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«Les grands
Hommes meurent deux fois, une fois en tant qu'Homme et une fois en tant que
grand.» Paul Valéry
Plus de vingt années déjà nous séparent de la mort de Kateb Yacine, celui qui, de par ses écrits, a porté la littérature algérienne au cœur de l'universalité. Ces troublantes proses concentriques et ses thèmes variés enfouis dans les plis et replis d'une écriture fragmentaire sonnèrent dés lors l'hallali de la modernité textuelle. Cette nouvelle « poudre d'intelligence » qui recouvre l'expression poétique de l'oeuvre katebienne va faire le bonheur de la critique littéraire. Nedjma le porte-drapeau de l'espoir celui du déclic d'une jeune littérature algérienne prometteuse. Roman de guerre ou roman d'amour qu'importe Nedjma est sûrement la femme-patrie, le roman d'une nation en devenir celle d'une Algérie qui était en train de naître dans les soubresauts de la guerre d'indépendance. Le souffle poétique, l'esthétique romanesque en spirale, la parole vive théâtrale et journalistique qui imprègnent l'œuvre katebienne font de cette dernière une référence littéraire encore inassouvie et des plus fécondes dans l'histoire de la modernité. Kateb Yacine, l'Algérien, l'Arabe, l'Africain, le Berbère, l'écrivain éveilleur des consciences opta irrémédiablement pour la justice et la liberté. L'universalisme perpétuel que continue de susciter le talent de Kateb Yacine à travers ses œuvres et ses prises de positions dénote on ne peut plus clair l'incommensurable tracé de cet auteur, étoile scintillante encore plus présente et pressante dans le ciel de la littérature mondiale. Revisiter l'écriture katebienne, c'est se confronter à un éternel recommencement, dans une double vision : rétrospective et prospective. En effet, passé, présent et avenir s'entremêlent pour reconfigurer l'espoir et l'histoire d'un pays. Cette écriture «redouble de férocité» esthétique et poétique dés que l'on s'engage dans sa réception. La poésie et le théâtre insufflent à ces écrits des dimensions mythico-politiques et oú la patrie du poète jalonne ses œuvres en épousant des figures stellaires inaccessibles de l'espace cosmique. La diversité des thèmes qui en émergent, font de l'œuvre katébienne un répertoire des plus prolifiques. L'étoile, le polygone et le cercle Nedjma, le polygone étoilé, et le cercle des représailles colportent différentes formes constellaires. D'abord le symbole d'une patrie en gestation, l'étoile représente cette vision cosmique de l'auteur sur son personnage-métaphore, l'insaisissable Nedjma, qui nargue et défie la mort. Cette dernière devenant alors un jeu. Image d'un rayonnement sacrificiel dans le renouvellement. « Si le canon m'abat je serai encore là, lueur d'astre glorifiant les ruines, et nulle fusée n'atteindra plus mon foyer à moins qu'un enfant précoce ne quitte la pesanteur terrestre pour s'évaporer avec moi dans un parfum d'étoile, en un cortège intime ou la mort n'est qu'un jeu. »(1). Le narrateur insiste et scelle son destin à son étoile-patrie : « Ici est la rue de Nedjma mon étoile, la seule artère ou je veux rendre l'âme. » (2) Le polygone, ce lieu où l'on fusille les prisonniers. Espace réflexif d'un pays déchiré pris en otage. L'emprisonnement ou la mort demeurent les seuls refuges. Le polygone représente en définitif ce territoire symbolique d'un pays dans la tourmente de la colonisation construisant son identité culturelle et historique longtemps bafouée et ou les brisures sont multiples: «Les Mohamed ben Mohamed engagés volontaires, ou recrutés sans le savoir, n'ayant pas à choisir entre une mort inutile et le typhus ou la famine.. Et quand tout fut fini, revenus des champs de bataille, au son des cloches chrétiennes, pour fêter la victoire du monde civilisé d'autres charniers les attendaient. »(3) Le cercle est tracé par le vautour, oiseau de mort, messager des ancêtres, chargé de ramener la veuve ( la femme sauvage) à la tribu de Keblout. Le combat que livre Mustapha au vautour dans Les ancêtres redoublent de férocité va incarner cette lutte perpétuelle contre l'enfermement que suggèrent la tradition ancestrale ou le joug colonial : « Non il ne mourra pas, il est de ceux qui passent le plus clair de leur vie dans la prison ou dans l'asile. Ce n'est pas la première fois.» (4) Ces figures géométriques vont redonner à chacune des œuvres qu'elles représentent toute l'étendue de sa complexité, de ses ruptures et de son élan de promesse. Nedjma, le polygone étoilé, et le cercle des représailles nécessitent indéniablement cette relecture qui dimensionnerait à sa juste mesure les épreuves éternelles des protagonistes pour la survie d'une nation toujours en construction. Vaincre les ténèbres, émerger des labyrinthes, éclore comme des bourgeons régénérateurs des décombres, où même la mort n'est plus qu'une halte pour se ressourcer et repartir de plus belle à la conquête de la vie. Le mythe des origines : ancêtres et fondateurs L'ancêtre submerge d'images métaphoriques l'œuvre katébienne. Véritable courroie entre le colonisé et son histoire, il va représenter le stimulant de toute entreprise des personnages de Kateb. Le retour inévitable aux origines va enclencher l'appropriation de l'histoire et de l'identité à travers la quête de ces personnages. Dans Nedjma, l'ancêtre incarne celui qui est toujours présent dans la lutte contre l'occupant sous la figure d'un vieil homme courageux qui donne l'exemple de la bravoure. Illustré dans l'œuvre par le grand-père de Lakhdar, vieux maquisard, debout sur sa mule, tirant sur les gendarmes. « Il suffit de remettre en avant les ancêtres pour découvrir la phase triomphale, la clé de la victoire refusée à Jugurtha » (5) L'ancêtre représente cette fonction mobilisatrice incontournable. Ce retour inévitable aux origines va conforter les personnages katébiens dans leur lutte. Dans Le Cadavre encerclé, les ancêtres, omniprésents, incarnent ces êtres épiques imprégnés d'un idéal sacré. Leur conduite est exemplaire et guide les protagonistes Lakhdar, Hassan et Mustapha vers la reconquête de leur culture et leur histoire. «J'entends vivre la smala sous le sirocco[?] Et je m'élève au crépuscule vers les ancêtres peupliers dont la statue remue feuille par feuille au gré d'une imbattable chevauchée végétale, rappelant dans la nuit en marche, la cavalerie dispersée des Numides à l'heure du Maghreb renouvelant leur charge » (6). La narration est projetée dans les dédales des siècles de colonisation où convergent les grandes épopées de résistance. L'arbre, le peuplier et l'oranger vont symboliser tour à tour cet ancêtre accompagnant Lakhdar et ses compagnons dans leur conquête de liberté face à la répression sauvage du colonisateur. L'historicité traverse le discours dans sa polyphonie de voix opprimées. Elles se multiplient et portent à bout de bras, à l'image de Lakhdar et Mustapha, la poursuite de cette lutte déjà engagée par les ancêtres. Dans ce contexte de lutte, la mort est valorisée, mieux sublimée. Elle devient une sorte d'impératif à l'élan de volonté de liberté. Kateb fortifie sa fresque scripturale par un retour aux fondateurs dans le polygone étoilé. Ce signifiant revient quatorze fois dans les premières pages de l'œuvre. Plusieurs attributs lui sont désignés tantôt «noceur patriarche» tantôt «pères problématiques», «inspirateurs» ou «clandestin». Dans son œuvre Kateb oppose deux types de fondateurs : les anciens qui ont érigé les forteresses complexes et médiévales et les fondateurs contemporains, ceux de notre «cité». Cette opposition qui s'étale dans les toutes premières pages représente en définitif l'itinéraire historique de cette affirmation identitaire, celle de la symbolique d'une civilisation algérienne à bâtir. Bafouée dans son histoire, souillée par ces guerres intermittentes qui jalonnaient le parcours d'une nation en gestation. Ce socle fragile va s'ériger dés ces débuts sur un contexte tragique. «En vérité, les fondateurs savent qu'ils vont périr avant même que soient commencés les travaux.» (7) Bafoués dans leurs droits, « ceux qui ne combattent pas sont morts, sont prisonniers, s'exilent, sont bannis.».(8) Spoliés « ceux que la ville n'a pas encore dévorés, ceux qui se sont bannis d'elle et n'osent demander asile à la foret»(9) Kateb en véritable visionnaire avéré poursuit: «Leurs yeux s'ouvriront sur l'étendue de l'esclavage et ils voudront revenir aux libertés fondamentales [..] Les fondateurs clandestins nous enseigneront la vanité de nos diplômes.[..] Nous irons avec eux dans la forêt faire le coup de feu contre les ombres des chacals » (10) Le passé mythique et historique qui submerge les œuvres katébiennes, est amplifié et symbolisé par un retour inexorable aux ancêtres et aux fondateurs. Ces derniers sont affublés sans limites dans l'itinéraire narrative katébien, d'une multitude d'attributs métaphoriques et représentations mythiques en rapport avec la lutte du colonisé pour la récupération à la fois de son identité et de sa liberté. Ces événements en perpétuelle résurgence sont distillés en images dans les vestiges du passé. L'énonce mythique va se politiser au contact de l'énoncé historique cette transformation touche aussi bien la convocation des grandes figures historiques Jugurtha, L'Emir A.E.K, Ibn Khaldoun, Les Beni Hilal que les lieux : Bône, Constantine, les fleuves Rhummel et le fleuve Seybouse. Ce pays tout entier est parcouru de frémissements, de signes annonciateurs, de grisaille mais aussi et surtout de défis. La mort créatrice et féconde «La vie porte la mort et se maintient dans la mort même, pour obtenir d'elle la possibilité et la vérité de la parole» (11) A la fin du «cadavre encerclé» Lakhdar, dans son agonie, s'adosse à un oranger «il me faut passer aux aveux si je veux repartir à vide à l'autre bout du destin.» L'arbre (ici l'oranger) symbole de régénérescence, de continuité Òu la mort de Lakhdar va «nourrir l'immensité »(12) et permettra l'espoir d'une nouvelle renaissance de résistants. Cette mort créatrice est omniprésente dans l'œuvre katébienne. Foisonnante elle traverse l'œuvre poétique par ses représentations les plus diverses : couteaux, sacrifice, cadavre, sépulture, sang? Mais cette mort métamorphose et produit un éternel présent. Dans Le cadavre encerclé Lakhdar meurt mais demeure vivant. En fait, sa mort est transcendée par Ali sa progéniture «c'est le couteau de mon père, c'est mon couteau» (13). Synecdoque qui illustre des guerres interminables en héritage face aux multiples envahisseurs. Les itinéraires empruntés par cette mort créatrice dans l'œuvre katébienne sont ceux mêmes de la vitalité. Une mort choisie et désirée qui déblaye le chemin menant à la liberté et la dignité. Et non cette mort lâche de ceux qui ont accepté cette domination : «Ce n'est pas le nombre des morts qui pèse sur notre rue, c'est la mort solitaire des lâches, des inquiets de votre genre, vous les pères attardés qui trahissez les ancêtres [?] nous ne travaillerons plus pour les vieux jours des larbins. » (14) C'est l'incitation au baptême de feu, au sacrifice, le moment de la rupture totale et irrémédiable avec l'ordre coloniale Un mouvement dynamique de recommencement où la mort entraîne la vie, Il faudra mourir pour vivre, impératif de toute entreprise du héros Lakhdar et de ses compagnons. Une génération qui «a vu le jour au soleil d'enfer du 8 Mai 1945" unie dans l'amour d'une même terre et qui passent leur vie à faire leurs adieux. La poétique du fragment La difficulté de se construire un «je» dans cette Algérie coloniale et post-coloniale fait de l'œuvre katébienne un enchevêtrement des genres. Poèmes, scènes théâtrales, récits, chroniques historiques et descriptions oniriques cohabitent pour exprimer l'image mosaïque de ce «Moi» katébien. Le dynamitage des canons esthétiques de l'écriture classique par l'œuvre katébienne va en faire le corpus fondateur de la littérature algérienne moderne. Nedjma et Le polygone étoilé vont symboliser fortement cet écartèlement esthétique éclaté de l'écriture de Kateb. Le foisonnement des thèmes est porté par une foultitude de fragments qui s'épanchent en tissant une grande trame de signification qui» participe d'une stratégie [?] pour dire la tragédie d'un pays en perpétuel devenir (15) Ce discours discontinu s'inscrit dans une volonté d'échapper à tout effet d'unification et, en conséquence, de permettre à Kateb d'affirmer son refus de toutes normes imposées par la langue de l'occupant. Lire l'œuvre katébienne c'est parcourir des pistes qui se brouillent puis s'entrecroisent, des traces qui se morcellent puis se perdent et ou les protagonistes s'entredéchirent puis s'unissent dans la lutte. C'est à la quête de Nedjma que les personnages plongent dans les dédales des ruelles de la vielle ville de Constantine et dans l'apesanteur des gouffres de son Rhummel décris sans relâche par des fragments d'écrits qui se superposent pour reconstruire les vestiges d'une Algérie millénaire. Ces fragments regroupés fonctionnent ainsi comme les témoignages de l'histoire d'un pays qui n'a pas fini de se refaire. L'œuvre en fragments de Kateb, à l'image de ces incessants va-et-vient entre le passé, le présent, et les visions futuristes du poète, finit par morceler le temps qui devient ainsi insaisissable. « L'écriture fragmentaire pense, mais aussi met en scène cette épreuve du temps comme absence du temps » (16) Rassemblant l'enquête historique et la quête esthétique, Nedjma et le polygone étoilé, à travers leur écriture en fragments vont déconstruire les cohérences, renverser les modèles, les formes littéraires et les styles linguistiques. Une déconstruction gravée par l'auteur pour signifier son appropriation de la langue du colonisateur comme « butin de guerre ». Marquant ainsi sa victoire sur le système le plus perfectionné et le plus résistant des défenses de l'occupant. «L'accès à la culture comme la maîtrise de la langue du maître de l'espace et du temps sont des conditions incontournables de mobilisation pour porter la guerre et la résistance dans le camps de l'ennemi. » Maouagal lakhdar [17] Conclusion Le texte katébien demeure aujourd'hui fortement inexplorée victime d'une politique délibérée qui verse dans l'amnésie et l'oubli. Ce texte porte le cachet d'un « maintenant » toujours brûlant de sens en attente. Il réinvente en permanence la vie, sculpte en fragments l'histoire et sublime la mort de ses personnages-résistants. Ses ruptures de récits et ses rythmes narratifs effrénés revisitent les labyrinthes des ruines de l'histoire d'un pays tantôt, déployant le tableau des chevauchées glorieuses des fondateurs, tantôt le retour des ancêtres ou la rébellion d'une jeunesse à qui on a brisé toute forme de repères. Une nation en devenir s'érige sur les décombres d'une terre souillée de sang et de bravoure. Ce fabuleux texte katébien nous dresse un pays millénaire qui se cherche, imprégné de son arabité et de son amazighité et sous la convoitise incessante d'envahisseurs de tout acabit. L'œuvre de Kateb est parcourue d'idéaux permanents et, est pourfendeuse des dogmatismes de tout genre. En engagé passionné qu'il a toujours été Kateb pointe du bout de sa plume la vision de l'impensable et configure les vérités des lectures à venir. «Mourir ainsi c'est vivre Guerre et cancer du sang Lente ou violente chacun sa mort Et c'est toujours la même Pour ceux qui ont appris A lire dans les ténèbres, Et qui les yeux fermés N'ont pas cessé d'écrire Mourir ainsi c'est vivre. » (18) * Universitaire ? Saida Références : 1- K.Yacine. Le cadavre encerclé in Le cercle des représailles, Edit.Points, Paris, 1998, p.16 2- Ibid. 3- K.Yacine. Le polygone étoilé, Editions du Seuil, Paris, 1966, p.159 4- K.Yacine. Les ancêtres redoublent de férocité in Le cercle des représailles, Edit.Points, Paris, 1998, p.155 5-K.Yacine. Nedjma, Editions du Seuil, Paris, 1996, p.175 6- K.Yacine. Le cadavre encerclé in Le cercle des représailles,op. cit., p.27 7- K.Yacine. Le polygone étoilé, op.cit., p.11 8- Ibid., p.8 9- Ibid., p.14 10- Ibid., p.12 11- Maurice Blanchot,La part du feu,Ed.Gallimard, Paris, 1974, p.25 12- Le cadavre encerclé in Le cercle des représailles, op.cit.,p.63 13- Ibid., p.66 14- Le cadavre encerclé in Le cercle des représailles, op.cit., p.21 15- Mehanna Amrani in L'Écriture fragmentaire, théories et pratiques, Presses Universitaires de Perpignan, Collection Études, 2002.p.184 16-M.Blanchot, L'attente, l'oubli Gallimard, Paris,1962, p.98 17- Mohamed Lakhdar Maougal, Les harmonies poétiques, Editions Casbah, Alger, 2002, p. 11 18- K.Yacine. C'est vivre. Novembre 62. |
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