|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Un film, «Un femme
d'exception», (1) relate le fabuleux itinéraire de Nna
El Djoher Amhis-ouksel,
cette citoyenne de cœur et d'esprit, devenue battante de sa seule volonté à
donner du sens à sa vie. La persévérance et le combat perpétuel ont permis à cette
grande dame de se frayer un chemin vers l'univers du savoir et de la
connaissance. Le capital, une fois acquis, elle tente de le transmettre à ses
sœurs afin que ces dernières puissent se libérer, à leur tour, des baillons de
l'inculture, de la soumission, de la marginalisation et de l'exclusion. Que ce
soit à Azeffoun, Tizi-Ouzou, Oran, Bejaïa, Alger où
ailleurs, les jeunes qui se déplacent en masse pour l'applaudir à l'occasion de
ses multiples interventions, gardent profondément en mémoire le souvenir de sa
gentillesse, de sa courtoisie et surtout de son esprit vif et critique et de
ses grandes capacités d'écoute et d'analyse. Le documentaire que verront,
espérons-le un jour, nos compatriotes, relate le parcours exemplaire de cette
illustre intellectuelle, l'enseignante émérite de surcroît, à la vocation
innée, devenue écrivaine de talent et « romancière de la mémoire ». Sa
brillante scolarité, ses titres universitaires et son intelligence, ont permis
à ce modèle d'abnégation d'accéder aux cimes du savoir. «L'Algérie, notre chère
et sublime patrie, legs d'ancestralité de nos aïeux, a été libérée du joug
colonial de non-humanité par le sacrifice suprême des meilleurs de ses enfants.
Notre devoir sacré demeure la fidélité du serment à pérenniser l'incommensurable
richesse de son patrimoine d'historicité et d'authenticité». En deux phrases,
l'humaniste, fermement enracinée dans ton terroir culturel national et pétrie
aux valeurs universelles, a tout dit ! L'auteure prouve à l'évidence qu'elle
maîtrise les mots avec élégance, intelligence et invention, mots qui tels des
poings levés, réclament un monde meilleur.
Du haut de ses 91 ans, la pédagogue au caractère bien trempé, courbe certes un peu l'échine mais sans céder devant personne ni sur rien. Sa mémoire scintillante l'incite à redoubler d'ardeur et de ténacité de manière admirable perpétuant ainsi, ses racines culturelles et son algérianité, tout en s'éloignant des grilles théoriques habituelles et des enjeux académiques surannés. La recherche de la gloire n'étant pas sa vertu cardinale, au lieu de s'installer dans le confort, elle n'a eu de cesse de poursuivre le combat qui l'a mené à l'humilité avec courage honnêteté et constance. Collectionneuse d'ultimes regards, elle a traversé, tel l'éclair, les crédos de multiples auteurs, notant pêle-mêle réflexions et pensées au vol, multipliant les aphorismes, gloses et divagations, qui irradient, marquent les esprits et répandent une chaleur mystérieuse. Sa biographie brouille les époques et les frontières. Son œuvre faite de livres «uniques» nous interpelle. Une vingtaine de publications (2) ponctuent son parcours. Ses cycles ininterrompus d'études, de recherches et de publications consacrées aux monuments de la littérature algérienne, complètent ses analyses. De Taous Amrouche à Mouloud Mammeri, de Mohamed Dib à Tahar Djaout, de Rachid Mimouni à Mohamed Benhadouga, sans oublier ses chantiers littéraires sur Frantz Fanon, Assia Djebar, Yamina Mechakra, sont autant de repères phares fondamentaux, en direction de la jeunesse et des générations montantes. Elle bouscule les manuscrits reprenant les textes, les points de vue des auteurs en respectant la chronologie, jugeant opportun, que les traces écrites laissées par nos illustres écrivains, traversent le temps et parviennent aux lecteurs contemporains. En fait, elle évoque les disparus célèbres, qui lui ressemblent parfois et à qui elle offre une place d'honneur. Ses productions (ouvrages, essais, ensemble de textes constitués d'articles, de conférences, de notes de réflexion) qui sont un véritable régal, se lisent d'un trait grâce à la liberté formelle et sans limite qu'elle s'octroie. Et c'est ainsi que par ses écrits, qui constituent aujourd'hui une contribution de référence à la connaissance de la littérature algérienne, Nna El Djoher Amhis-Ouksel, se hisse au rang d'exemple de dévouement à dessein de la valorisation et de l'épanouissement de notre patrimoine culturel fait d'amazighité et d'algérianité. Le Quotidien d'Oran : En tant qu'enseignante et formatrice, vous avez, votre vie durant, fait la promotion de la lecture en soulignant la nécessité de résurrection de la mémoire. Ce travail d'anamnèse auquel vous invitez vos lecteurs se poursuit-il depuis votre retraite ? Nna El Djoher Amhis-Ouksel : Plus que jamais ! L'appel à la mémoire, à la source de soi, du soi, entre liberté et conscience est un chemin où peu d'entre nous prennent le risque d'exister. Lorsque l'on se retourne aussi paisiblement sur la vie, c'est qu'elle a été forte. Effectivement, je poursuis toujours ma passion. Ma démarche contribue à la reconnaissance et à la promotion de la littérature algérienne en dévoilant ses richesses et sa complexité, le sens caché des mots, afin d'en dévoiler la polysémie, voire les ambiguïtés. La collection intitulée «Empreintes » (3) qui a permis la publication d'une dizaine d'ouvrages sur des auteurs algériens, m'a émerveillée et enthousiasmée. Raconter l'Algérie dans sa pluralité, tel est mon crédo ! Mon souhait est de faire connaître aux jeunes leur patrimoine littéraire qu'ils n'ont pas eu la chance d'apprendre à l'école. Je trouve dommage qu'un Algérien ne connaisse pas des auteurs de son pays. Je ne voulais pas qu'il y ait une rupture entre les auteurs d'après l'Indépendance et ceux d'avant. Ces derniers et plus particulièrement ceux des années 1950, ont été des éveilleurs de conscience. Ils ont eu le courage d'assumer leurs idées en pleine période coloniale. Ils doivent et méritent, par conséquent, d'être connus en particulier par la jeunesse qui doit être fière de son pays et de son histoire. Ces auteurs, durant des temps difficiles, ont eu le courage de donner une existence et une voix à leurs compatriotes qui n'existaient pas au temps de la colonisation. Mon principal souci est de réconcilier les jeunes avec la lecture. Je consacre mon temps à faire la promotion de la lecture pour en faciliter l'accès aux jeunes, afin qu'ils connaissent notre patrimoine et ses valeurs. On se plaint que ces derniers ne lisent pas. Est-ce leur faute ? L'école n'a-t-elle pas failli ? Cette collection leur est dédiée pour valoriser leur patrimoine, pour connaître leur histoire et pour leur faciliter la lecture. Nous ne sommes pas tombés du ciel, nous avons un passé riche, une culture plurielle et une histoire dont nous devons être fiers, il s'agit de notre identité. Je veux ne plus subir l'aliénation des mots. Je prends conscience subitement qu'il faut briser les carcans et les tabous. Il est temps. Nous ne refusons pas les autres cultures, mais un socle culturel solide est un rempart contre les invasions culturelles. Mon idée c'est d'ouvrir l'esprit des enfants, si on ne leur a pas appris à s'ouvrir, à réfléchir, à faire preuve d'esprit critique, c'est la porte ouverte à toutes les invasions culturelles. Q.O.: On peut, sans risque de se tromper, dire que votre contribution dans les domaines de la littérature a été majeure, surtout lorsque l'on sait que notre pays souffre cruellement de références nationales marginalisées. Comment selon-vous sortir définitivement de l'ornière ? E.D.A.O. : Comment réhabiliter ce secteur aujourd'hui sinistré ? Tout simplement en s'investissant, corps et âme, par le dialogue, le partage, la publication et surtout la formation. Depuis 1962, je suis à l'écoute des discours. Absence de transparence et langue de bois ! On n'avance pas, on est constamment dans l'explicatif, l'historique, les statistiques. Quelques journalistes, écrivains, cinéastes et intellectuels ont tenté en vain de dénoncer courageusement la léthargie ambiante, mais ils se heurtent à une attitude autistique. C'est le blocage et le déni du peuple, de toute une jeunesse réduite au désespoir et exposée parfois à l'exil et au suicide. Les médias ne donnent pas la visibilité nécessaire à tout ce qui est positif. Nos jeunes disposent de potentialités énormes, mais on ne leur crée pas les conditions nécessaires à leur épanouissement et à leur créativité. Une énergie formidable est réduite à néant. La jeunesse est une richesse, mais la volonté politique capable de la mettre à profit fait défaut. Les solutions doivent venir de l'observation de la réalité, du terrain et, plus que jamais, de la lutte contre toutes les formes d'aliénation. La pluralité est aussi une richesse et comme l'a si bien dit Mouloud Mammeri, «la culture ne se décrète pas». Jean Jousselin écrivait: «Être citoyen, c'est vouloir maintenir un accord et une unité entre des gens différents» La citoyenneté n'est pas donnée, elle se construit par un effort, une réflexion, une volonté. Q.O. : Lorsque vous évoquez Mouloud Mammeri, vous vous attardez bien sur l'écrivain, l'amusnaw, le chercheur, le défricheur mais vous soulignez son engagement à travers ses écrits et pendant la révolution. Le décryptage des œuvres comme La colline oubliée et Le sommeil du juste, L'opium et le bâton, Le banquet, Le Foehn, entre autres, loin d'être une sinécure est un véritable travail d'information. Pensez-vous que vos travaux vont séduire les futures générations ? E.D.A.O.: Plus que jamais ! Il est parfois nécessaire de changer de regard notamment en ce qui concerne l'ethnologie et l'anthropologie et d'apporter une contribution dans une démarche qui marque une rupture avec le passé. Profondément ancré dans la terre et l'histoire de son pays, l'écrivain, par son regard donne à voir une Algérie avec ses valeurs, son histoire, sa civilisation. Dans un contexte hostile, il est parfois nécessaire d'user de moyens détournés pour remettre en cause les méthodes répressives. A travers son œuvre dense et profondément enracinée dans le terroir, Mammeri a tenté d'aiguiser le regard de l'autre sur la réalité, d'éveiller les consciences, de développer de nouvelles idées en renouvelant les pistes de recherches et de réflexion, le tout, à travers un discours rationnel et un argumentaire sans faille, qui évite la langue de bois et le double langage. Tout son argumentaire obéissait à un souci d'éclaircissement et de rétablissement de la vérité. Vous n'êtes pas sans ignorer que l'idéologie plombe la réflexion... Q.O. : Juge éclairé du bon usage des mots, vous avez consacré un ouvrage à Assia Djebar. Vous revenez sur son parcours académique, ses œuvres et ses trajectoires en commentant ses nombreux romans très inspirés de sa vie de femme. Un palmarès prestigieux, dites-vous à son sujet ! E.D.A.O. : A l'instar de ses pairs qui, dans des temps difficiles, souvent durant la colonisation, ont eu le courage de donner une existence et une voix aux Algériens qui n'existaient pas dans les temps de la colonisation, l'écrivaine algérienne, mérite une attention toute particulière. «Assia Djebar, une figure de l'aube», (4) fait partie de la collection que nous avons initiée pour faire découvrir le patrimoine littéraire du pays et tordre le coup à une croyance qui veut que les jeunes ne lisent pas et ne s'intéressent pas à la littérature. J'ai évoqué son œuvre imprégnée de sa vie et de son combat pour sortir du patriarcat et de l'enfermement des femmes. J'ai décortiqué ses écrits. J'ai tenu à consacrer tout un ouvrage à l'académicienne saluée dans le monde entier, car j'ai trouvé scandaleux qu'elle ne soit pas assez médiatisée en dehors des cercles des initiés. Ce n'est pas parce qu'elle a écrit en français qu'il faut l'effacer de la mémoire, il faut lutter contre cette tentation idéologique. L'œuvre d'Assia Djebar est immense ! J'ai tenté de décortiquer une douzaine d'ouvrages, pour ouvrir la voie à la lecture de ses œuvres, dont le livre «Nulle part dans la maison de mon père», un ouvrage autobiographique où elle raconte la difficulté d'aller à l'école française dans un contexte colonial et la difficulté aussi d'échapper au pouvoir patriarcal. Elle a enchaîné sur « Loin de Médine » un livre dont on n'a pas beaucoup parlé et qui était d'actualité à sa sortie. Je trouve qu'Assia Djebar avait été très courageuse d'aborder le problème de la vérité historique des femmes au début de l'Islam et d'expliquer que le messager accordait une grande place aux femmes. Elle a travaillé, aussi, sur «La Femme sans sépulture», un hommage à Zoulikha Ouadaï, une moudjahida de la région de Cherchell, décapitée par les forces coloniales auxquelles elle a donné du fil à retordre et dont la sépulture n'a jamais été retrouvée. L'œuvre et la thématique des livres d'Assia Djebar sont dominées par son parcours personnel et la condition des femmes musulmanes faite de claustration, d'enfermement et d'impossibilité de s'affranchir des contraintes de la domination masculine. Celles-ci savaient dans une résignation de fatalité souffrir en silence. Cette grande femme de lettres est pour moi une intellectuelle engagée, une romancière d'envergure universelle, mais également une observatrice lucide et intransigeante de la société algérienne. Dans la langue de Molière comme celle de l'autre, Assia Djebar, évoque ce qui lui a permis d'avoir une distance pour parler des sujets tabous et casser les barrières mais aussi une ouverture sur l'universel, ce qui l'a enrichie culturellement. La maîtrise des langues étrangères a favorisé son épanouissement personnel, tout en gardant en mémoire le berbère des montagnes du Chenoua qu'elle s'est réapproprié dans le film «La nouba des femmes du Mont Chenoua » et l'arabe de sa ville et de son enfance. Elle a montré comment les femmes du Mont Chénoua vivaient leur berbérité qui était une façon de vivre leur algérianité de manière profonde, authentique et réelle. En fait, toute l'œuvre de Djebar porte, comme un leitmotiv, le thème de la condition et du statut de la femme depuis la nuit des temps et particulièrement depuis l'avènement de l'Islam avec, bien-sûr, l'espoir d'impulser le changement. Q.O.: Dans le cadre de vos cycles de rencontres littéraires, vous avez quasiment levé le voile sur Kateb Yacine. Votre conviction demeure-t-elle toujours aussi forte sur la qualité de ses œuvres ? E.D.A.O. : Initié par la fondation Asselah-Ahmed et Rabah, le cycle de rencontres littéraires que j'ai eu l'honneur d'animer en guise d'ouverture de la saison culturelle, m'a permis de révéler l'œuvre de Kateb Yacine (1929-1989) et sa création culte « Nedjma », née il y a 60 ans, qui mérite d'être vulgarisée au mieux à l'école. Il est aussi temps de lever le voile sur l'homme qui adulait sa terre, de parler de son amour du pays, du respect des femmes et de son rapport aux langues. Débattre sans tabou aucun autour de son itinéraire, du trauma colonial qui a généré l'aliénation. L'auteur du Cadavre encerclé fut dépossédé de son enfance, de ses rêveries et de ses idéaux avec la tragédie du 8 Mai 1945. La cruelle stratégie de la colonisation et ses desseins de l'effacement de notre personnalité, de notre âme, de notre peuple, à l'aide d'une optique d'anéantissement, a fait qu'un tiers de la population a disparu entre 1830 et 1875. Outre l'horrible nuit de l'heure coloniale de 1830, suivie de l'épisode crucial de la dépossession de terres et les affres de la déportation, il faut noter également 12.000 morts dans les rangs des Tirailleurs algériens lors de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Il ne faut pas oublier les bûchers et les enfumades encouragés par des cercles d'esprits supposés éclairés qui claironnaient l'hallali contre l'existence même de la personnalité algérienne. L'écrivain a vécu également la rupture linguistique et a souffert de la distance mise entre lui et sa mère avec laquelle il communiquait en arabe algérien. En effet, la scolarisation à l'école de Jules Ferry a généré la perte de ses repères et la rupture avec sa société envers laquelle, l'auteur de la pièce théâtrale « l'Homme aux sandales de caoutchouc », (1970), Kateb Yacine avait tant à partager. Comment ne pas reconnaître l'œil du visionnaire qu'était Kateb Yacine qui nous a légué Le cercle des représailles ? Et puisqu'on est dans l'offense coloniale, il est utile d'évoquer l'exemple de Si Mohand Ou M'hand (1845-1906) qui a perdu les siens au lendemain de l'insurrection de 1871. Le poète n'a gardé, comme seul legs, que sa poésie pour crier sa détresse et son tourment. Q.O.: Et pour clore notre entretien, le mot de la fin? E.D.A.O.: permettez-moi de souligner ceci : L'Algérie est notre chère et sublime patrie, c'est un legs d'ancestralité de nos aïeux qui a été libéré d'un joug colonial de non-humanité par le sacrifice suprême des meilleurs de ses enfants. Notre devoir sacré demeure la fidélité du serment à pérenniser l'incommensurable richesse de son patrimoine d'historicité et d'authenticité. Dans une société en pleine mutation, où tout est réduit à l'expression de la nécessité, ces mots donnent le ton d'une pensée féconde qui saisit le sens profond de l'homme. Il faut entendre l'eau enfouie dans les profondeurs. *Enseignante, auteure et poétesse. Notes: (1). Réalisé par Amirouche Malek, le film a été exceptionnellement projeté, en avant-première au public, en juillet 2016, à la cinémathèque d'Alger. (2). Citons, entre autres : Dar sbitar (sur M. Dib), La colline oubliée, et, La Voie des ancêtres (sur M. Mammeri, D'une Rive à l'autre (sur M. Feraoun), Le Prix de l'honneur, (sur Malek. Ouary), L'Exil et la mémoire (sur Taous Amrouche), Assia Djebar, une figure de l'aube, Tahar Djaout, ce tisseur de lumière, Ahmed Benhadouga, Taassat, Le Chant de la sitelle (Un Poème sur sa vision du monde). (3). La collection «Empreinte» comprend entre autres: Mouloud Mammeri «La Colline oubliée», Mohamed Dib et son œuvre «Dar Sbitar ou la grande maison», Malek Houari, décédé en 2001 inconnu alors qu'il avait une magnifique plume, Taoues Amrouche, Tahar Djaout, Rachid Mimouni Abdelhamid Ben Hedouga... (4). Auteure de La Soif, à 19 ans, son premier roman, publié chez Julliard en 1957, Assia Djebar a été élue par ses pairs, le 16 juin 2005, membre de l'Académie française. Elle était la 5ème femme académicienne. |
|