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Les noms qui ne nomment pas
par Kamel Daoud
Topographie banalisée d'une volonté de dépaysement
ca-ractérisée: le biffage systé-matique des toponymies algériennes. Sur toutes
les routes algériennes, tous les conducteurs l'ont remarqué: le gommage,
l'habillage, le biffage des plaques signalétiques des villes et villages. C'en
est devenu même un sport national que de voir des noms des villes tagués,
surchargés de noms de villes françaises ou australiennes, transformés en
mauvaises blagues topographiques ou en gros mots sur l'échelle de Richter.
Techniquement, il s'agit d'actes de vandalisme, mais cela n'a rien à voir avec
la destruction d'un lampadaire. Ici il s'agit d'un attentat contre l'espace et
le nom, pas contre l'ampoule et la vitre. L'idée de base de ceux qui réécrivent
«Toulouse» sur la plaque signalant «Mostaganem» - Toulouse étant presque une
daïra mostaganémoise, comme le savent les locaux - est de changer de pays à
Toulouse sanschanger de pays pour soi-même. C'est un exercice de
téléportation massive ou d'immigration orale. Il y a certaines années, ce genre
d'exercice de biffage était même systématique au point de représenter une
facture pour les services des APC. On pouvait même écrire une fable sur cette lutte
entre la géographie légale et la géographie subversive. La raison ? Une
mauvaise histoire entre les deux. Certaines Algériens transcrivent leurs rêves
de partance à leur manière, mais cela va plus loin. On s'imagine ce que veut ce
fantasme radical: gommer le pays, ses noms, ses villes et des topographies
étouffantes ou y transcrire des noms de villes étrangères, chargées de la
fonction de slogans condensés. L'idée étant que si on ne peut s'en aller et
partir absolument, autant effacer ce pays de sous les sens et le remplacer par
une carte géographique imaginaire.
Ce genre d'attentat contre l'espace existe-il ailleurs ?
Possible mais peut-être pas avec autant de précisions et de constance dans
l'acte vandale. On peut donc s'arrêter à ce constat amusant et se dire que
c'est une sorte de solution ludique à l'impossibilité de partir et à celle de
construire des Toulouse à la place des villes algériennes mal aimées. Cela peut
suffire mais pas pour le cerveau. Dans cette course au gommage identitaire, il
ne faut pas oublier que c'est l'Etat et l'idéologie de l'Etat national
«authentique» qui ont commencé. Enfant de la «haine de soi», comme l'a remarqué
un sociologue, le régime national est le premier à gommer les noms de villes
algériennes sous des appellations aberrantes dont le souci et de sonner dans le
rythme de la «langue pure». C'est-à-dire l'arabe mort qui nous sert de langue
nationale pour tuer notre vraie langue nationale, l'algérien de nos mères, de
nosmorts et de nos murs. Pourquoi donc en vouloir à ceux qui voudraient
appeler «Mostaganem» Toulouse et non à ceux qui répètent El Bouleida à la place
de Blida, Tilimcen à la place de Tlemcen et Mouâscare à la place de M'âsker. Le
gommage identitaire a même été poussé jusqu'au caprice des «Aboujerra» sonnant
plus authentique que «Boujerra». C'est parce que nous avons honte de
nous-mêmes, de nos noms, de notre langue que nos enfants ont honte des plaques
signalant leurs villes et villages. Nous sommes presque le seul peuple qui a
fabriqué un complexe en tricotant ses racines lorsqu'on compare notre sort à ce
statut donné à leurs langues locales par des peuples voisins comme les
Marocains, les Egyptiens ou les Libanais. Nous sommes les seuls à parler comme
des livres ennuyeux dans nos feuilletons et à refuser les langues acquises par
l'histoire, au nom d'une authenticité qui n'est même pas la nôtre. Aquand
l'algérien «langue nationale», l'Algérie «pays pour tous» et l'algériannité
«une vertu et pas un vice» ? C'est le meilleur moyen de réaliser le rêve inverse:
voir des Algériens d'ailleurs taguer les noms de leur ville d'origine et de
rêve sur les plaques de leur exil.
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