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Dans son édition
du 6 juin 2015, le quotidien ?Al-Watan' a publié une interview consacrée à
l'innovation notamment à la création de nouvelles noubas, tout en restant dans
l'écosystème modal ambiant.
1ère partie Si le principe est légitime en soi, la procédure reste problématique car, mine de rien, elle pose des problèmes musicologiques complexes qu'on ne saurait occulter. En lisant l'interview, je suis surpris de la qualification de « conservatisme » à l'endroit de ceux qui enclins à résister au « changement » - venant d'un universitaire honorable, le propos me parait surréaliste- on oublie, souvent, qu'en Europe, il y a des formations ou associations qui pratiquent la musique des ménestrels, contemporaine de notre zajal ( 12ème ?13ème siècles) . Il y a un public pour ce genre de musique, qui n'entend pas la voir disparaître ou la « faire évoluer » - Pareil , pour la musique baroque (16ème - 17ème siècles) qui donne lieu à des festivals annuels, en France (Avignon, Reims, Amiens) ; même chose avec la musique classique (18ème ?19ème siècles) qui compte de nombreux partisans. Aucune de ces traditions musicales n'est appelée à « évoluer » , si ce n'est pas le cas, on les appellerait autrement. «La lettre à élise» de Ludwic Beethoven a inspiré «l'amour que j'ai pour toi », une chanson contemporaine, mais c'est du contemporain et pas du classique? Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de place pour l'interprétation. La marge de manœuvre en la matière, dans notre patrimoine andalou est immense. Un chanteur comme feu Cheikh Redouane Bensari, interprétant «Rakibûka-el-muzni », un m'çaddar dans le mode Hsîn, ou feu Abdelkrim Dali « ya ?ûchchaq » un m'çaddar du mode « rasd-dhil », nous racontent autre chose que ce que l'on entend en général, dans un orchestre Lambda, on est transporté par une voix qui chante « autre chose », quelque chose de nouveau ! C'est pourquoi, mettre le curseur de l'innovation entre une transformation notative et une ré-interprétation du fonds canonique, c'est poser le problème du conservatisme et de l'innovation à l'envers. En effet, où se situe l'un, et où se situe l'autre, dans la mesure où l'on s'attache à l'esprit, et non à la lettre. Au cours de ma carrière universitaire, j'ai consacré une trentaine d'années à des recherches en ethnomusicologie, notamment en France (Atelier d'ethnomusicologie méditerranéenne de tradition orale rattaché au CEFRESS-Amiens) ainsi qu'à de nombreux séminaires et colloques, y compris en Algérie (mai 2000. CNRPAH &CEFRESS en partenariat avec Nouredine Saoudi). Le risque de confusion qui peut se produire à propos du prétendu conservatisme des résistants à l'innovation, m'enjoint de reprendre quelques-unes de ces réflexions académiques en la synthétisant, dans l'espoir de faire œuvre utile. 1.Où en est la question du patrimoine musical ? Quelques repères anciens et nouveaux Le patrimoine de la çan'a algérienne a fait l'objet d'une abondante littérature, tout au long du 20ème siècle, contrairement à l'opinion admise, quant à l'indigence de l'analyse à son endroit. Cette littérature, dont nous signalons la version française, dans la mesure où sa diffusion a été mieux assurée et donc mieux connue du public, a connu, non seulement, deux périodes chronologiquement inégales, mais aussi deux approches globalement distinctes. 1.1. L'ère des Orientalistes La première période concerne l'ère orientaliste, où le regard porté sur la musique en général et particulièrement sur la musique citadine, consistait à satisfaire la curiosité d'une intelligentsia européenne en quête d'exotisme. Cela n'a pas empêché de doctes et judicieuses recherches sur les aspects techniques, voire musicologiques de la çan'a. Parmi ce travail d'érudition très soucieux d'aller au plus près des choses, saluons l'œuvre d'un Jules Rouanet pour l'Algérois, d'un Alexis Chottin pour le Maroc par exemple. Cette quête du détail, proche du courant entomologiste, qui n'épargne aucun moyen pour maîtriser à la fois le texte des chants et les mélodies elles-mêmes, a permis de restituer un travail de collecte patient et rigoureux, avec l'aide fréquente de praticiens venant du cru. Mais le paradoxe colonial tient au fait que la posture intellectuelle de l'orientalisme se situe, à la fois, trop près et trop loin de l'objet d'études. En dehors de l'ethnographie des œuvres artisanales, de la paléographie ou de disciplines du même genre n'impliquant pas directement le champ social contemporain, et où la part des normes culturelles, voire esthétiques est, ou absente ou trop lointaine, historiquement pour prêter à controverse, l'ethnomusicologie coloniale, en dépit de son intérêt documentaire, tout à fait substantiel, n'a pu échapper à une distanciation, peut-être critique mais essentiellement européocentrique. La monodie a pu apparaître sous cette optique comme un indicateur d'archaïsme que l'on situera suivant les appréciations dans l'âge du plain-chant grégorien, ou en tous cas, dans l'ère pré-baroque Ainsi le comparatisme du discours orientaliste n'est convoqué que pour statuer, «normer» une esthétique musicale dont l'économie générale ne peut être qualifiable que par rapport à une doxa ayant statut de centralité absolue. Cette posture n'est pas particulière à l'ethnomusicologie coloniale; elle concerne toute la pensée positiviste d'obédience évolutionniste, qui a accompagné l'expansion et l'hégémonie du capitalisme colonial: le triomphalisme idéologico-économique du 19ème siècle se mue en normativité esthétique. MaxWeber, qui est loin de l'humanisme orientaliste, et qui a laissé un manuscrit publié post-mortem' (Sociologie de la musique, éd Métailié, 1928) a pris position contre toute appréciation normative sur les musiques d'Orient et d'Occident. Mais il n'a pas pu tenir ce pari dès lors qu'il s'employa à trouver des correspondances structurelles entre la complexité du capitalisme (division anonyme du travail, rationalité bureaucratique) en Europe, et le primat de la polyphonie instrumentale. Pour cet auteur, l'élaboration d'une esthétique fondée sur la complexité des lignes mélodiques et de leur simultanéité dans l'exécution symphonique (émergence des harmoniques) présuppose l'absence de l'intuition et de la spontanéité pulsionnelle de l'artiste créateur de son œuvre, au profit du temps compositionnel, celui de l'écriture musicale, qui est un moment réflexif, un moment quasi axiomatique antérieur à la production musicale en temps réel, et donc un temps autonome. En revanche, la monodie orientale se prêterait à la coïncidence des deux temporalités : celle de la création et celle de la production scénique. Elle procéderait, non pas de l'instantanéité qui signifierait une improvisation, qui relèverait du désordre, de l'aléatoire, mais d'une instantanéité syncrétique, incorporant ces deux postures, résultant, néanmoins d'une imprégnation esthético-culturelle profonde liée, par empathie, à la tradition musicale et d'un système de compétences, grâce auxquels se trouve qualifié l'artiste. Cette instantanéité où se superposent l'acte créatif et l'acte productif, incorporant, cependant, une mémoire esthétique qui informe tel acteur et non tel autre, chacun transcrivant cette information initiatique dans une démarche liée à son expérience propre, combinée à la situation ambiante : tout cela reflète la phénoménologie implicite de l'acte artistique, son «fiat», selon l'expression de William James. Si l'esthétique musicale orientale est perçue comme étant consubstantielle d'une «mimésis » fondée sur le fusionnel spontané et le communie! extatique, l'auteur tient, ici, à ne pas réduire cette pratique à de l'intuitionnisme primaire, à en souligner une autre manière de complexité. Or, la complexité dont il s'agit se décline dans le champ matriciel de l'irrationnel. Ce n'est guère un jugement rédhibitoire que de conférer à l'artiste une part d'irrationnalité. Mais le présupposé de l'argumentation révèle deux systèmes qu'une divergence abyssale, procédant chacun d'une épistemé étrangère l'une à l'autre, mais toutes deux impliquant, à la fois, l'acte musical produisant un sens esthétique et la société porteuse d'une réceptivité sanctionnant son effectivité. Au total, il s'agit de deux systèmes, (de civilisation) fondés l'un (Occident) sur une rationalité complexe, l'autre (Orient) sur une irrationalité complexe. Ayant, abondamment travaillé sur les écrits incontournables d'Humboldt, MaxWeber a cru devoir déceler chez les Orientaux le primat de l'émotivité, au contraire des Hellènes chez qui le traité de musique est au cœur même de la pensée mathématique. Toute intelligibilité des formes musicales, de la structure modale, etc. passe par une démarche axiomatique. La table de Pythagore est ainsi révélée à la face du monde comme une boîte de Pandore. Visiblement Max Weber n'a pas suivi de près la parenté conceptuelle de la musicologie arabe médiévale d'avec la pensée grecque empruntée sans doute à cette dernière, sans exclure, cependant, que d'autres systématisations de même ampleur, néanmoins moins connues, de facture mésopotamienne (si l'on s'en tient, seulement, à la terminologie des modes), aient pu, conjointement ; inspirer les Arabes à l'époque abbasside, c'est-à- dire à une époque où des gloses théoriques de synthèse des emprunts antérieurs ou des analyses comparatives de ces derniers avec les pratiques musicales arabes, elles-mêmes, hypothétiquement endogènes, donnent lieu à une certaine visibilité historiographique. Il est vrai que les traités d'Al-Kindi, d'Al Farabi, de Safiyû-d-din et de bien d'autres, encore, n'étaient connus que par une infime minorité de lettrés orientaux, qui en faisaient, du reste, plus un usage ésotérique ou «cabalistique» que pédagogique'. Il est vrai, en revanche, que leur traduction, dans les langues européennes, fut tardive Le baron d'Erlanger entama cette entreprise au début des années 30, l'Anglais S.A.Farmer un peu plus tard, alors que Max Weber est mort au début des années 20. Qu'il me soit permis, pour mettre un terme à la prétendue irréductibilité de deux échos musicaux, l'oriental et l'occidental, de faire un très bref rappel de leur convergence originelle. Des précisions historiques ou du moins de simple chronologie, s'avèrent, en effet, nécessaires. La Mésopotamie (étym. «au milieu du fleuve», c'est-à-dire entre leTigre et l'Euphrate) cumule des apports culturels successifs d'une grande densité. D'une part, foyer de civilisation immense ayant présidé au destin du monothéisme, les historiens y distinguent quatre périodes: sumérienne et akkadienne (IVème-IIIème millénaire av. J-C); babylonienne (XVIIIème_XVIème); assyrienne (XIIème_VIIème); néo-babylonienne (VII ème-IVème) ; d'autre part, en perpétuelle synergie avec la Grande Perse fondée par Cyrus II au début du VI ème siècle avant J.C. Durant son règne, Babylone et la Chaldée sont prises.La Mésopotamie devient, alors, une province de l'empire achéménide des Perses, parmi d'autres provinces conquises alors. A la fin du Vème siècle avant J.C. l'empire s'étendait de l'Indus à l'Égypte. La guerre des Mèdes, engagée par le successeur, « DariusI», au tout début du Vème siècle, donnera lieu à un conflit séculaire entre Perses et Grecs, auquel Alexandre le Grand mettra fin beaucoup plus tard. Durant cette longue gestation, beaucoup d'échanges ont eu lieu, en dépit de l'adversité. Enfin, la conquête musulmane depuis l'érection de Bagdad comme métropole du monde sous les Abbassides, tout en dynamisant et en fédérant les territoires sassanides comme ceux de Byzance, débilités et cloisonnés alors, s'enrichit, elle-même de ces apports civilisationnels multiformes dont elle a fait la synthèse. Si l'on considère que, 70 ans à peine après la fin du Califat orthodoxe (la mort d'Ali), les Omeyyades ont occupé la péninsule ibérique et chemin faisant, l'Afrique du Nord, que ce déplacement vers l'Occident dit «barbare», selon la vulgate romaine, recelait une culture berbéro-byzantine d'un côté et ibéro-wisigothique de l'autre, on peut se risquer à affirmer que, non seulement, Bagdad était le centre géopolitique du monde', mais elle constituait une centralité culturelle (philosophique, artistique et scientifique)à la mesure de la substance qu'elle a su tirer de toutes les civilisations connues alors. C'est ce qui explique aujourd'hui, certaines convergences modales entre l'Orient et l'Occident', c'est ce qui explique l'influence que constitue le principe des suites de la nûba, en direction de l'Europe renaissante, c'est ce qui explique les curieuses analogies entre le chant courtois des troubadours de Provence et d'Italie et le Zadjal inauguré par Ibn Qüzman, au XIIIème siècle... Les divergences entre les deux systèmes musicaux sont relativement tardives (XVIème-XVII ème siècles) par rapport à leur longue gestation commune. Mais les différences se creusent aussi à l'intérieur de l'univers «oriental» lui-même, nonobstant le malaxage fédérateur du Califat. Le principe de différenciation se fera au gré des syncrétiques locaux: ainsi le maqam sarqi diffère du tab'maghrîbi même si les correspondances intermodales existent; ainsi, par effet de«mitose» (métaphore biologique) la différenciation se produit de proche en proche, au sein du Maghreb, à l'intérieur de l'Algérie, voire à l'intérieur de chaque «école» régionale de musique... Les travaux de Mahmoud Guettatnous donnent un panorama précieux, non seulement, sur la filiation commune à l'Orient et à l'Occident mais, aussi sur les caractéristiques musicologiques des traités et des filiations musicales à l'avenant. L2.Les recherches récentes La deuxième période, plus courte, va de l'indépendance à maintenant voire même des années 80 à aujourd'hui, car le gros des publications se situe bien après1962. Cette période est caractérisée par un effort de collecte du répertoire de la çan'a, dans une perspective de classement plus méthodique que les corpus du passé. A côté de ce travail d'une grande utilité, nous avons quelques thèses, très rares d'ailleurs, en dehors des actes de colloques, sinon de quelques articles (ou allocutions faites dans des circonstances particulières) qui ont pu être publiés. Même si l'on peut trouver dans ces contributions des divergences plus ou moins importantes de point de vue, elles échappent, toutes, ou presque toutes, à la difficile question de méthode, plus précisément à l'interface diachronie- synchronie. Généralement, l'idéal-type de la recherche est celui d'une restitution dans la lettre et dans l'esprit d'un système référentiel inaugural de la çan'a. Tout l'effort consistera, alors, à trouver les archives manquantes, à côté d'une relecture possible de celles déjà connues et classées. Cette vision programmatique de la recherche semble trouver davantage prise sur le corpus littéraire plus facilement justiciable de périodisation, de localisation, ou de classement en terme de filiation poétique, voire contextuelle. Or la difficulté commence quand cette entreprise doit s'attaquer à l'aspect strictement musical: le système des tubû ou la question de la modalité, la pertinence de leur différenciation; le bien-fondé des systèmes rythmiques face aux sédimentations tardives, voire exogènes par rapport à ce supposé modèle originel d'Al Andalûs; la conformité des mélodies transmises oralement par rapport aux canons «authentiques», compte tenu des déviations, des innovations, voire des substitutions pour parer à la défaillance probable de la mémoire collective; enfin la question lancinante d'un étalon unitaire des modes, des compositions, des tempos et des mélodies elles-mêmes face à la diversité des versions pour chaque école (Tlemcen, Alger, Constantine), voire à la prolifération de versions satellites, à chacune de ces dernières, repose sur le mythe implicite d'origine: il était une fois Ziryab. Ces questions ne sont pas exhaustives, mais constituent l'alpha et l'oméga de l'investigation au cours de ces dernières décennies. Il faut, néanmoins, savoir gré à ces chercheurs qui sont pour la plupart des nationaux, de vouloir prendre en charge un domaine longtemps réservé à l'élite coloniale, même si certains autochtones francisés pionniers certes en la matière, ont pu figurer au second plan dans ces débats, jouer les «seconds couteaux» ou, pour paraphraser mon regretté collègue et ami Faouzi Adel, les «chercheurs d'eau» au service de ceux qui avaient pignon sur rue dans l'échiquier de l'ethnographie coloniale. Leur second mérite, c'est d'avoir renouvelé le regard en tournant le dos à la vision exotique d'antan au profit d'un questionnement critique : en effet, il s'agit moins de décrire les «bons Arabes» (appelés «Maures» quelquefois) assis en tailleur dans les fondouks des bas-quartiers, et exécutant une nouba, que de s'interroger sur une pratique musicale qui fait système et dont la rationalité profonde est loin d'être connue. Jadis négligée car n'entrant pas dans le champ de vision de l'orientaliste, la question de la rationalité qui fonde l'économie générale de ce système musical et donc la recherche d'une clé (ou de clés) de lecture pour déchiffrer le puzzle constitué des différents éléments d'un tel système, sont désormais, au centre des préoccupations de la nouvelle génération des chercheurs, mais aussi des praticiens eux-mêmes de la çan'a, et de façon plus notoire de ceux qui y travaillent dans le cadre associatif. Si de telles précisions se devaient d'être apportées, c'est parce qu'il faut faire justice à ce renouveau, c'est aussi pour bien situer mon propos qui, loin de se vouloir «au-dessus de la mêlée», entend faire le point sur les «pertes et profits» d'une réflexion aujourd'hui centenaire, et apporter une contribution au plan méthodologique, qui consiste à dénouer l'ambiguïté de l'approche dominante, pour proposer une démarche qui articule diachronie et synchronie. Cette articulation, si elle est validée, permet d'exorciser le dilemme du second titre de la présente contribution à savoir: «le paradigme de la norme et de la marge». II. Ce que nommer veut dire ou les enjeux de l'évidence Si l'intitulé fait un clin d'œil à Pierre Bourdieu («ce que parler veut dire»), c'est pour, en premier lieu, justifier le choix de désignation de l'objet «musique» ou de I?objet «patrimoine musical» algérien, c'est-à-dire de cette nébuleuse indéfinissable et dont les procédures de nomination font pourtant inflation. En effet, toutes les définitions que l'on peut relever dans la littérature savante, c'est-à-dire légitime au regard du savoir musical, pèchent par une taxonomie ethnocentrique, voire occidentalo-centrique. Il en est ainsi de la définition la plus répandue, celle de «musique arabo- andalouse»: elle privilégie le déterminant ibéro-oriental, ce qui dénote une acception diffusionniste de l'héritage musical. On peut évoquer le qualificatif de «musique savante», donné par les orientalistes. Cet attribut met l'accent sur l'aspect littéraire de la musique en question, ainsi qu'aux aspects prescriptifs «visibles» et faisant partie des «commandements» rituels: il s'agit des niveaux rythmiques et des mouvements de chaque nûba, etc. Or la qualité de «savant», portant sur le contenu manifeste, occulte le caractère de rationalité du contenu latent. Avec le structuralisme en linguistique puis en anthropologie, le domaine musical en général et le patrimoine oral en particulier, en tout cas au Maghreb, recèlent, au travers de sa mise en œuvre artistique, à titre individuel ou collectif, s'agissant du chant ou des instruments ou des deux à la fois, un système complexe et «rationnel», c'est-à-dire fondé sur une grammaire reproductible, et en tout cas bien loin de toute idée d'improvisation ou de production aléatoire. Ainsi se trouve posée la question de la scientificité implicite de l'objet dans la praxis de son exécution, à côté de celle de l'objet, donné à voir, à lire ou à entendre, c'est-à-dire la scientificité déclarative et prescriptive que subsume le rituel orchestral. La rationalité est à la conscience ce que la mémoire est à l'oubli. Autrement dit, les praticiens, ou artisans de cet objet musical, n'ont aucune conscience claire de la rationalité qu'elle recèle. Mais le caractère savant n'en est pas moins patent. Les praticiens avancent, tels les personnages de la tragédie grecque, le visage masqué (persona ne veut-il pas dire «masque» ?). Ils portent par empathie le message et le signe d'une complexité systémique qu'ils sont incapables d'objectiver par le langage dit savant. D'où l'ambiguïté du mot savant, car il occulte le signifié au profit du signifiant. Par ailleurs, cette appellation présuppose une deuxième discrimination: «musique savante» connote «musique de la cité», par opposition à une esthétique musicale extra-muros. Cela pose le problème du locuteur, ou pour le moins du lien d'où l'on qualifie l'objet. La réponse est très facile à trouver. Cette problématique est vaste et féconde en même temps parce qu'elle nous renseigne sur d'autres truismes binaires qui recèlent un parti pris, un lien (forcément hégémonique) d'énonciation. Une autre énonciation, celle de «musique courtoise», relève du même présupposé qui précède, dans le sens où le genre courtois, forcément savant, est - mutatis mutandis- d'obédience citadine (ou que, d'obédience citadine, ce genre est -mutatis mutandis- forcément savant). Nous savons, en revanche, depuis des publications relativement récentes, que le genre courtois se passe de la frontière qui sépare la ville de la campagne et que, tout comme l'Occident médiéval, la ruralité (en Europe) ou la bédouinité (au Maghreb) furent les principaux creusets de l'épopée chevaleresque et de la noblesse. C'est pourquoi de nombreux textes du aroubi écrits par Ben Guenounou Mostefa Ben Brahim et chantés soit par Cheikh Hammada dans le pur style bédouin soit par des interprètes de la cité tlemcénienne comme Cheikh Redouane, sont d'une troublante similitude d'avec le corpus du hawzi, qui s'origine pourtant au cœur de la Médina: convergences thématiques sur les vicissitudes de l'amant, sur l'inaccessibilité de la belle, sur la belle sans pitié, sur l'honneur et la bravoure, etc. En dehors des différences strictement linguistiques, voire phonologiques, l'aspect sémiologique est transversalement identique. Donc, ruine d'une telle bi-partition sémantique. Enfin, on a pu donner le glorieux qualificatif de «musique classique algérienne», à quelque chose qui n'a jamais été mêlé, ni de près ni de loin, à l'aventure du classicisme européen. Car il faut bien insister sur le fait qu'en matière de classification, le terme «classique» utilisé pour définir non seulement un style mais une période littéraire, musicale, architecturale, renvoie, pour chacune de ces disciplines, à des périodes différentes bien connues, et à des caractéristiques bien précises. Le terrain du classicisme musical comme des autres domaines de la création, est déjà occupé. L'Occident en détient le droit de primogéniture. On ne peut désormais parler de genre classique en musique que par rapport aux canons du classicisme, là où ce dernier a pris naissance sous cette appellation. Ceux en Europe qui ont voulu s'inspirer de ces canons ont cependant fabriqué une arsnova (exemple de l'architecture) appelée «néo-classique», pour la raison bien simple que le classicisme dans une discipline particulière ne se définit pas seulement comme genre mais aussi comme date. C'est un espace-temps de la création qui ne peut être reproductible pour des raisons qui tiennent à la logique taxonomique et dont on peut comprendre le bien-fondé. Il en est de même du compositeur qui crée, à l'intérieur d'une nûba, une mélodie nouvelle venant grossir le répertoire des pièces du mouvement m'çaddar par exemple. Même dans le cas où la création est sans faille dans sa conformité canonique, elle reste une pièce rapportée, parce que historiquement datée. Tous ceux qui plaident, en toute légitimité du reste, pour l'ijtihad et l'esprit d'innovation (ibdâ) dans ce patrimoine ne peuvent impunément continuer à appeler çan' a ou gharnata ce qui est déjà classé comme patrimonial. La patrimonialité relève d'une gestion de l'angoisse, qui en appelle, entre autres caractéristiques, à la distanciation historique, à l'antécédence, à l'ancestralité, à l'allégeance à l'égard des morts et au respect de leur sépulture. C'est une donnée immuable que les anthropologues et psychanalystes connaissent très bien. La réceptivité populaire se noue à la jonction de l'émotion évocatrice d'un passé nostalgique, qui relève de l'extatique, du communiel, donc du groupe, et d'une appréciation esthétique «sécularisée» qui relève de l'individualité, sous réserve d'en définir la compétence nécessaire. Mais les innovations - à condition qu'elles s'inscrivent dans la syntaxe qui régit le système musical posé comme patrimonial, c'est-à-dire qu'elles ne passent pas «à côté» (que l'ibdâ ne devienne pas bid'a: transgression irrecevable) - sont les bienvenues: mais elles ne peuvent être constitutives du patrimoine dûment défini plus haut. Il faut, à l'instar du néo-classique par rapport au classicisme, donner à cette chose nouvelle une définition «post-act», quelque chose qui relèverait du «néo-patrimonial» par rapport au patrimonial. Pour clore cet inventaire, le terme de «lyrique» serait, à la limite, le seul à avoir une légitimité qui échappe au monopole de l'Occident, car l'instance lyrique est réputée dépasser ses frontières. L'acception lyrique est au moins circum-méditerranéenne mais il reste à savoir si cette définition ne circonscrit pas exclusivement le chant stricto sensu au détriment de l'instrumentalité: question à débattre. Afin de ne pas prêter au handicap de toute classification exogène, il est donc prudent -en attendant des jours meilleurs- d'utiliser la «chose-musique», l'objet-musique en faisant confiance à ceux qui la pratiquaient dans leurs associations sounadi, dans leurs corporations, ou dans l'habitacle des zawia. Cette chose s'appelle çan'a, c'est-à-dire «maîtrise d'œuvre », Le ç'na'yiou çâna' est donc le maître-d'œuvre. On peut l'appeler aussi m?allam, pour désigner le chef d'orchestre. Tout cet édifice sémantique indique -comme Alfred Bel l'avait démontré avec compétence dans son enquête sur le travail de la laine à Tlemcen, publiée en1913- une superposition quasi symétrique entre la terminologie du métier artisanal (notamment les disciplines du tissage derraz /tisserand; brachmi /fabricant de djellaba, etc.) et celle de l'univers musical. Cette signalétique commune nous renseigne sur la catégorie sociale qui a porté cette musique au cours des siècles. En même temps, l'occurrence terminologique s'étend au système de composition lui-même: unsgul (littéralement ouvrage, opus») se définit à l'intérieur d'une çan'a: la çan'a est donc I'œuvre qui s'inscrit dans tel tab' (mode musical /type de composition,couleur de l'ouvrage tissé). A Tlemcen,dans la couverture « bourâbah», on peut identifier par exemple, le type m?harbal ou hachâychchi, qui obéissent chacun à des compétences différentes, des maillages différents, des compositions chromatiques différentes. En revanche, les gul constitue un module, un sous-système constitutif de l'ensemble de l'œuvre. Ces modules plus ou moins autonomes sont négociés par l'orchestre pour ce qui est de la musique, mais aussi par l'artisan avec son client, pour ce qui est de la couverture, le tout pour préciser l'agencement des éléments du puzzle. On peut continuer à faire cette démonstration sémiologique de la cohabitation existentielle de deux humanités, de la cohabitation phénoménologique de deux sémantiques, pour appuyer notre affirmation quant à la délimitation d'un univers à la fois social et praxéologique. Les quelques indications ci-dessus suffisent à justifier le terme de çan'a, qui n'a jamais cessé d'être utilisé par les acteurs eux-mêmes de cette musique et que le milieu lettré ou savant a méprisé jusqu'alors. Il faut, à cette occasion, dissiper un malentendu sur une vulgate qui nous vient probablement d'Al Boudali Safir. Il a fait accréditer l'idée d'un triptyque malûf (Constantine), çan'a (Alger), gharnata (Tlemcen). Même si le terme gharnata est revendiqué par Tlemcen et le malûf par Constantine, le mot çan'a est aussi revendiqué par l'ensemble des écoles de musique. A Tlemcen, on dira «çan'a» pour annoncer un programme distinct du hawzi ou du 'arûbi. Mais le terme de gharnata sert à distinguer l'ensemble du patrimoine (y compris hawzi et 'arûbi par rapport à la musique moderne venant du Maroc, du Proche-Orient, d'Europe, voire du terroir algérien lui-même. C'est une délimitation du territoire de ce qui est désigné par la nébuleuse «Andalûs» par rapport au reste». Par conséquent, il est plus judicieux de rétablir la légitimité, au moins au niveau national, du mot çan'a, quitte à lui adjoindre çan'a gharnati (ce qui indiquerait l'école de Tlemcen, par rapport à d'autres?) ouçan'at-al-malûf. Dans ce cas, que l'adjonctif pour Alger ? Autre question à débattre, mais cela ne devrait pas poser de problèmes car le consensus existe. Proposons néanmoins de façon provisoire: çan'a dziriyya. En définitive, la question centrale dans la procédure de nomination consiste à s'interroger avec vigilance sur la chose et le signe, le dénotatif et le connotatif, le signifiant et le signifié. On s'aperçoit alors que le même terme peut donner lieu à des sens différents dans des lieux différents, soit en raison de phénomènes de sédimentation dont la temporalité n'a pas fonctionné avec la même intensité d'un lieu à un autre, soit en raison d'une polysémie dont l'explication ne peut être révélée que par des enquêtes monographiques minutieuses. Claude Lévi-Strauss, dans son «Anthropologie structurale», consacre un chapitre sur la distinction à faire, en matière de parenté, entre système d'appellations (père, fils, gendre, cousin, oncle, etc.) et système d'attitudes, dans la mesure où le rapport père-fils, par exemple, est vécu différemment dans les rituels et les conduites, d'une aire culturelle à une autre, ou d'une époque à une autre. Ainsi le système des attitudes (forcément plus nombreuses) démultiplie les combinaisons en termes de structure de parenté. Il me semble intéressant de rapprocher cette problématique de ce qui relève de la taxinomie musicale propre à la tradition orale, et ce dans une perspective strictement méthodologique, à l'évidence. A suivre * Professeur émérite de l'université de Picardie-Jules Verne Professeur contractuel à l'université de Tlemcen « msh.tlemcen@yahoo.fr » |
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