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Un bout de
trottoir, un peu étroit à cause d'un échafaudage où des ouvriers ravalent la
façade d'un immeuble datant des années trente. Une dame âgée, canne à la main
gauche, petits pas et sac serré contre la hanche droite, s'y engage. A l'autre
bout du corridor, cinq mètres à peine, roulant en sens inverse, un cycliste
freine sec en jurant puis se met sur le côté. Il a la trentaine, de coûteuses
lunettes de soleil, un jean serré et des chaussures noires aux bouts pointus. La
femme qui le suit, blonde, même look de bobo boko-flouss s'arrête aussi,
lâchant rageusement ce mot de la langue française si célèbre dans le monde
depuis la bataille de Waterloo. Un peu effrayée, la vieille s'arrête un instant
puis reprend sa marche. « Allez ! On s'dépêche » lui crie nerveusement le
cycliste, un pied à terre et l'autre sur la pédale.
« Le trottoir, c'est pour les piétons, vous avez failli me faire tomber », lui lance la dame lorsqu'elle arrive à sa hauteur. « Quoi ? Allez, ça va ! Je vous ai laissé passer, non ? De quoi vous plaignez-vous ? Ça vous fait plaisir de râler, c'est-ça ? », lui répond-il en relançant sa machine. L'autre proteste et hausse le ton. Non, elle ne râle pas pour râler mais elle en a assez de se faire tangenter par des voyous qui confondent trottoirs et voies cyclables. « Ça va, écrase. Rentre chez-toi et va manger ta soupe. On paie déjà ta retraite, c'est pas la peine d'en rajouter », lui dit alors la blonde qui s'est remise sur selle. Assistant de près à cette scène, on se dit que les choses vont en rester là. A tort. Car la vieille dame a du bagout, du coffre et quelques expressions imagées qui valent le détour. C'est sûr, elle n'aime pas être bousculée. Elle n'aime pas non plus les jeunes c? mal-élevés qui se croient tout permis. Et bien entendu, le goujat et la goujate (le dictionnaire affirme que ce mot d'origine gasconne ne s'emploie qu'au masculin mais il est temps de lui offrir un féminin) s'arrêtent de concert pour montrer qu'ils en connaissent aussi un rayon en matière de menaces, d'insultes et de railleries blessantes à propos de la sénescence. Et vient logiquement le moment où il faut s'interposer car le bobo veut visiblement en infliger quelques-uns uns à celle qui n'a pas cessé sa diatribe. On calme l'individu, on lui fait comprendre que c'est tout de même lui qui a tort. On lui rappelle qu'il est encore interdit de rouler sur les trottoirs même s'il est très probable que Bertrand et ses amis verts vont finir par l'autoriser. On s'énerve aussi, parce qu'il ne veut visiblement rien entendre et qu'il a peut-être vraiment envie de se défouler sur la vieille. Bref, au bout d'un moment, il faut lâcher le « maintenant tu dégages ou c'est moi qui te cognes » pour que les choses se calment. La dame à la canne remercie et finit par se taire et s'éloigner. Le rocker habillé par les boutiques de Saint-Germain s'en va, suivi par sa blonde qui ne peut s'empêcher de lancer quelques amabilités à propos des pauvres tarés qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas. C'est alors qu'on se sent très las et qu'on réalise une nouvelle fois à quel point l'image des cyclistes en ville a changé (celle des sportifs aussi, d'ailleurs mais c'est une autre histoire?). Il y a dix ans à peine, on les respectait, on leur trouvait du mérite à s'engager dans des rues dominées par les automobiles. Puis sont arrivés le velib', le film d'Al Gore, le discours culpabilisant sur la planète à préserver et les rodomontades en boucle sur le développement durable. Et c'est ainsi que le cycliste est devenu dominateur, persuadé de son bon droit, bien décidé à envahir les villes et à ne pas abandonner la moindre tranche de bitume et même de trottoir. Il suffit de happer le regard méprisant du sprinter qui a manqué de vous percuter alors que le feu était rouge et que vous traversiez tranquillement le passage protégé pour prendre la mesure de la bataille qui se livre dans les rues de Paris. Un ami, journaliste, Breton mais aussi misogyne qu'un Kabyle de la vallée de la Soummam (c'est ce que l'on ne cesse de lui dire, ce qui le fait rire aux éclats), a tenu un jour les propos suivants : « J'en ai marre de ces c..asses qui te foncent dessus avec un vélo et qui te toisent en ayant l'air de dire : ?Et alors, quoi ? Moi, je sauve la planète' ». Faisons hurler les lectrices fidèles à cette chronique et avouons sans prudence ni précaution qu'il n'a pas vraiment tort. Bien au contraire. Il est peut-être temps d'écrire une sociologie de la parisienne en vélo? Mais trêve de sexisme. Les cyclistes, qu'ils soient hommes ou femmes, ont décidé de prendre le contrôle de la ville avec leurs vélos de plus en plus faciles à utiliser (les modèles électriques s'arrachent comme des petits pains). Il y a des jours, le lundi par exemple parce que c'est celui où l'humeur parisienne est des plus insupportables, où le piéton frôlé par l'énième vélo ? et ne parlons même pas des trottinettes? - se dit qu'il va finir par aller du côté du pont Mirabeau, non pas pour se jeter dans la Seine mais pour rendre visite à ce concessionnaire automobile qui vend des Hummer. C'est bien cela, oui. Un beau et imposant H3 à la robe noire, aux vitres teintées et au moteur surpuissant. Un monstre peu avare en essence, capable de rejeter en une heure l'équivalent d'une centrale à charbon en gaz à effet de serre? Un gros SUV tout en grondements pour foncer sur les accros du guidon qui terrorisent les petites vieilles qui marchent d'un pas lent sur les trottoirs. |
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