Qu'est-ce
qu'une disgrâce ? C'est une perte d'indice et de Pouvoir dans le cercle
immédiat des gratifications par le regard. Selon des traditions staliniennes,
on reconnaît un politicien en disgrâce en ce qu'il ne passe plus à la télé, les
gens du Pouvoir n'en parlent pas ou seulement «dans son dos», il se fait
interdire le café dans une messe d'officiers où il avait ses habitudes, n'est
plus associé aux grandes décisions. Comment commence une disgrâce ? Personne ne
sait. C'est un moment X dont personne n'est coupable mais dont tout le monde
est au courant. Un homme en disgrâce le ressent dès qu'il se lève le matin et
regarde comment son propre chauffeur le regarde depuis peu. Ensuite, c'est la
longue quête de l'explication, de l'identification difficile de l'homme «qui a
décidé», de la lutte contre la chute et de l'agitation pour garder la
visibilité et de la vérification du répertoire téléphonique. Un homme en
disgrâce peut ne pas trouver un bureau pour s'asseoir alors qu'il est
vice-Premier ministre ; un autre le comprend rien qu'en lisant les journaux qui
reniflent sa trace dans les tribunaux. Prenons un exemple, au hasard
(sincèrement) : Belkhadem. Cet ancien chef de gouvernement serait en disgrâce.
Les signes ? Il n'assiste plus au Conseil des ministres, ne fait plus la
politique mais seulement de grands mouvements de bras dans l'eau qui lui arrive
au cou, n'arrive pas à bien organiser une simple Université d'été alors qu'il
pouvait autrefois organiser des élections, et certains des siens s'en éloignent
par peur de tomber du cheval. C'est «un mur qui penche dangereusement», disent
certains. La raison ? On ne sait pas. Le moment du début de la fin ? On ne sait
pas. Comment ce mur va tomber ? On le sait un peu, mais c'est trop tôt. Cet
homme a pourtant tout fait pour ne rien faire de ce qui irrite : il a épousé le
FLN avec un mariage blanc pour ne pas gêner le vrai époux. Il a cédé son poste
de chef de gouvernement sur un simple coup de fil et il a été plusieurs fois,
publiquement, récusé sans jamais se sentir heurté ou insulté. C'est pour dire
qu'au final, on est dans l'arbitraire. C'est le propre de la disgrâce : on peut
devoir sa carrière à un simple discours fait devant Boumediene, et on peut
tomber de haut à cause d'un simple éternuement.
D'autres gens ont connu des disgrâces plus
terribles : perte de grades, d'escortes, de voitures, enfants poursuivis en
justice, crédits bancaires étalés au public, insolence d'un simple brigadier
lâché sur les trousses d'un homme fort d'autrefois, retrait de passeport ou
vérification fiscale approfondie sur une minoterie ou une limonaderie de
cousins. Le Pouvoir est mangeur d'hommes comme le savent les hommes qu'il a
embrassés. C'est quelque chose de terrible et d'injuste. De délicieux et de
jouissif. De sale mais de puissant. La disgrâce est la seule confidence qu'il
fait sur ses mœurs étranges. C'est la seule activité visible et détectable de
son estomac souverain. Suivez ce genre de piste et vous verrez que si le Pouvoir
est un monstre agréé, c'est aussi un être humain qui fonctionne à l'humeur et
mange selon la logique de sa survie. Belkhadem le sait et c'est pourquoi il
tente de prouver qu'il est vivant alors qu'il est allongé dans une assiette.