commerce et la qualité de leur éducation, en mettant l’accent sur celle des petites filles. Les Tunisiens forment un peuple pacifique très ouvert aux transactions consensuelles. Ils n’avaient consenti peu ou prou à ce contrat et aux sacrifices qu’il impliquait qu’en contrepartie d’une hausse réelle de niveau de vie et d’un vrai développement économique aussi équitable que l’autorise le système capitaliste, au moins au niveau des principes minimaux. Le « modèle » proposé aux Tunisiens a été un contrat de dupes qui se retourne contre ses promoteurs. On sait depuis le XIXème siècle qu’on ne peut hausser la qualification des travailleurs sans leur donner une éducation et des capacités de discernement critiques. En particulier dans un pays où la roublardise est une culture. La proximité géographique et culturelle joue alors en sens inverse, à rebours des projets et débouche soit sur l’augmentation des flux migratoires vers une Europe barricadée où s’étendent des idées et des forces extrémistes et dangereuses dignes des années 30, soit sur la remise en cause des ordres économiques et politiques locaux. En Tunisie s’écrit l’avenir des autres pays voisins. Et demain « Notre ami le roi » (G. Perrault, 1990) fera face à un destin similaire à celui de « Notre ami Ben Ali » (N. Beau, J.-P. Turquoi, 2002). En Jordanie ou en Egypte, les nababs héréditaires, placés à leurs têtes non pour y édifier et y glorifier la démocratie, mais pour l’exclusive défense des intérêts étrangers, seront balayés par une logique implacable. Et cela fera, là encore, des dizaines, des centaines ou des milliers de victimes innocentes. Et Paris (de gauche et de droite) sera de nouveau très surpris de constater que, décidément, les choses ne se déroulent vraiment pas comme prévu… Le silence français et européen n’a d’égal que celui des gouvernants des pays arabes et en particulier ceux du Maghreb qui sont restés coi tout au long des dernières semaines à l’issue desquelles le sort de l’un d’entre eux a été scellé. A un Kadhafi près, toujours fantasque, toujours prévisible [3]. La fin de la récréation ? Il est possible que le peuple tunisien et les partis d’opposition se contentent du départ de Ben Ali et de son entourage, moyennant une « nuit du 04 août », quelques concessions sur les plans économique, politique et institutionnel, une ouverture plus large aux classes moyennes, une plus grande liberté d’expression et d’association proche de ce qui se pratique en Amérique du Sud, au Brésil ou au Chili, par exemple. Il est aussi possible que, faute d’avoir pris le temps de préparer une telle éventualité ou que l’opposition réelle ne se satisfasse pas d’une telle pacification et veuille pousser plus loin le partage des richesses et du pouvoir, le changement sera plus profond et plus radical. Sous ce point de vue, il ne faut pas oublier que la classe dirigeante tunisienne est profondément imbue de ses privilèges selon une ancienne tradition hiérarchique stricte qui confine à l’institution d’une subordination proche d’un système de castes familiales relativement cloisonné, ne consentira pas si facilement à une rénovation sociale qui brise ce qui constitue un des facteurs de la stabilité de la société politique tunisienne. Y toucher et on aboutirait à un Iran post-pahlévi, le clergé mollah en moins. Le clan Ben Ali a pris ses précautions et s’est envolé avec ses « économies ». Il n’en est pas de même des membres de la classe sociale qui a longtemps bénéficié de son régime. L’époque des janissaires – nous le voyons – n’a pas complètement disparu, mais, quoi qu’on dise, Bourguiba n’est pas Atatürk. Ces nantis sont toujours là et n’accepteront pas facilement de se laisser « dépouiller » de leurs biens et de leurs privilèges. Il serait bien naïf de croire que Ben Ali ait pu diriger pendant plus de 20 ans la Tunisie seulement aidé par sa belle-famille et par la complaisance internationale. Les dernières escarmouches qui agitent encore le pays sont vraisemblablement le fait de milices (les « tontons makout » à la sauce Ben Ali) qui protègent bec et ongles les propriétés des quartiers cossus des banlieues chics de Tunis et des grandes villes où résident les grandes fortunes, les caciques du régime et des riches étrangers. Tout ce beau monde a bénéficié et a aussi contribué à faire de la Tunisie ce qu’elle est aujourd’hui, sous quelque angle qu’on la considère. Bien que limitée, la réaction exceptionnellement violente du pouvoir de Ben Ali peut être interprétée comme une sorte d’irritation de cette classe dominante hostile à toute remise en cause de ce qu’elle tient pour un « ordre naturel ». Nous aurons l’occasion d’observer une réplique semblable lorsqu’un jour une remise en cause identique se produira inévitablement : au Maroc (où longtemps après Hassan II, beaucoup avaient espérer un Louis XIV pour se domestiquer « les Grands » du Makhzen et moderniser sans détruire) ou en Jordanie, voire dans les monarchies du Golfe, se battront pied à pied. Les privilégiés ne lâcheront rien sur aucun terrain où se jouent leurs intérêts. Et cela commence par un détournement constitutionnel : la désignation du Premier ministre Mohamed Ghannouchi en tant que chef d’Etat par intérim, et ceci, contrairement à ce que prescrit la Constitution tunisienne en son article 57. La veille, Premier ministre de Ben Ali, le lendemain, à la tête d’un gouvernement révolutionnaire. Plus tard, on verra qu’il ira jusqu’à démissionner du RCD et consentir à sa liquidation. Admirable Ghannouchi ! Edgar Faure, la girouette insubmersible de la IVème République aurait sans doute salué l’artiste. Un tollé général en a suivi et Ghannouchi a été obligé de se faire marche arrière. Ce sera donc comme le prescrit la loi suprême, le Président de la Chambre des députés, le vénérable Foued Mebazaa qui a prêté serment le 15 janvier. La désignation de Ghannouchi à la tête de l’Etat n’était pas fortuite. Elle ouvrait la possibilité (selon la Constitution) à un retour éventuel de Ben Ali. C’est pour éviter tout retour en arrière que – en même temps que la désignation de F. Mebazaa – le Conseil constitutionnel tunisien a proclamé samedi « la vacance définitive du pouvoir ». Ben Ali est donc définitivement parti. Mais ce n’était que partie remise. Le Premier ministre sortant Mohammed Ghannouchi était toujours chargé de former un nouveau gouvernement. La guérilla va se déployer sur le terrain de la désignation des ministres. Et là aussi, on a eu des surprises lorsque la composition du gouvernement d’Union Nationale est rendue publique lundi 17 janvier : du Ben Ali sans Ben Ali. Noyés dans le nombre de ministres issus de la société civile, les trois nouveaux ministres de l’opposition se retrouvent face aux anciens ministres de la Défense, des Affaires Etrangères qui ont conservé leurs portefeuilles, dont le ministre de… l’Intérieur qui tenait à faire savoir que les manifestations (qui sont à l’origine du départ de Ben Ali) ont coûté 1,6 Mds d’euros à l’économie du pays. C’est dire tout le bien qu’il en pense. Les opposants exilés débarquent les uns après les autres à Carthage, la pression populaire reprend de plus belle, ce qui aboutit à la démission inévitable des opposants formels garants de la démocratie à la Ben Ali. Retour aux conditions initiales et le jeu d’échecs continue. La démocratie, une maladie ? « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.» (Mark Twain). De nombreux médias parlent sur le ton de l’appréhension de « risque de contagion ». La liberté et la démocratie seraient-elles des épidémies à redouter ? Cette expression est appropriée si l’on admettait qu’elle menace Israël et tous les gouvernements européens (dont le gouvernement français qui ne s’en cache d’ailleurs pas [4]) contrôlés par les réseaux sionistes mondiaux. Qu’en est-il au juste ? Il convient de faire un sort à une idée reçue selon laquelle seuls les pays du Maghreb et du Proche-Orient arabes ou musulmans seraient concernés par la chute de Ben Ali. Certes, il est des potentats qui sont rivés à leur siège et qui s’y maintiennent par tous les moyens pendant des décennies. Au Maroc, en Egypte, en Libye ou en Jordanie, les autocrates n’ont pas du tout apprécié le sort fait à Ben Ali. Les guéguerres « claniques » en Algérie (simulation locale des influences extérieures et de la rapacité intérieure autour de la rente) sont plus complexes et reflètent une transition avortée sous Chadli vers un régime « démocratique » à la Sadate ou à la Ben Ali. Les conditions historiques de sa formation et les ressources naturelles du pays qui génèrent plus de 98% des recettes d’exportation ont contribué au blocage de la société algérienne qui n’a ni capital, ni génies capitalistes à même de prendre le relais et assurer une articulation avec l’économie mondiale. Il n’y a eu aucune alternative crédible à la destruction méthodique des bases industrielles et des structures étatiques édifiées dans les années 1970. Comme le socialisme naguère, le marché fut festoyé et déclaré « irréversible ». Sur le plan politique, la disparition des formations islamistes (hormis celle de feu Nahnah très bien initié aux jeux subtils du sérail) et des « soutiens critiques » d’antan a laissé la place au vide idéologique peuplé de réseaux ârchiques ou zaouiatiques d’un autre âge, de fantômes qui sortent de temps à autre des placards ou de génies politiques anonymes en quête de reconnaissance pour des projets sans lendemains. À l’ordre global (convenablement abîmé), ont succédé des ordres locaux, tous plus ou moins nourris par la rente et l’opportunisme. La professionnalisation de l’Armée algérienne a affranchi celle-ci de ses engagements idéologiques et historiques et lui a ouvert l’espace qu’il fallait pour s’adonner à toutes les compromissions. La lutte contre l’intégrisme, dont elle se proclame experte, lui a concilié l’écoute bienveillante de l’OTAN et des pays de la Méditerranée Occidentale avec les armées desquelles elle collabore très amicalement. Tout cela, dans un contexte géostratégique propice : l’affaissement du Mur de Berlin et de l’ex-URSS, elle-même en butte (encore aujourd’hui) à des contraintes et dilemmes similaires. En sorte que le paysage algérien ne relève pas (pour l’instant) du modèle tunisien, en dépit de l’entêtement suspect avec lequel les médias français et leurs relais indigènes tiennent à l’y rapporter. Un dernier mot cependant : à l’attention de tous ceux qui ont accumulé en Algérie des fortunes et qui les ont transférées à l’étranger – ou qui s’apprêtent à le faire – en toute illégalité (et il en est de même de tous les patrimoines camouflés sous des prête-noms ou des sociétés écrans), ils devraient savoir que rien ni personne ne les sauvera des enquêtes qui seront diligentées lorsque inévitablement, un jour ou l’autre en Algérie, sera édifié un Etat de droit soucieux du bien public et des intérêts de la nation. Ni les arguties juridiques, ni la topologie complexe des structures comptables et financières, ni les soutiens éphémères et labiles de puissances étrangères, ni la brutalité ou la violence ne les protègeraient du sort qui est réservé aux truands et aux délinquants, quels que soient leur nom, leur titre ou la gloire éventuelle de leurs ascendants. Par-delà le droit, il y a la justice. Les TIC et la mondialisation ont généré un nouveau principe de conservation mémorielle : rien ne se perd, rien ne se crée. Tout se sait. Tout se saura. De plus, l’Algérie dispose de contreparties substantielles qui lui donnent un pouvoir de négociation persuasif qui n’épargnera personne. Il n’a échappé à personne et en particulier aux principaux intéressés que les despotes menacés par le mouvement tunisien doivent bien mesurer la fragilité des soutiens qui leur sont prodigués par les puissances étrangères au nom desquelles ils administrent leurs pays. Soutenus aujourd’hui, universellement honnis et lâchés demain. Que blessants, pour l’ancien président tunisien après sa chute, durent être les mots employés par les ministres français, à les comparer avec les propos dithyrambiques du président français lors de sa visite en 2008, ou tout récemment quand on l’interrogeait sur la situation à Tunis. Ainsi en fut-il de Saddam Hussein lorsqu’on avait eu besoin de lui pour lutter contre la « dictature des Mollahs » (1979) ; ainsi en fut-il de « face d’ananas » (Manuel Noriega) que Reagan est venu chercher chez lui à Panama en décembre 1989 pour l’embastiller et le livrer à la justice française après qu’il eut purgé sa peine ; ainsi en fut-il de Gbagbo, grand ami de la France il y a peu ; ainsi en fut-il de tous les dictateurs jetés sans reconnaissance après usage. Ainsi en sera-t-il du magot (une tonne et demie d’or, dit-on, sans compter le reste…) que la famille Ben Ali a emporté avec elle et des autres butins constitués sur le dos des Tunisiens dont on a fait suer le burnous et exploité les richesses. Aucun coffre-fort de Dubaï ne sera assez solide pour les soustraire à leurs propriétaires légitimes. Aucun gouvernement provisoire d’union nationale habilement concocté ne parviendra à faire perdre de vue l’essentiel… Ainsi, lorsqu’on s’interroge sur le risque de « contagion », on oublie de poser les bonnes questions : qui les a placés là, qui les y maintient et au profit de qui ? Un silence pesant accompagne et soutient ces despotes reçus et honorés en grande pompe en Occident, comme il accompagnait et soutenait Ben Ali pendant 23 ans. Les peuples arabes qui subissent ces régimes n’accordent que peu de crédit à ces critiques asymétriques dont la sévérité à l’égard des uns et des autres dépend de leur soumission aux pouvoirs étrangers et à leurs intérêts stratégiques, politiques et économiques. En sorte que derrière l’inquiétude exprimée à propos du départ de Ben Ali, comme celle qui affecterait les dictateurs de la région, on peut aussi y discerner le désarroi des entreprises et des gouvernements occidentaux qui souffriraient tout autant de l’effondrement de ces régimes corrompus. Israël vient de perdre un précieux allié en Ben Ali. En février 2005, sous prétexte d’un Sommet mondial sur la Société de l’information (SMSI), Ben Ali avait adressé une invitation officielle au Premier ministre israélien Ariel Sharon que celui-ci avait acceptée. Cette visite n’eut pas de suite devant l’indignation qu’elle a suscitée. Ce sont tous les régimes qui ont reconnu Israël qui se trouvent fragilisés, au Maghreb et au Machrek. De la Mauritanie aux Emirats qui ne sont au reste rien d’autres que des provinces américaines extra-territorialisées. En témoigne la délocalisation surprenante du siège social de Halliburton en 2007 de Houston à Dubaï, qui est passée presque inaperçue. De Ben Laden à Ben Ali Proposer un choix binaire et cornélien : les islamistes ou les dictateurs, fut une belle construction d’une efficacité redoutable. Mais elle a fait son temps. Récapitulation : l’idée de reformater le monde arabe dans ce projet délirant de «Greater Middle East», concocté par les néo-cons (dont Bush avait abrité et béni les crimes), projeté bien avant l’attaque des Tours de Manhattan, dès l’écroulement du bloc soviétique, s’était très vite heurtée à des limites évidentes : la démocratisation de ces pays allait renvoyer aux assemblées des hommes et des partis opposés à Israël et à la politique américaine pratiquée dans la région depuis 2001. Pour G.-W. Bush, « c’est un front de la guerre contre le terrorisme et que - Al-Qaida - redoute l’expansion de la démocratie dans le «Grand Moyen-Orient». » M. Wolfowitz s’était alors fendu d’une métaphore savoureuse à ce propos: « … ce ne sera pas le passage de la nuit au jour. Ce sera plutôt comme le passage de la fin de la matinée au début de l’après-midi. » C’est ainsi que l’on a prétendu, à n’en plus soif, que Ben Ali a été mis en place pour lutter contre l’islamisme et qu’on a toléré ses excès au nom de cette lutte, face à deux maux, on aurait choisi le moindre. On se souvient du mot de Moubarak en mars 2004, appelant à l’édifice de ce « Grand Moyen-Orient », publié dans un quotidien romain La Repubblica, qui a fait bondir son homologue algérien : « Certains pays de la région, rétifs aux progrès démocratiques que l’humanité ne cesse de réaliser dans son évolution, continuent de justifier leur attitude réfractaire à la démocratie par des difficultés auxquelles l’Algérie a dû faire face...». Et il précise que ce projet allait bouleverser la donne politique et économique dans une région allant du Maroc à l’Afghanistan, pour éviter d’entraîner les Etats arabes dans «la tragédie algérienne qui dure depuis 12 ans». On continue à diffuser ces inepties, auxquelles plus aucun analyste sérieux n’accorde le moindre crédit. Dans la mesure où Ben Laden et Ben Ali sont deux faces successives de la même stratégie. On peut faire remonter la logique qui a engendré le « terrorisme islamiste » à l’Accord secret Sykes-Picot franco-britannique (16 mai 1916) relatif au démembrement et au partage entre les Alliés des provinces non turques de l’Empire ottoman (Mésopotamie, Palestine, Jordanie et Syrie), dont il était un volet tactique. Plus proche de nous, il découle directement du pacte signé sur l’USS Quincy, le 14 février 1945, par Ibn Saoud et Roosevelt de retour de Yalta. Ce pacte, qui pue le pétrole, visait aussi, en utilisant l’Islam, à compromettre et à endiguer toute influence soviétique dans les pays arabes et musulmans, sous quelque forme qu’il se présente : non-aligné, nationaliste, baasiste, socialiste, toutes obédiences confondues... L’Arabie saoudite, au cœur du dispositif, notamment l’industrie rituelle des pèlerinages à la Mecque, a docilement assuré sa part du contrat sous la protection des Flottes US mouillant en Méditerranée et dans l’océan Indien. En finançant les réseaux d’influence et la guerre antisoviétique en Afghanistan pour y établir les Talibans amis de l’Amérique d’alors, qui rendent la vie si difficile aujourd’hui aux troupes d’occupation coalisées. L’accord fut déclaré sans objet après 1990, à la fin des Démocraties Populaires. Cependant, la machinerie mise en place pendant des décennies vécut de sa propre inertie et devint très vite encombrante. D’autant plus que les Saoudiens commençaient à prendre conscience de ce qui se tramait : l’Amérique ne voulait plus partager. Elle voulait tout. Ecoutons un des architectes d’un projet (aujourd’hui abandonné à cause de l’échec US en Irak et en Afghanistan) qui visait explicitement le démembrement de l’Arabie saoudite, Laurent Murawiec, expert à la Rand Corporation, un influent institut de recherches, déclarant le 10 juillet 2002, au beau milieu d’une réunion du Defense Policy Board (Bureau sur la politique de défense) au Pentagone : «Les Saoudiens sont très actifs à tous les niveaux de la chaîne de la terreur, des planificateurs aux financiers, des cadres aux militants, des idéologues aux leaders. [...] L’Arabie saoudite soutient nos ennemis et attaque nos alliés. » Il n’avait pas tort, car les Saoudiens avaient eu vent du vent qui tournait et du changement de règles du jeu. D’honorable partenaire qui émargeait à Langley, Ben Laden devenait un irréductible ennemi, la tête mise à prix. Un mot d’esprit circulait à cette époque au Proche-Orient : «En Arabie, 50% du peuple est antiaméricain. Les cinquante autres sont pour Ben Laden.» L’Algérie, quant à elle, travaillée avant et surtout après la mort de Boumediene, comme tous les pays de la région, par un islamisme viscéralement antisocialiste, allait être emportée par un soulèvement populaire puissant dès lors qu’il s’avérait au vu et su de tous que les richesses et contraintes étaient très inégalement réparties. Chadli aurait pu faire office d’un très bon Ben Ali et en Tunisie voisine où les mêmes causes engendraient les mêmes effets. Le contre-choc pétrolier en 1986 n’a fait que creuser les contradictions aboutissant, dans un pays où on ne plaisante pas avec l’égalité et l’équité, à un monstre que le peuple algérien, plus que l’armée (qui se présente à tort comme ayant été le seul bouclier), a vite fait de répudier, en payant un prix exorbitant, celui du sang et d’une perte d’expérience et de forces vives de plus de 15 ans. La facture laissée par le régime Chadli, au nom de laquelle le FMI et la Banque mondiale ont légalement sous-développé le pays, allait, comme on sait, être très lourde. C’est à cette époque que l’on doit de voir aujourd’hui des moutons et des chacals (dont Cheikh El Anka a dressé en son temps un portrait définitif) nous parler en maîtres. De tout cela, il faudra bien en rendre compte… A Suivre |
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