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«Dans
le cadre de la ZLECAF, l'Algérie doit adopter un nouveau paradigme en ce qui concerne
ses relations économiques avec les pays africains et demeurer ainsi fidèle à
ses principes politiques qui sont restés immuables depuis son indépendance »,
affirme Mohamed Chami dans cette interview. Considéré comme l'un des
connaisseurs les plus en vue des marchés africains, il pense qu' «il faudra
veiller à ne pas suivre l'exemple de pays qui se sont alignés sur des schémas
néocolonialistes et à s'interdire de percevoir l'Afrique seulement comme un
simple marché pour écouler des productions». Nous faisons, dit-il, «partie
intégrante de ce continent, l'Algérie a besoin de l'Afrique, tout comme
l'Afrique a besoin de l'Algérie». Dans notre vision stratégique,
conseille-t-il, «on doit privilégier l'investissement et le partenariat aux
purs échanges commerciaux en intégrant le fait que les économies des pays
africains sont plutôt complémentaires que concurrentes».
Le Quotidien d'Oran: Le Conseil national économique, social et environnemental (CNESE) a organisé en date du 10 juillet dernier un séminaire autour de la définition de la stratégie algérienne de mise en œuvre de l'Accord de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF). Vous étiez présent dans ce séminaire et vous avez même animé un atelier. Pourriez-vous nous en dire l'essentiel ? Mohamed Chami: C'est dans le but d'apporter sa contribution à la définition d'une stratégie nationale que le CNESE a pris l'initiative d'organiser un débat autour de la mise en œuvre de la ZLECAF dont l'accord de création a été signé à Kigali le 21 mars 2018 et le processus de négociations concernant sa mise en œuvre a été entamé en 2015 à Johannesburg. Lors de ce séminaire, une présentation de l'accord a été faite par des experts et des représentants d'institutions publiques (douanes, commerce, industrie...). S'en est suivi l'organisation d'ateliers thématiques pour débattre de la problématique en question et sortir avec des recommandations à transmettre aux pouvoirs publics. Recommandations relatives notamment à la mise en place d'instruments de suivi, d'adaptation du cadre juridique, de normalisation, etc. Q.O.: Sur quoi ont reposé les débats essentiellement ? M.C.: La mise en œuvre de la ZLECAF semble être perçue par certains opérateurs économiques comme une menace et pour d'autres comme une opportunité. Cette perception s'apparente à celle qu'avaient eue nos entreprises au lendemain de la signature de l'accord d'association avec l'Union européenne. Certains participants pensent en effet que les entreprises africaines voient l'Algérie comme un marché solvable où elles peuvent écouler aisément leurs marchandises dans un contexte de désarmement douanier. D'aucuns ont relevé que non seulement l'Algérie ne dispose pas d'une offre exportable appréciable vers les marchés africains, mais également que les exportateurs sont confrontés à d'insurmontables obstacles procéduraux d'ordre administratif, logistique et financier qui les empêchent d'aller vers la conquête des marchés africains. Pour ce qui est de la menace, ils considèrent que la production nationale n'est pas efficacement protégée et que nos producteurs risquent de subir une concurrence qui entraînerait probablement des fermetures massives d'usines. Pour rester sur une note positive, certains chefs d'entreprises estiment qu'il s'agit plutôt d'une opportunité à saisir en ce sens que cet accord va leur ouvrir un grand marché certes difficile mais prometteur. Ils estiment, toutefois, que l'Etat doit absolument les accompagner en s'impliquant fortement à travers ses démembrements au plan national et ses représentations diplomatiques au plan international. Il faut noter que l'accord va au-delà du désarmement douanier et concernera, entre autres, les services, la propriété intellectuelle et la libre circulation des capitaux. A terme, il est question après la mise en place de la ZLECAF, la création d'une union douanière, d'un marché commun et d'une union économique et monétaire. Q.O.: Que doit faire l'Algérie pour lever toutes les appréhensions de ces entreprises ? M.C.: Je pense que dans nos relations économiques avec l'Afrique, on doit adopter un nouveau paradigme. Notre relation avec l'Afrique doit reposer sur une vision d'intégration et de développement économique du continent. L'Algérie a une responsabilité historique vis-à-vis de l'Afrique. Notre pays a joué un rôle important dans le recouvrement des indépendances de nombreux pays africains et jouit encore d'une bonne image parmi les populations africaines. S'impliquer, aujourd'hui, dans le développement de l'Afrique, son industrialisation et l'émancipation économique de sa population constitue la suite logique des actions entreprises par le passé pour le recouvrement de la souveraineté politique et dont le parachèvement exige le recouvrement de la souveraineté économique. Il ne faudrait évoquer ni menaces, ni opportunités mais il faudrait plutôt s'inscrire dans une démarche de partenariat et d'investissement dans les pays africains. J'ai eu l'occasion de séjourner dans de nombreux pays africains et à siéger au sein du bureau exécutif de la PACCI, je peux affirmer qu'il y a aujourd'hui une tendance lourde du panafricanisme au sein notamment de l'Union africaine. De nombreux poids lourds sont en train de piloter cette tendance tels que l'Afrique du Sud, le Nigeria et l'Egypte. D'autres pays, moins importants économiquement, tentent de s'accrocher au peloton de tête pour ne pas demeurer en marge de ce processus de construction économique de l'Afrique. L'Algérie a tout intérêt à se positionner rapidement et utiliser les atouts dont elle dispose. Il faut garder à l'esprit que l'Algérie compte parmi les poids lourds africains et d'aucuns considèrent que, eu égard à la grande étendue de notre territoire et de notre positionnement géographique, et autres, de nos ressources naturelles, nous sommes les mieux placés avec l'Afrique du Sud et le Nigeria pour jouer les premiers rôles de présider aux destinées du continent. Une telle vision rappelle celle du NEPAD. Mais cela n'est pas acquis et exige un changement de paradigme et la mise en place d'une stratégie orientée vers un développement intégré du continent. Pour l'anecdote, en 1998, la CACI et la Safex ont été chargées par le gouvernement d'organiser une exposition de produits algériens à Niamey (Niger). Le transport des marchandises vers cette destination s'est effectué par route avec des camions et des chauffeurs de la SNTR. Le délai de transfert des marchandises d'Alger vers Niamey a pris trois jours malgré l'état défectueux de la route dont une grande partie était difficilement carrossable. Au plan de la symbolique, nous avons démontré que le désenclavement d'un pays comme le Niger ou le Mali était à notre portée et qu'il s'agissait tout simplement de mobiliser des moyens peu onéreux. De telles marchandises allaient mettre un mois si le transfert allait s'effectuer par bateau d'Alger vers Niamey en passant par le port de Cotonou, au Bénin. Il est dommage qu'un tel élan ait été brisé. Mais il est grand temps de tenir compte de cette expérience et de nous tourner vers notre prolongement naturel à savoir l'Afrique et dont les pays limitrophes constituent notre profondeur stratégique. Q.O.: Concrètement, comment l'Algérie pourrait-elle jouer ce rôle qui n'est pas aussi simple ? M.C.: Il y a trois niveaux de démarche. Le premier consiste à assurer un accompagnement des entreprises par les institutions de l'Etat pour leur permettre de s'installer durablement dans les marchés africains. On sait que les entreprises sont incapables de le faire toutes seules. Les pouvoirs publics se doivent pour cela d'exploiter la grande crédibilité dont jouit encore notre pays auprès de plusieurs pays africains pour leur faciliter leur installation sur certains marchés africains. Il faut rappeler toutefois que cet avantage risque de s'effilocher dans peu de temps du fait qu'il est entretenu par des générations qui ont pris de l'âge voire en voie de disparition. Les générations d'aujourd'hui ne mesurent pas à sa juste valeur les efforts consentis par l'Algérie en faveur de la libération des pays africains. Elles en sont beaucoup moins sensibles. Il y a donc urgence à exploiter cette image, de la raviver et de l'entretenir chez les jeunes. Par ailleurs, des réseaux de confréries à l'exemple de la Tidjania, très influentes en Afrique, doivent être récupérés et mis au service de l'intégration économique en Afrique. Il faut souligner que ces confréries sont présentement utilisées par des pays africains dont le comportement vis-à-vis des peuples ressemblerait à celui des puissances néocolonialistes. La deuxième démarche devrait se traduire par des investissements directs ou en partenariat dans les pays africains. Il s'agira de créer des intérêts algériens économiques en Afrique et des intérêts africains en Algérie. L'objectif étant de réaliser des projets gagnant-gagnant. Quant à la troisième démarche, elle doit consister à répondre de façon pertinente aux besoins économiques des pays africains. Il s'agit ainsi d'éviter de les percevoir comme de simples marchés et de prendre plutôt le soin de répondre à leurs besoins stratégiques. Le développement de l'Afrique et son intégration sont plombés par le manque d'énergie électrique et le manque d'infrastructures. Le taux d'électrification moyen ne dépasse pas les 30% et les grandes infrastructures sont pratiquement inexistantes. Sur ces deux secteurs d'activités, l'Algérie est capable d'apporter une forte contribution du fait du savoir-faire que ses entreprises publiques et privées ont acquis en la matière. Des champions tels que la Sonelgaz et Cosider ont des perspectives de marché très prometteuses leur permettant de s'installer sur ces marchés sur de longues périodes. Le déficit en électrification, en construction des grandes infrastructures (portuaires, aéroportuaires, routières, de proximité...) nécessitera au minimum une quarantaine d'années pour être comblé. Les financements pour ce type d'infrastructures sont facilement mobilisables auprès d'institutions financières comme la Banque mondiale, la Banque de développement africaine (BAD) et la Banque arabe pour le développement de l'Afrique (BADEA)... L'on sait tous que l'Afrique fait l'objet de convoitises des grandes puissances du fait des richesses dont elle dispose. Elle est perçue comme un réservoir de matières premières. Ces puissances ne s'intéressent pas à son développement mais à venir pomper ses richesses uniquement. Une réalité qui doit obliger l'Afrique à se prendre en charge toute seule et de ne compter que sur ses propres forces économiques. Ses matières premières doivent être valorisées localement et mises au service de son développement. Mais cela ne suffit pas, il s'agira pour l'Afrique aussi de se protéger et de protéger son marché. Elle se doit, pour cela, d'élaborer ses propres normes. Il faut rappeler que l'AFRAC (Fédération africaine d'accréditation) dont le siège se trouve en Afrique du Sud, joue un rôle important en matière d'accréditation des laboratoires de contrôle de la conformité. L'Algérie se doit d'œuvrer aux côtés des autres pays africains industrialisés pour protéger le marché continental à travers l'élaboration de normes spécifiques et ce, à l'instar des autres zones de libre-échange (UE, ALENA, ASEAN...). Il faut intégrer le fait que les négociations commerciales futures vont opposer les grands ensembles économiques et les pays africains ont intérêt, de ce fait, à réaliser rapidement leur zone de manière à pouvoir négocier avec un rapport de force favorable. Q.O.: La ZLECAF est considérée comme « un projet phare de l'agenda africain 2063 » et comme « une initiative urgente ». Pourquoi tout ce retard pour sa mise en œuvre alors qu'elle figure dans le traité d'Abuja de 1991 ? Où se situent les blocages ? M.C.: Au niveau africain, il y a des courants qui s'affrontent autour d'intérêts divergents. En évidence, il y a un courant manipulé par les anciennes puissances coloniales et qui agit pour maintenir l'Afrique dans un état de dépendance. En parallèle, il y a ce courant panafricaniste qui œuvre sans relâche pour que l'Afrique se prenne en charge et ne compte que sur elle-même. Ses adeptes sont convaincus qu'une intégration des économies africaines entre elles va se traduire par une forte croissance économique et une augmentation du niveau de vie de ses populations. On peut considérer aujourd'hui que la création de la ZLECAF constitue en fait l'aboutissement du courant panafricaniste pour lequel la lutte a commencé en 1991. Depuis, ce courant s'exprime fortement au sein de l'Union africaine même s'il a mis 27 ans pour aboutir à la création de la ZLECAF. La signature de l'accord et sa mise en œuvre est le fruit d'une âpre lutte entre les panafricanistes et les tenants de l'ordre colonial. Q.O.: 2063 -(agenda de l'UA)- est-elle une échéance raisonnable pour atteindre les objectifs que s'assigne la ZLECAF ? M.C.: Il peut même s'accélérer et aboutir avant terme en raison d'une prise de conscience de plus en plus forte notamment chez la jeunesse africaine. Mohamed Chami a été conseiller pendant trois mandats successifs au CNES, aujourd'hui consultant pour les questions économiques et commerciales. Il a été cadre dirigeant au sein de la CACI (Chambre algérienne de commerce et d'industrie) pendant 33 ans, dont 25 comme Directeur général. A ce titre, il avait eu à organiser des manifestations économiques et à conduire des délégations d'hommes d'affaires dans de nombreux pays africains. Après la signature de l'Accord d'association avec l'UE et celui de la Grande Zone arabe de libre-échange (GZALE), il avait présidé la Commission chargée du suivi de la mise en œuvre de ces zones de libre-échange. Il est membre fondateur de la Panafricaine Chambre de commerce et d'industrie (PACCI) dont le siège est à Addis-Abeba, en Ethiopie. Il avait été membre du bureau exécutif de cette institution continentale durant la période où celle-ci avait été associée aux discussions engagées pour l'élaboration de l'accord de la ZLECAF. |
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