«...Djamila
Bouhired a écrit deux lettres pour expliquer qu'elle ne peut pas se soigner
faute d'argent et qu'elle n'arrive pas à finir ses fins de mois sans l'ardoise
de la superette du coin. Pourquoi ? Parce que comme chacun le sait, Zabana
vient de fermer l'unique KMS que lui a cédé l'Etat pour qu'il puisse manger.
C'est près de ce KMS que l'on peut croiser Larbi Ben M'hidi dans son vieux taxi
qui sent le carburant et où on retrouve collées au tableau de bord les
jaquettes des K7 de Messali, cet ancien révolutionnaire mort chanteur de
mariages dans les parages de Tlemcen. Ben M'hidi n'est pas seul dans cette
situation : le colonel Haouas possède un vieux J9 qu'il utilise, lui et ses
deux fils, pour assurer des déménagements et le transport des sacs de ciment et
des cageots de légumes d'un dépôt vers l'autre, même le nouveau week-end. Cela
lui permet de vivre dignement et sans tendre la main à qui que ce soit. On peut
aussi évoquer le cas connu de Ben Boulaid, ancien comptable à l'EDIPAL, devenu
écrivain public avant de finir diabétique et de survivre avec des ablutions.
Lui aussi peut expliquer le cas de Mme Bouhired, ancienne héroïne, devenue
piétonne et libératrice endettée. Pour Didouche Mourad, on sait qu'il vit sur
le dos de ses trois fils devenus gardiens clandestins de voitures dans la rue
bien connue d'Alger. Med Khemisti ? Il est parti à Maghnia vivre chez ses
beaux-parents. Le colonel Lotfi, quant à lui, a fait faillite avec son bain
maure offert par un wali apitoyé. Le colonel n'est pas mort, mais il en est si
triste d'avoir tout gâché, lui qui aurait pu être un vrai colonel et pas le
pastiche d'un film mexicain. C'est te dire que la vraie question n'est pas dans
ce que font ces gens mais dans ce qu'ils n'ont pas fait. Tu t'imagines si tous
ces gens s'étaient battus pour ce pays ? «Quel pays ?» Oui tu as raison ! Si
tous ces gens là sont vivants cela veut dire que ce pays n'existe pas parce que
personne ne serait mort pour qu'il vienne au monde jusqu'à notre bouche. Larbi
Ben M'hidi aurait pu finir médecin en France ou martyr en Algérie ! Mais non,
il préféra se cacher, attendre l'indépendance et acheter un taxi et attendre la
mort et les clients. Je ne sais pas s'il a raison ou s'il a tort. Je me dis
que, peut-être, il avait compris très vite et avant tout le monde : vaut mieux
être taxieur anonyme que martyr donnant un nom à une rue et un pays à ceux qui
ne le méritent pas peut-être. Tu te rends compte ? S'il s'était battu pour ce
pays, Larbi Ben M'hidi aurait fini soit mort pendu, soit il aurait fini
«mendiant» comme Bouhired. Il a été malin : il a choisi d'être taxieur et de
laisser la France s'en aller toute seule. Il a tout compris : vaut mieux
attendre l'indépendance que de la payer avec sa vie. Et même si la liberté ne
venait pas ainsi, il a dû penser qu'il aurait toujours son taxi. Contrairement
à Bouhired et aux autres. Mais si tous ces gens sont vivants, qui est mort pour
ce pays ? «Personne. C'est ce pays qui est mort. Qui n'est jamais venu au
monde».