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L'insistance amicale du
docteur Omar est venue à bout de ma réticence, accrue avec l'âge, à me colleter
avec les longs et périlleux trajets en voiture sur les routes d'Algérie.
Celle qui relie Alger à Ghardaïa via Médéa, Berrouaghia, Ksar Boukhari, Djelfa et Laghouat est particulièrement dangereuse car elle est sillonnée, jour et nuit dans les deux sens, par des poids lourds reliant la capitale aux champs pétroliers et gaziers du Sud. Plus grave : elle est entrecoupée de nombreux tronçons en réfection dont les panneaux de signalisation ne sont annoncés par aucun spot lumineux. L'autoroute Nord-Sud est en construction et les imposants piliers qui se succèdent à intervalles réguliers, avant d'arriver à Médéa sont destinés à servir de supports aux viaducs devant enjamber les gorges de la Chiffa. C'est le deuxième jour de la semaine. Aucun chantier en activité n'est visible tout au long du trajet. Arrêt momentané ou « provisoire qui dure » en raison de la crise économique ? Seuls les initiés savent ce qu'il en est exactement. Les citoyens ordinaires comme nous ne se font quant à eux aucune illusion. Ils gardent en mémoire les retards, magouilles et malfaçons ayant jalonné la construction de l'autoroute Est-Ouest? Et l'impunité dont bénéficient leurs véritables auteurs. Ils savent bien qu'il n'y a plus d'argent et que la priorité du moment, s'agissant de constructions sur fonds publics, est d'ordre cultuel. Ils ont donc quelques bonnes raisons de supposer que cette autoroute pourtant si essentielle au développement économique du pays, ne sera pas achevée dans des délais raisonnables ni dans les meilleures conditions de qualité. En attendant, les usagers de cette « route de l'impossible » cherchent à gagner un temps illusoire au prix d'acrobaties invraisemblables, en violation flagrante du code de la route, au péril de leur vie et de celle des autres. Je suis à la retraite depuis quelques années déjà. Le docteur Omar a pris la sienne de façon anticipée car il n'a pas admis un passe-droit nommant un pistonné à un poste de responsabilité dans son administration centrale. C'est un homme de caractère qui dit ce qu'il pense et pense ce qu'il dit. Il approche de la soixantaine. N'étant tenus par aucune obligation, nous avons décidé, en quittant Alger un lundi à cinq heures du matin, de donner le temps au temps et d'arriver quand on arriverait. Le docteur Omar est un conducteur qui anticipe bien et repère de loin les compulsifs du volant. Je suis rassuré après quelques kilomètres et mon regard quitte la route pour se concentrer sur le paysage que commence à éclairer un pâle soleil levant. Notre allure de pères tranquilles nous permet de discuter à l'aise. Mon interlocuteur m'apprend qu'il n'est pas retourné dans la pentapole de ses ancêtres depuis cinq ans sur les conseils des anciens de sa tribu « à cause des événements » précise-t-il et il ajoute pensif : « d'après ce qu'ils m'ont raconté c'était encore plus terrible que ce qu'ont bien voulu laisser filtrer. Personne ne s'attendait à un tel déchaînement de violence ». Il freine brusquement à l'entrée d'un pont étroit. Si par malheur il s'y était engagé fort de sa priorité, nous aurions été écrabouillés par un camion semi-remorque roulant à toute allure. Son chauffeur fait un passage en force en levant le bras d'un geste de défi. Le docteur Omar donne deux coups de klaxon rageurs et poursuit : « Le calme est revenu mais la rancune est tenace de part et d'autre, Mzabis et Arabes s'accusant mutuellement d'avoir déclenché les violences. D'où - m'a-t-on dit - la présence massive de forces anti-émeutes. » Nous passons devant le barrage de Bouguezoul dont les débordements imprévisibles ont surpris plus d'un imprudent s'étant aventuré trop près de ses rives. Nous constatons qu'il n'y a pas la moindre mare dans son fond vaseux pour servir de gîte-étape aux canards et oies sauvages en migration. Le paysage où alternaient plaines et collines entre Berrouaghia et Djelfa était de mon temps couvert d'une végétation variée et vivace. Les épais buissons d'alfa - dont les tiges les plus hautes s'inclinaient comme un jet d'eau sur leur terre nourricière - côtoyaient la lavande, le romarin, le lentisque, l'armoise et le roncier : une harmonie de couleurs, un mélange de parfums qui donnent à l'ancrage de l'homme dans ses racines, sa sensualité indélébile. C'est le sol ocre, dur et crevassé qui domine maintenant. Les buissons d'alfa sont rabougris. Certains sont calcinés sous les effets conjugués de la désertification et de l'incurie des hommes. Seul résiste le roncier où continue de s'accrocher la laine des troupeaux qui passent mais où se prennent aussi de plus en plus nombreux, poussés par des vents mauvais, des sacs en plastique de couleur noir ou bleu. Nous longeons la périphérie de Djelfa. Il y a partout des immeubles où la vie quotidienne doit être d'une tristesse infinie. A la sortie sud de la ville nous nous arrêtons devant un hôtel réputé pour ses thés à la menthe servis au coin du feu. Il semble abandonné et nous allions reprendre notre route lorsqu'un de ses employés en sort par la porte principale dont le doublage en verre est d'une propreté incertaine. Il nous introduit dans un hall de réception tout en longueur prolongé par une salle de restaurant mal éclairée. Entre ces deux espaces, un burnous noir pour homme et une djellaba féminine blanche sont exposés sur des mannequins en cellulose. La cheminée est éteinte et devant son âtre couvert d'une épaisse couche de cendre, des fauteuils en skaï sont disposés pêle-mêle. La cérémonie du thé consiste pour le préposé au comptoir à ouvrir le robinet d'une thermos pansue peinte aux couleurs criardes du dragon en procession. Les Chinois ne se contentent pas de défigurer nos villes, ils nous ont aussi inondés de leur camelote ou comme dirait un Wallon, de leur cacaille. Nous buvons un thé tiédasse et noirâtre à force d'avoir macéré et nous partons. La prochaine étape est Laghouat. Nous en suivons le périphérique. Là aussi des cités champignons se succèdent dont la laideur de la conception le dispute à l'à-peu-près de la finition. Les représentants de l'autorité ont cru pouvoir calmer l'effervescence sociale par des mesures populistes mais celles-ci ont forcément des limites qui sont celles des ressources publiques. Les revendications quant à elles sont sans limites. Le caractère répétitif des manifestations de rue le prouve suffisamment. C'est que les nombreux ratés du développement conjugués à un taux de natalité record font que les besoins sont immenses. En outre, la mentalité d'assisté est fortement ancrée dans notre société pour avoir été fortement encouragée par l'Etat-providence. Elle ne peut qu'exacerber le sentiment d'injustice si elle n'est pas satisfaite. Rabbi sattar. Dieu nous protège ! La steppe, rongée par l'érosion est balayée par des rafales de vent de plus en plus fortes qui soulèvent des tourbillons de sable rouge qu'on croirait venus de Mars. Bientôt on n'y voit presque rien. Les véhicules que nous croisons ou qui nous doublent ont leurs codes, feux de position ou de détresse allumés. A un moment donné, le docteur Omar est obligé de se garer sur le bas-côté pour repérer le tracé de la route. L'intérieur de la voiture est plein de sable malgré la fermeture des vitres. Nous avons les lèvres sèches et les dents qui crissent. Nous dépassons des nomades qui ont fait halte près d'un bosquet d'épineux. Ils sont assis au centre d'un cercle formé par leurs méharis baraqués la croupe tournée vers le vent. Ils se sont couverts la tête de leurs chèches ce qui leur permet de respirer sans risque d'infiltration de sable dans leurs poumons. Au bout d'une heure environ, tout s'éclaircit comme par enchantement. Le vent est toujours aussi violent mais le sable a disparu. C'est que la structure du sol a changé. La steppe sablonneuse a fait place au vallonnement rocheux et Eole a perdu son vieux complice. Nous arrivons à Berriane par une route en lacets. Il est quatorze heures. Neuf heures de route. Deux de plus que la normale. Mais nous sommes détendus comme il sied à des vacanciers. Un groupe de jeunes en train de discuter nous indique la direction à prendre pour nous rendre à la maison de si Salah, notre hôte pour trois nuits. La rue qui y conduit est étroite et pentue. En contrebas, elle s'élargit, longe deux espaces successifs où les gens du quartier garent leurs voitures. Une rue en terre battue sépare le deuxième parking de l'arrière de la maison. Celle-ci est la première d'une série d'autres, propriétés des frères de si Salah. Le fief familial occupe toute une impasse. Notre hôte en est le patriarche. Il doit avoir dépassé soixante dix ans. Il porte bien son âge. Il est de taille moyenne, sa barbe est courte et bien taillée. Il nous accueille avec un sourire chaleureux. Il est vêtu d'une 3abaya (gandoura blanche en tissu léger) et coiffé d'une 3arraguia (bonnet blanc en coton). Dans les grandes occasions - comme j'ai pu le constater par la suite - il porte un pantalon bouffant mzabi coupé dans une belle draperie, une chemise de prix dont les boutons de manchette sont en or, un gilet et un veston de qualité. Il parle un arabe châtié mais qu'il ancre dans ses racines algériennes par son fréquent usage de nos expressions et proverbes. Il s'exprime aussi fort correctement en français. Le berbère spécifique à la région m'a paru moins émaillé de mots arabes ou français que celui qui se pratique dans l'Algérois. L'un de ses locuteurs, beau-frère d'un magnat de la région, l'a parlé dans une conversation téléphonique alors que nous déjeunions d'une délicieuse maghlouga. Je n'ai pas compris un seul de ses propos. La maghlouga est un feuilleté de pâte non croustillante dont chaque couche est alternativement remplie de viande et de légumes. On y met aussi de la graisse d'agneau. Nous sommes hébergés dans un petit appartement jouxtant le salon de réception. Celui-ci peut contenir une trentaine de personnes assises et une soixantaine debout. A l'une de ses extrémités sur toute sa largeur, il y a une partie salle à manger près d'une porte donnant sur un escalier qui conduit à la cuisine du rez-de-chaussée. Si Salah me confirme ce que m'avait dit le docteur Omar. Nous sommes invités à un mariage jeudi dans l'après-midi. Il me précise que sa 3achira (clan qui rassemble les familles issues du même ancêtre) organise en les finançant entièrement les noces de quarante huit couples. Son avant-dernier fils est aussi concerné. Il vient de terminer ses études supérieures et rejoindra, après son voyage de noces, le conseil de direction de l'une des entreprises du groupe familial. Si Salah a bien réussi dans les affaires. Mais cela ne s'est pas fait tout seul ni du jour au lendemain. Il me raconte que son grand-père avait un petit magasin d'alimentation générale à Alger. A sa mort, l'aîné de la famille - c'est-à-dire le père de si Salah - agrandit le fonds de commerce et cibla la clientèle aisée en diversifiant son offre vers le haut de gamme. A l'indépendance, si Salah et ses frères, héritiers d'un capital rondelet ont décidé d'investir dans le transport saharien. C'est une activité à risques mais aussi à profits considérables en cas de réussite. Ils ont bataillé dur pendant des années. Aujourd'hui, ils ont en propre deux cent cinquante camions et à peu près autant en leasing. L'entreprise emploie près de cinq cents ouvriers et cadres. Si Salah me parle du chef du parc-auto, un Allemand qu'il avait débauché de chez MAN au prix fort. Il lui avait fait signer un contrat de deux ans à l'expiration duquel l'intéressé avait préféré retourner dans son pays. Il était revenu en Algérie quelques mois après. Il ne pouvait plus se passer de ce grand Sud qu'il avait appris à aimer et qui le lui rendait bien en lui offrant ses espaces infinis dans ses moments de déprime. Il transmet aux apprentis la rigueur allemande, assurant par là même sa propre relève. En relatant son expérience, si Salah ne fait qu'énumérer les fondamentaux du développement économique auto-entretenu : l'épargne et son investissement dans des projets porteurs ; une stricte gestion du personnel interdisant notamment les sureffectifs de complaisance ; l'acquisition du savoir-faire et, devrait-on ajouter, l'innovation par la recherche-développement générée par l'entreprise elle-même. D'après le regretté M'Hammed Boukhobza (« Le transfert social de l'indépendance, les mutations urbaines 1954-1966 », in : René Galissot Les accords d'Evian en conjoncture et en longue durée, Casbah Edition, Alger, 1997, p.72), il y avait avant l'indépendance 1922 patrons algériens dans l'industrie et les services. Certains d'entre eux avaient réussi de fort belle manière notamment dans l'agro-alimentaire. A l'indépendance, on a tout fait pour les décourager. Il y en a beaucoup plus maintenant car le libéralisme économique qui a succédé au dirigisme d'Etat a généré un capital considérable. Mais celui-ci s'est constitué en grande partie par la spéculation et s'est réinvesti dans des opérations spéculatives sans impact réel sur le développement du pays. Les pouvoirs publics ont bien essayé de canaliser une partie de ses capitaux dans des investissements productifs en incitant par diverses mesures, notamment d'ordre fiscal, les entreprises algériennes à conclure des accords de partenariat avec les PME étrangères. Ils avaient à cet égard fabriqué ce néologisme traduit de l'anglais : « un partenariat gagnant-gagnant » (a win/win partnership) en guise de faire-valoir. Mais en même temps ils posaient comme condition que l'entreprise algérienne se voit attribuer la majorité des actions dans la société mixte à constituer. Cela n'a pas marché car il n'est pas possible d'être exigeant quand on est demandeur. Cela me rappelle qu'on avait prétendu imposer un taux d'intégration extravagant aux constructeurs automobiles. Dans les années 1970, le patron du plus grand groupe d'Europe et probablement du monde avait fait le déplacement à Alger pour expliquer que celui des véhicules, toutes gammes confondues, produits dans ses unités de production ne dépassait pas 45% alors que nous en demandions 95% ! « Ce qui importe - avait-il expliqué - c'est le moteur. Tout le reste, carrosserie, garnitures, boîte de vitesse, système électrique, tableau de bord, est fabriqué en dehors de nos usines par des PME indépendantes. » Nous avons tout fait faux depuis le début en matière d'industrialisation et surtout lorsqu'il s'est agi de l'implantation d'une industrie automobile. Voilà que maintenant nous tombons dans l'excès inverse et limitons notre ambition à l'assemblage qui ne génère aucune activité en aval puisque ce sont des kits complets que nous recevons et qui valent de surcroît plus cher que les voitures importées toutes faites. Il convient de faire ce constat d'évidence : les entreprises algériennes publiques et privées n'exportent rien de bien significatif et l'Algérie continue d'être frappée de plein fouet par le syndrome hollandais. Elles doivent être mises en mesure - par des mesures volontaristes de l'Etat - de bien gérer et bien produire afin d'être compétitives sur les marchés extérieurs et de vendre en devises les biens et services qu'elles produisent. Elles ne peuvent le faire en effet qu'en partenariat avec les PME occidentales ou autres à la condition que celles-ci y trouvent aussi leur compte. « Frotter sa cervelle à celle d'autrui » aurait dit Montaigne. Il faut ajouter que l'Algérie a besoin d'une main-d'œuvre qualifiée pour gagner le pari industriel. Nos écoles de formation professionnelle, malgré de nombreux efforts, ne semblent pas avoir été très performantes. Avec ceci pour résultat que les entreprises étrangères utilisent leur propre main-d'œuvre ou réclament des surprix exorbitants quand nous exigeons qu'elles utilisent la nôtre. A suivre... |
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