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«Silmiya», cet appel a jailli comme une rumeur qui a enflé,
parcouru des foules immenses, de ville en ville, de village en village, dans
les campagnes et dans les montagnes, et qui a uni l'Algérie en une seule âme,
une seule volonté, une seule identité, une seule fierté d'être Algérien et
d'apporter cette image, ce message au monde. Il traversera, à coup sûr, comme
une légende, les siècles à venir. Il sera toujours là, même aux pires moments,
pour nous rappeler la preuve de notre capacité à vaincre toute adversité et à
vivre ensemble.
Mais pourquoi a-t-il fallu alors qu'à partir d'un moment, il ait été terni par des mots d'ordre, des slogans, des appels d'une violence extrême en contradiction totale avec cette philosophie d'un changement pacifique. Il y a en effet une contradiction manifeste entre le mot d'ordre lumineux de Silmiya et certains slogans apparus, avec le temps : accusations de fraudes dans les élections présidentielles, refus de la légitimité de toutes les institutions, du pouvoir exécutif jusqu'au pouvoir judiciaire, dans une sorte de nihilisme absolu. Comment expliquer cette contradiction entre de tels mots d'ordre politique et celui de Silmiya puisque ces mots d'ordre sont susceptibles, eux, à tout moment de conduire à la confrontation. Ceux qui n'y voient pas une contradiction, que leur innocence sur la question soit réelle ou que leurs convictions les aveuglent, y voient la manifestation de trois libertés à la fois, d'opinion, de manifestation et d'expression. Passons sur l'aspect le plus évident des choses, à savoir que la liberté d'opinion et d'expression n'a rien à voir avec la diffamation des institutions et des personnes qui les représentent. D'autre part, l'accusation de trahison est la plus grave qui puisse être portée contre l'honneur d'un soldat et, ici, elle est portée globalement contre toute la haute hiérarchie militaire. Dans quel pays, ceci serait-il légalement acceptable? Et quel lien cela peut-il avoir avec un projet pacifique? Qu'est-ce qu'une action pacifique? Allons donc plus au fond des choses, c'est-à-dire à la notion d'action pacifique. Ceux qui s'en réclament semblent la réduire au seul fait que l'action ne soit pas armée ou violente. Or, la notion de manifestation pacifique est inséparable du cadre même des institutions démocratiques. En effet, une action est pacifique dans la mesure où elle se situe elle-même dans le cadre, dans les limites d'une légitimité démocratique, c'est-à-dire d'une légitimité reconnue et acceptée de part et d'autre. Est-il possible de demander d'une autorité qu'elle reconnaisse la légitimité d'une action, la légalité d'une action alors que l'action qui se revendique comme légitime consiste précisément à lui refuser toute légitimité. On nage dans l'absurde. Si la légitimité des institutions, Présidence, institutions d'arbitrage, justice, armée, etc., n'est pas reconnue, on se situe d'emblée dans une logique insurrectionnelle. Aux Etats-Unis, la marche sur le Capitole des partisans du président Trump n'était pas pacifique. Elle ne l'a pas été non pas par sa violence directe, mais par sa violence symbolique extrême, parce qu'elle refusait de se soumettre à la légalité constitutionnelle. Disons les choses d'une autre manière. Une manifestation est pacifique dans la mesure où elle s'inscrit dans un cadre constitutionnel, ou ce qui revient au même, dans un cadre démocratique formé d'institutions et des règles de leur fonctionnement. La démocratie a précisément pour rôle de gérer les conflits de façon pacifique, en maintenant ceux-ci dans les limites des confrontations pacifiques, c'est-à-dire dans les limites du cadre démocratique, lesquelles sont le respect des institutions constitutionnelles, la reconnaissance de leur autorité, et l'alternance au pouvoir uniquement par le scrutin populaire. On ne peut être à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de ce cadre institutionnel, comme veulent le faire accepter les partisans de cette vision corrigée de la Silmiya. Lorsqu'on sort de ce cadre, lorsqu'on sort des limites imposées par la démocratie aux conflits politiques et sociaux, on entre nécessairement dans une logique de confrontation, et donc nécessairement, d'une façon ou d'une autre, dans la violence. Le concept de Silmiya n'est plus alors qu'une feuille de vigne. Mais il faut aller plus loin que de constater cette contradiction. Le plus intéressant dans une contradiction n'est pas, en effet, de la constater ou de la décrire mais de la comprendre. De ce point de vue, toute contradiction n'est pas simplement une aberration de la logique, mais une clé pour la compréhension du réel. La clé de la contradiction ? C'est dans les années 90 qu'il faut chercher le secret, la clé de cette contradiction et de certains comportements politiques d'aujourd'hui. Les évènements de ces années semblent peser considérablement sur ceux d'aujourd'hui, d'autant plus que beaucoup d'acteurs des évènements d'alors gardent encore une influence. De plus, c'est toute une génération, jeune à l'époque, qui a été marquée, et, pour beaucoup, meurtrie par cette période. On la voit aujourd'hui quelque peu vieillie, en grand nombre dans les manifestations. Les héritiers de certains courants du FIS ont cru avoir tiré la leçon principale de leur échec, en voyant la cause de celui-ci dans le recours à la violence, que celle-ci leur ait été imposée comme ils le pensent ou qu'ils en aient la responsabilité. D'où le mot d'ordre de Silmiya. Mais ils adoptent ce mot d'ordre tout en fixant, en même temps, l'objectif de la chute du pouvoir, et notamment des instances dirigeantes de l'armée. D'autre part, à partir de l'arrêt du processus électoral en 1990, ils tirent en même temps la conclusion que le changement ne peut se faire par des élections. On pourrait peut-être leur reconnaître comme circonstance atténuante leur sentiment d'être exclus de ces élections bien qu'en l'occurrence, on peut se poser la question de savoir où est la cause et où est l'effet, de leurs positions radicales ou de cette exclusion. Quoi qu'il en soit, on en arrive à ce résultat paradoxal que la Silmiya sert à justifier une ligne anti-électoraliste et donc, au bout, une ligne de confrontation. Là est l'erreur fondamentale. Ce qui avait fait à l'époque l'audience et la crédibilité du FIS dans l'opinion publique, c'est sa soumission aux règles de la démocratie et sa victoire électorale. Le souvenir de celle-ci continue encore de peser. Il n'avait pas voulu prendre le pouvoir par la rue, même si certains l'en ont soupçonné. C'est la raison pour laquelle d'ailleurs de nombreux démocrates, dans le courant démocratique nationaliste, feus Aït Ahmed et Mehri et bien d'autres avaient reconnu, par principes démocratiques, les résultats des élections législatives de 91. C'est d'ailleurs pour les mêmes raisons et de la même façon que le courant démocratique nationaliste défend aujourd'hui aussi la sortie de la crise politique par des élections et dans le respect de la Constitution. 30 ans après, l'inversion des rôles En somme, on trouve chez une partie de ceux qui se réclament d'un héritage rénové du FIS, l'idée, qui était précisément celle dont les accusaient leurs adversaires, que le FIS cherchait à conquérir le pouvoir par la violence, voire par la lutte armée, et c'est cette idée qu'ils annoncent, donc, abandonner par le slogan Silmiya, croyant ainsi tirer les leçons de l'Histoire. Il arrive souvent qu'on finisse par se voir avec le regard de l'adversaire. Car à l'inverse, le fondement même de ce qui avait été la position du FIS, avant ses dérives, et sans laquelle il n'aurait eu aucune audience durable, était exactement le projet de la prise du pouvoir par les urnes. C'est d'ailleurs ce qui avait paru le plus menaçant au courant qualifié à l'époque d'éradicateur. 30 ans après donc, ironie de l'histoire, ce sont ces héritiers du FIS qui, croyant bien faire, renoncent aujourd'hui au recours aux urnes et qui militent au fond pour un remake de l'arrêt du processus électoral, à travers l'appel au boycott des élections. Et en face, c'est l'armée, meurtrie au même titre que toute la société par la décennie noire, qui, dans le sillage du Hirak, en arrive à la conclusion que «jamais plus une goutte du sang algérien ne doit être versée», et qui proclame pour règles, pour tous, et d'abord pour elle-même le respect de la Constitution et de l'alternance au pouvoir par l'unique voie pacifique, celle des urnes. Quelle inversion des rôles ! Cette inversion, on la retrouve aussi sous une autre forme, chez le courant démocratique, appelons-le francophone pour faire court, et parce que c'est sous ce marqueur que son dénominateur commun apparaît aux yeux de tous. Sur le processus électoral, sur la solution à la crise par les urnes, sa position reste par contre constante: comme dans les années 90, il y est opposé. L'inversion n'est donc pas là. Elle est, du moins pour certains représentants en vue de ce courant, dans la recherche d'alliances avec certains héritiers du FIS. Pour tenter une explication à cette nouvelle attitude, il faut comprendre que ce courant politique francophone, pour des raisons historiques, sociales et culturelles est ultra-minoritaire dans la société civile même s'il a toujours occupé des positions fortes dans l'appareil d'Etat. Il a donc toujours rêvé d'un ancrage dans la société, surtout que, étant de tradition politique française, il se présente à travers des idées de gauche qui sont la marque en France, traditionnellement, de partis d'ancrage populaire. De la crise des années 90, il a donc tiré comme leçon principale celle de la nécessité pour lui d'une jonction avec une base populaire. Avec le courant nationaliste et sa base populaire, il a toujours entretenu des relations distantes, voire d'hostilité. Reste la base populaire islamiste, du moins celle qui pourrait partager la même opposition au pouvoir. Il est d'ailleurs assez pathétique de voir des démocrates laïcs attendre patiemment le vendredi le flux de la sortie des mosquées et guetter, au débouché de la rue Asselah Hocine, l'arrivée du peuple de Bab El Oued. Mais on éprouve aussi quelque bonheur à contempler cette tolérance nouvelle, qui aurait été impensable il y a trente ans, et qui est à porter au crédit du Hirak. Les libertés versus démocratie Minoritaire socialement et politiquement, ce courant politique francophone n'a jamais eu besoin du vote populaire pour affirmer son influence dans la société, étant donné son influence déjà dans l'appareil d'État. Il n'a jamais fait preuve d'un grand enthousiasme pour des élections, et ne les a d'ailleurs jamais réclamées. De la démocratie, il retient et privilégie surtout les libertés notamment individuelles: liberté d'expression, libertés d'opinions, libertés religieuses, tolérance et libéralisme des mœurs. C'est d'ailleurs aussi la raison idéologique par laquelle naturellement, il veut faire précéder tout scrutin, tout recours au suffrage universel d'une période de transition de rétablissement des libertés individuelles essentielles. Son mot d'ordre proclamé dès le début du Hirak d'ailleurs a été celui de «Liberté» plus que celui de démocratie. On se souvient d'ailleurs que la chanson «Liberté» a été, au départ, le «tube» d'une partie du Hirak. Mais dans ces nouvelles alliances, la méfiance demeure: les uns redoutant, d'une suprématie islamiste, la mort des libertés. Les autres gardant malgré tout le souvenir tenace des affrontements des années 90. Chacune des parties de l'alliance attend de l'autre, dans une sorte de marché gagnant-gagnant, une reconnaissance : les épigones du FIS attendent une reconnaissance internationale, un label de modernité d'une alliance avec les représentants de la laïcité et de l'occidentalité en Algérie. Le courant politique francophone une reconnaissance populaire à travers son renoncement à la diabolisation de l'islamisme. Mais rien n'est jamais tout blanc ni tout noir. Il faut le dire, et c'est peut-être aussi important, il n'y a pas dans tout cela que des calculs. Il y a aussi chez beaucoup, notamment dans la jeune génération, une volonté sincère de surmonter les fractures des années terribles, une volonté de réconciliation. C'est cet esprit de réconciliation, d'unité et de fraternité nationales, de la société civile, de l'ensemble des forces politiques comme de l'armée qui a fait la grandeur et la signification historique du Hirak, 30 ans après la tragédie des années 90. Comment se fait-il qu'il ait pu s'altérer à un moment donné pour réactiver les fractures politiques et sociales, notamment à travers la violence des slogans dont nous parlions au début ? On peut bien sûr parler de l'influence de forces étrangères, de plans de sujétion de l'Algérie vu son importance géostratégique énorme. Mais cela ne suffit pas. Il faut un terrain interne toujours à de telles influences, lequel réside dans les divisions de la société. Silmiya et réconciliation Une guerre civile ne fait que des victimes, y compris ceux qui paraissent, un temps, l'avoir emportée. Que les drames humains terribles des années 90 puissent expliquer certaines attitudes, certaines réactions, ils ne peuvent cependant servir de ligne politique. Ils peuvent expliquer les plaies restées ouvertes, ils peuvent expliquer le besoin de justice et de réparation, mais il faut prendre garde que les ressentiments n'altèrent le sens politique, celui avant tout de la priorité absolue à donner à la paix civile et à la préservation de l'Etat national. La réconciliation n'est pas la vengeance. Elle est la marque des grandes avancées humaines. Elle est en fait le cœur même du mot d'ordre de «Silmiya», du projet civilisationnel qu'il porte. Il ne faut donc pas le détourner. Ce qu'on peut mettre à l'actif du Président Bouteflika, c'est la tentative de réconciliation. Ce qu'on peut mettre à son passif, c'est qu'elle ait été incomplète. Peut-être le moment est-il venu qu'elle se réalise peu à peu véritablement. Que serait actuellement l'Afrique du Sud ou le Rwanda sans la réconciliation. Nous avons peut-être hérité d'une conception rédemptrice, messianique, immanente de l'Histoire, notamment pour des raisons religieuses, avec une vision où le Bien l'emporte tôt ou tard sur le Mal, où les victimes sont reconnues, glorifiées et où les coupables reçoivent leur punition. Mais l'Histoire n'avance pas ainsi. Il a fallu des décennies, un siècle et plus, pour que, par exemple, les résultats de la révolution française apparaissent et se frayent un chemin après bien des thermidors et des restaurations... Il faudra probablement bien du temps encore pour que les résultats des révolutions socialistes, apparemment aujourd'hui vaincues, réémergent de l'océan historique et s'imposent naturellement sans même, peut-être, que les contemporains ne le remarquent. Il faut se poser la bonne question: celle des critères d'une sortie pacifique de la crise politique. Et on verra qu'il n'y a que des élections, que le recours au suffrage populaire, sans tergiversation d'aucune sorte, qui le permet, qui préserve la société de conflits déchirants. Certes, ce ne sera pas l'entrée au paradis mais ce sera le déclenchement d'une dynamique démocratique, de luttes parlementaires, d'alliances pour former le gouvernement, pour avoir le pouvoir. Elles seront visibles et sortiront de l'opacité des luttes d'appareils ou de clans. Elles permettront peu à peu l'émergence de contrepouvoirs. On ne cherchera plus où est le centre du pouvoir. Il sera devant nos yeux, de plus en plus transparent, dans les luttes à l'Assemblée, comme dans les pays de démocratie parlementaire. Certes, cela prendra du temps, mais y a-t-il d'autre alternative ? Plutôt que de se contenter de crier «Etat civil et non militaire», n'est-ce pas ainsi la meilleure manière de diminuer une intervention de l'armée qui ne se manifeste qu'en proportion directe de la faiblesse des institutions? Certains affirment, tautologie s'il en est, que les élections ne résoudront aucun problème économique et social. En tout temps et en tout lieu, cela n'a jamais été le but des élections. Leur but est de constituer le cadre dans lequel une nation va pouvoir discuter démocratiquement, c'est-à-dire ici pacifiquement, de ses problèmes et les résoudre. C'est tout cela finalement «Silmiya». Pas seulement une façon pacifique de manifester, mais une façon pacifique d'aborder chaque question politique, chaque question nationale, une façon d'envisager le «vivre ensemble», une vision de l'avenir, bref une culture. |
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