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Bon gré, mal gré, voilà une tâche dont aucune société ne peut faire durablement l’économie, voilà une disposition qu’elle doit se faire un devoir de développer sous peine de se voir marginaliser et désintégrer. Aucune société ne peut se suffire hors du monde : pensons à ce qu’il en coûta à « l’empire du milieu ». La seule façon de se construire c’est de se construire avec lui, non pas sans lui. La seule façon d’être en paix avec le monde et avec soi, c’est de l’accueillir pour s’apaiser dans son apaisement, se régulariser dans sa régularisation. Le sujet est dans l’Histoire, il y construit sa liberté, l’Histoire est histoire d’histoires, histoires d’autres sujets, aucun ne peut lui dicter sa loi. Il peut convenir au monde de laisser une partie de lui-même en dormance, il n’en restera pas moins une partie, dont l’état ne pourrait être voué à un destin éternel, mais à une place et une histoire. Construction de soi et du monde, comme écritures d’histoires à côté d’autres histoires et dans d’autres, plus larges, mouvements dans le Mouvement, temporalités dans le Temps. Il en résulte chocs, fusions, fissions, compositions et recompositions plus ou moins douloureux, stériles ou fructueux. Prendre sa place dans le monde, pour les sociétés qui le souhaitent mais ne l’ont pas encore fait, ou plus fait depuis longtemps, y émerger en tant que société c’est-à-dire en sujet souverain, c’est prendre place dans les débats du monde, être partie prenante de leurs questions et réponses, pouvoir s’y poser et y dire, je, nous, vous, ils ou elles, c’est être en mesure de structurer ses débats et ceux du monde, pouvoir partager avec lui, produire une culture commune, vivante et fertile, riche de ses multiplicités diverses. Ou encore, cela revient à s’incorporer le monde pour mieux y être soi-même et mieux apaiser ses échanges. Emerger au monde, c’est donc « maîtriser » ses débats, les nourrir, s’en nourrir et leur subsister, les faire siens pour mieux se l’incorporer et s’y établir, s’y construire dans le processus de sa construction, être adéquat à soi et au monde. Pour les sociétés dites émergentes, c’est là une tâche ardue où, souvent, elles doivent jouer, forger leurs âmes. Y réussir, c’est affronter et transformer un monde qui avait pris l’habitude de faire sans elles, de penser et parler pour elles, afin d’y ménager d’autres existences, de nouvelles approches, de nouvelles tensions. Tout cela ne va pas de soi, cela peut entrer dans une complexification du monde qui peut avoir cependant un autre désir, une tendance dangereuse à trop se simplifier. Y échouer, c’est retourner au non-être, renoncer d’être soi, se contenter d’être l’ombre d’autrui ; c’est vagabonder comme une âme perdue. Résister, c’est se battre pour demeurer à la lisière de la vie et de la mort, de l’être et du non-être, se tenir prêt pour entrer dans l’une, ne pas tomber dans l’autre, c’est savoir attendre son heure, les circonstances de l’avènement de soi. Résister, c’est choisir une mort probable tout en se préparant pour une autre vie, une prochaine métamorphose. Pour prendre leur place, certaines sociétés se sont durablement installées dans un « dualisme protecteur ». On a appelé cela de noms divers, socialisme, protectionnisme, déconnexion. L’émergence de l’Etat ici n’a rien à voir avec celle de son modèle européen de classe, outre le fait de son origine guerrière. Nous avons, d’une part, une minorité « connectée » en charge du monde, et d’autre part, une majorité déconnectée, protégée de celui-ci. Ce dispositif, qui sanctionnait la distance de la société au monde, devait servir une incorporation progressive et graduelle, consentie et consentante de l’un à l’autre, du monde et de la société, s’exposant continuellement au risque de voir le moyen se substituer à la fin, la transition se bloquer. A trop durer, la transition menaçait la société d’une incorporation désintégration de la minorité dans le monde (assimilation par les sociétés établies) et des formes diverses de marginalisation de la majorité. Marginalisation pulvérisation (qui peut prendre la forme d’une massification) de la base culturelle autochtone, de l’autonomie sociale des individus ou une marginalisation congélation où l’histoire, les mouvements semblent comme figés. Avec les nouvelles révolutions technologiques, devient plus délicate la protection des masses, s’accélèrent les processus d’intégration unilatéraux, de désintégration des bases culturelles autochtones. L’impératif d’être soi dans le monde devient plus pressant et s’accompagne d’une multiplication des tensions. Le tumulte du monde s’étend et épargne moins de monde. A un plan plus fondamental, cette disposition de la société émergente à se dualiser ne lui est pas spécifique. La démocratie politique comme procédure électorale ne suffit pas à construire la cohésion sociale. Elle la sanctionne plutôt. Le monde, lui-même, s’est installé dans un certain dualisme : les centres de décision démocratiques accueillent les faux débats, les vrais centres sont sous protection des puissances financières et militaires. Et pour couvrir cette dichotomie, la masquer ou la résorber, la guerre idéologique, par laquelle sont légitimées ces puissances et se légitiment les puissances intellectuelles du monde, fait rage. Dans le système des nations, les plus anciennes d’entre elles veulent exporter la démocratie dans les plus récentes qu’elles ont largement contribué à façonner. Elles veulent que la démocratisation des nouvelles nations s’effectue dans le système de gouvernement du monde qu’elles ont établi. Elles ne veulent pas de démocraties qui les desserviraient. Elles veulent seulement réorienter le « dualisme » interne des sociétés dominées dans un sens qui leur convienne davantage. L’enjeu porte sur la nouvelle insertion internationale des nouvelles nations, le réaménagement entre nations du rapport dominant-dominé qui s’accompagnerait à l’intérieur d’un dualisme adéquat à cette insertion. Les anciennes ne veulent pas faire une nouvelle place aux sociétés émergentes, élargir le cercle de la fraternité des égaux. Les dernières doivent apprendre à le faire. Ce qui est sûr c’est que l’idéal d’une humanité une reste superficiel dans le système des croyances, que l’intérêt pour la croyance inverse est plus fort. Il faut méditer le sort des diverses sociétés colonisées et plus près de nous, celui de la société, de la résistance palestinienne au-delà des idéologies bon marché, contrainte de renouveler constamment son élite. On est loin d’une humanité se pensant une. L’universalisme s’est constitué en idéologie excluante. Et puis, qu’est donc cette démocratie dont sont menacées les sociétés émergentes, qui distingue les élites de leurs sociétés quand les sociétés dominantes le souhaitent ? Des valeurs individuelles certes, elles-mêmes très variables selon les sociétés, mais incontestablement des valeurs associées à une démocratie politique qui associe des possédants, des décideurs et des non possédants, des non décideurs dans une décision commune. Dans le passé national européen, elle établissait l’unité politique d’une société de classes fondamentalement divisée : elle inscrivait le pouvoir des capitaux dans le cadre du pouvoir d’une société salariée dans la mesure de leur enracinement national. Pourquoi ceux qui s’enorgueillissent de diverses révolutions continuent de promouvoir la démocratie politique dans sa forme nationale ? Pourquoi la diversité des niveaux de vie, des cultures, justifierait-elle la fragmentation de l’humanité et pas l’inverse ? Pourquoi n’associerait-elle pas l’ensemble de l’humanité pour gouverner l’ensemble de ses capitaux ? Pourquoi ne veut-on pas voir que la régulation des capitaux n’est plus possible à une échelle nationale ? La lutte des nations, des cultures, des capitaux serait-elle plus difficile à gérer que la « lutte des classes » ? Ou faudra-t-il, comme par le passé, que la guerre soit le moteur du progrès, que le sang soit abondamment versé, les dégâts irréversibles pour que les yeux se décillent, les oeillères tombent ? C’est que le monde n’a pas conquis sur ses classes guerrières et possédantes, à l’instar des classes travailleuses occidentales, la régulation qui puisse le servir. La fin du compromis fordiste dans les vieilles nations, les menaces planétaires, tout cela pourrait constituer des incitations en faveur de la redéfinition du cadre d’exercice des capitaux mondiaux. Il faudrait pour cela que l’humanité retrouve une certaine unité, au-delà des niveaux de développement et des croyances. Autrement dit, il faudrait que les intérêts dominants qui ont souscrit à la domination du monde par son aliénation cessent d’imposer leurs perspectives. 1-On devrait distinguer entre société-monde et société dominée. |
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