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1830 - 1962 : La République des criminels et sa justice d'exception: Le temps de l'Effroi et de l'Indignation (3ème partie et fin)

par Mazouzi Mohamed*

«La seule chose qui permet au mal de triompher est l'inaction des hommes de bien»

Les historiennes françaises Sylvie Thénault et Raphaëlle Branche, en parlant de cette bestialité consubstantielle à l'ordre colonial, ne feront que confirmer ce phénomène étrange et permanent dans l'Histoire du colonialisme, Frantz Fanon écrira à ce sujet : « La torture en Algérie n'est pas un accident ou une erreur ou une faute. Le colonialisme ne se comprend pas sans la possibilité de torturer, de violer ou de massacrer. La torture est une modalité des relations occupant-occupé» (28)

Cet affreux colonialisme qui dissimulera ses horreurs tantôt derrière le mythe d'une race supérieure poussée par le Droit et le Devoir, en utilisant tous les moyens qui lui sembleront nécessaires, d'aller civiliser le reste du monde, tantôt derrière des Lois (toujours exceptionnelles ou d'urgence) qui rendront toute démarche dissidente publique difficile sinon préjudiciable pour ses auteurs. Pendant la Guerre de Libération nationale et face à une terreur exercée, dans l'impunité et le chaos le plus total, par un tyrannique Pouvoir militaire et sa Justice d'exception, certaines personnes essayeront vaillamment de faire éclater la vérité en dépit de toutes les embûches administratives et autres mesures pénales dissuasives (censure, arrestations, …). Le 17 février 1959, Michel Rocard, jeune énarque Inspecteur des Finances remet au délégué général en Algérie un rapport sur la situation plus qu'alarmante, voire même quasi-génocidaire, sur les fameux Camps de regroupements algériens. (29) On essayera en vain de cacher ce rapport et de limoger son auteur.

Les journaux ‘France Observateur' et ‘Le Monde' (16 /17 avril 1959) arriveront, quand-même, à publier de larges extraits du rapport en soutenant sa vision alarmiste du sort des populations algériennes. Cet événement soulèvera la terrible question au sujet de l'ignorance totale de l'opinion publique et de l'indifférence scandaleuse des autorités civiles et militaires.

A partir de 1955, le C.I.C.R (Comité International de la Croix Rouge) effectuera sept missions en Algérie dont le but était de s'enquérir du sort des personnes détenus (Camps de transit , Camps de regroupement , prisons , centres d'hébergement ) , il aura énormément de mal à obtenir les autorisation nécessaires et on ne peut pas dire que le résultat de ses rapports auront radicalement changé grand-chose, ils n'ont fait qu'effleurer l'insondable question de la Torture et l'incommensurable tragédie qui se déroulait à l'insu du monde entier. Il y aura un nombre incalculable de lieux d'internements et de torture clandestins ou inaccessibles aux autorités civiles et où le pouvoir militaire continuera d'exercer ses sales besognes. Ce n'est qu'au bout de sa septième mission, effectuée du 15 octobre au 27 novembre 1959, que le CICR rendra son rapport accablant sur les lieux de détention (30), (surpopulation, promiscuité, absence d'hygiène, maladies dans de nombreux camps, voire des cas de torture et des disparitions forcées.) Lorsque le CICR avait remis au Gouvernement ses conclusions, l'armée torturait déjà massivement en Algérie, depuis 1956, en vertu des pouvoirs spéciaux lui ont été conférés la même année [création des Camps d'internement, du CCI - Centre de Coordination Interarmées et des DOP- Dispositifs Opérationnels de Protection].

Le phénomène de la torture était déjà bien connu mais ce fut la première fois qu'un organisme officiel en fasse référence. Le journal ‘Le Monde' (31) en publiera le 5 janvier 1960 de larges extraits qui mentionnaient « de nombreux cas de sévices et de torture ». Cette publication exacerbera la tension au sein d'une opinion française divisée et hésitante, au sujet de la torture. La violence exercée, en Algérie, par le pouvoir militaire durant la Guerre de Libération et malgré son caractère inhumain et génocidaire ne pouvait émouvoir ou indigner une quelconque opinion publique ou conscience humaine car ceux qui la pratiquaient se sont préalablement assurés que l'horreur se déroulera à huit-clos ; dans des lieux entièrement gérés par les militaires, en vertu des pouvoirs spéciaux qui leurs étaient dévolus ( Centres de triage et de transit , Centres d'hébergement , Camps de regroupement , Lieux d'interrogatoires et de tortures innombrables ), espaces de non-droit ou aucune personne ne pouvait y accéder. Aucune information ne pouvait être publiée sans que ses auteurs n'encourent les représailles prévues par la loi ultra répressive et liberticide. (32)

En dépit de cette chape de plomb militaire et judiciaire, il y eut en Métropole, une indignation et une mobilisation assez importantes contre la torture, par le biais de la presse, la publication de livres, de déclarations de personnalités politiques, militaires et religieuses. Il est, éminemment, important de souligner que ces publications constitueront, dans une France indécise et sous le coup des lois liberticides, encore en vigueur (censure, saisie, arrestations) un acte de courage indéniable et déterminant. Les publications seront nombreuses : l'Humanité, l'Express, l'Esprit, Témoignage Chrétien, Les Temps Modernes, Vérité-Liberté, Cahiers libres. Certaines maisons d'éditions, comme celle de François Maspero, les Editions de Minuit, font partie de toutes ces forces sympathisantes. L'engagement de certaines plus d'autres, contribuera à rendre la question algérienne plus visible, en abordant la question de la torture et en offrant une tribune à toutes les voix qui militent pour l'indépendance algérienne. Certaines personnalités politiques, militaires et religieuses crieront, haut et fort, leur indignation contre la torture. On citera le Préfet d'Alger Paul Teitgen, ancien résistant torturé par la Gestapo, le directeur général de la Sûreté Nationale, Jean Mairey , ils finiront tous deux par démissionner. Le Général Pâris de Bollardière réagira de la même manière, sa prise de position publique lui vaudra une sanction de soixante jours d'arrêt de forteresse. L'Archevêque d'Alger Léon-Étienne Duval sera, lui aussi, parmi ceux qui dénonceront, vigoureusement, la torture et les exécutions sommaires. On ne peut parler de cette longue lutte mémorable et glorieuse sans évoquer les formidables efforts du collectif des Avocats du FLN (Verges, Benabdallah, Oussedik…). Leur ingénieuse stratégie de la « Défense de rupture » permettra, talentueusement, de transformer chaque procès en une tribune médiatique et politique, un réquisitoire contre la France coloniale. Le 6 septembre 1960, paraitra dans le Journal ‘Vérité-Liberté' le «Manifeste des 121» «Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie», signé par des intellectuels, universitaires et artistes. Leur soutien vaudra à certains des signataires l'interdiction d'antenne radio et de télévision, des assignations à résidence et des suspensions de leur poste s'agissant des fonctionnaires. Menacé de mort, Sartre vit son appartement plastiqué deux fois, en juin 1961 et en janvier 1962. Le 5 septembre 1960 s'ouvrira le Procès du «Réseau Jeanson», ces fameux porteurs de valises, intellectuels et militants convaincus de la légitimité de la Cause algérienne. Ce procès prendra une toute autre tournure, on ne jugera moins des porteurs de valises convaincus de la justesse de leur engagement qu'une France coloniale agonisante et déshonorée. Jean Paul Sartre dira : « Ils ont été à l'avant-garde d'un mouvement qui aura peut-être réveillé la gauche, enlisée dans une misérable prudence. Si Jeanson m'avait demandé de porter des valises ou d'héberger des militants algériens, et que j'aie pu le faire sans risque pour eux, je l'aurais fait sans hésitation ». (33) Aujourd'hui, plus d'un siècle après l'indépendance, pendant qu'un Parlement algérien divisé s'échinera à criminaliser la Colonisation (tentatives de 2009 et 2021), on a quand même eu le culot de tenter à faire passer en France en 2005 une Loi (34) qui glorifie une colonisation qu'on devrait enseigner aux écoles. En 2.000, le mouvement ‘Black Lives Matter' suscitera un tsunami d'indignations et de révoltes et une opportunité pour re-tamiser une historiographie coloniale truffée de mythes. Ce fut le moment de déboulonner ces statues de la honte. Le Président Macron s'obstine, persiste et signe. Après avoir reconnu en 2017 en Algérie le caractère criminel de la Colonisation française, il dira que la France ne retranchera rien de son histoire et ne déboulonnera aucune statue, pas même celle du père Bugeaud. Déterminé à en finir avec « ce passé qui ne passe pas », il chargera l'Historien Benjamin Stora de plancher sur ces questions mémorielles. L'Historien ne manquera pas de mentionner, dans son rapport, ce que l'on répète depuis 1830 « Le système colonial était injuste par nature et le système colonial ne pouvait être vécu autrement que comme une entreprise d‘asservissement et d‘exploitation». (35) On formera par la suite des Commissions mixtes algéro-françaises sur l'Histoire et la Mémoire. La 5ème rencontre s'est récemment tenue, à Alger, le 22/23/24 Mai aux Archives Nationales Bir-Khadem.

On occupera en 2020 les Algériens en leur restituant 24 crânes dont 6 seront identifiés comme étant ceux de résistants (parmi ces crânes, ceux des formidables chefs de l'insurrection des Zaatcha de1849 ) dont personne n'était au courant qu'ils dormaient à Paris dans le Musée de l'Homme. A l'heure actuelle on négocie âprement pour que la France daigne nous restituer les effets de l'Emir Abdelkader. Quant au sort du fameux canon Baba Mérzouk , c'est une toute autre histoire.

À la lumière des Archives récemment ouvertes au public et suite aux importantes recherches historiques relatives à la période 1954/1962, on peut dire ou plutôt confirmer que non seulement la torture était institutionnalisée mais que la République ne pouvait pas ne pas savoir ce qui se tramait en Algérie. Sa responsabilité était totale. Finalement, cette violence inouïe qui apparaitra partout sera, non seulement, contreproductive mais servira à rallier davantage le peuple algérien à la Cause indépendantiste, provoquera une indignation et une mobilisation un peu partout contre une torture institutionnalisée et contribuera in fine à l'internationalisation de la question algérienne. La France installera un enfer en Algérie, un enfer qui finira par la consumer. Les minutieuses recherches des Historiennes Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault, s'appuyant sur des archives militaires, notamment celles de l'Armée de Terre (directives, rapports, journaux de marche, entretiens) ont grandement contribué, particulièrement en métropole, à démontrer le processus qui a conduit à une institutionnalisation et à la systématisation de la torture ainsi que son caractère consubstantiel à l'ordre colonial. En parlant de la torture, les Historiennes Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault arriveront à la conclusion que celle-ci, pratiquée par les militaires ou sous leurs ordres, a indéniablement bénéficié de la couverture des hommes politiques, mais aussi de la connivence du corps judiciaire et du corps médical. Tous les Magistrats, soulignera Sylvie Thénault , sont depuis des générations des enfants du pays, on leur fera prendre conscience que s'ils ne soutiennent pas directement le travail des pouvoirs spéciaux ou en bâillonnant leur conscience face à la violence coloniale exercée par ces derniers, ils perdront définitivement cette Algérie qui leur était si chère. (36)

Le célèbre avocat Pierre Vidal-Naquet restera toujours convaincu que : «Dans la guerre d'Algérie la torture n'était pas un accident, il s'agissait d'un système dans lequel l'Etat tout entier s'était trouvé engagé» (37). Les Ultras de l'Algérie française étaient prêts à tout pour garder l'Algérie, quitte à la brûler, à recourir à un minable pronunciamiento ourdi par un « quarteron de Généraux en retraite, fanatiques et ambitieux». On poussera cette folle aventure jusqu'aux multiples tentatives d'assassinat du Président De Gaule. Personne n'était conscient que le moment était venu de restituer l'Algérie à ses anciens propriétaires.

*Universitaire

Notes :

(28)_ F. Fanon : Articles El Moudjahid : N°8-(05.08.1957)/N°35(15.01.1959)/N°37(25.02.1959).

(29)_ Michel Rocard , «Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d'Algérie», Ed. Mille et une nuits, 2003 - 332 pages

(30)_ Françoise Perret , «L'action du Comite international de la Croix-Rouge pendant la guerre d'Algérie (1954-1962)» , https://www.icrc.org/fr/doc/assets/files/other/irrc_856_perret.pdf

(31)_ Le Monde «Le Rapport du Comité International de la Croix Rouge sur les camps de transit et d'internement d'Algérie » Publié le 05 janvier 1960

(32)_ Loi N° 55-385 du 3 avril 1955 instituant un état d'urgence, article N°11 – alinéa 2 .

(33)_ Marcel Peju , «Le Procès du réseau Jeanson », François Maspero, Paris, 1961.

(34)_Loi du 23 février 2005 qui évoquera le rôle positif de la présence française outre-mer.

(35)_Rapport Benjamin Stora (2021), «Les questions mémorielles portant sur la colonisation française et la guerre d'Algérie», pp.110-111

(36)_ Sylvie Thénault, «Une drôle de Justice : Les Magistrats dans la guerre d'Algérie», Ed. La Découverte, Paris, 2004, pp.154-155

(37)_ Entretiens avec Pierre Vidal-Naquet sur la torture au micro d'Anouk Adelmann diffusés la 1re fois les 3, 4 et 5 avril 1972 sur France Culture.