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Consensus et implications sociales

par Arezki Derguini

A chaque fois que nous nous déprenons de la charge de nos besoins et de notre capital, nous nous exposons à une expropriation de nos ressources naturelles.

Suite et fin

Les contributions au changement des conditions

La transformation de ces conditions n'est pas évidente étant donné la fragmentation du champ et des visions politiques, le rapport de la société au bien commun et la rareté des ressources. Pour les tenants du pouvoir elle est impossible. De ce que nous connaissons de la société aujourd'hui, on peut dire que nous resterons longtemps encore avec deux types d'opposition. Un premier type négatif et clientéliste, qui aggrave la crise sociale et politique. Il investira dans la chute du régime parce que celui-ci obscurcit son horizon, réduit sa part dans le revenu national. Il agira ou s'agitera, avec la société qui partage son horizon, de sorte à prendre une nouvelle part dans la répartition. Une autre opposition positive qui investira autour d'une proposition de réforme du SAP de sorte à accepter l'implication de la société, à transformer ses associations. Pour développer ses moyens, cela sera moins par le désintéressement que par l'intéressement de l'ensemble des parties concernées à prendre part à leurs affaires, pour l'établissement des conditions d'un juste consensus qui respecte les intérêts de chacune.

Se réapproprier les centres de décision, simuler des centres de délibération

Il reste que fabriquer du consensus nécessite des lieux de délibération et concerne des centres de décision. Or dans le SAP, tous les processus de décision n'offrent pas de prise aux citoyens ou n'ont pas de prise simple. Leur attitude négative est justifiée par les impasses auxquelles ils se trouvent confrontés : sans prise sur les processus de décision, ils rejettent les institutions dans leur globalité et dans le détail. Ces processus échappent aux citoyens parce qu'ils en ont été exclus ou parce qu'ils ont consenti à en être dépossédés. Il faut tout d'abord qu'ils se réapproprient les processus de décision dont ils se sont démis, qu'ils ont confiés aux institutions du fait de leur incapacité et confiance anciennes. Cela a un coût certes, mais refuser de le porter c'est consentir à la perpétuation du SAP. Ensuite, les processus de décision dont ils sont exclus et qui les concernent, s'ils ne peuvent être ouverts, peuvent être cernés. Ils offrent toujours quelque prise discrète, directe ou indirecte, et peuvent être influencés par leur environnement. Il faut cesser de croire que le sommet est naturellement mieux informé que l'intérieur de la société quant à ce qui s'y passe. C'est une construction du rapport à l'information qui fait que le sommet est mieux informé de ce que la base n'est pas. Il faut reconstruire le rapport à l'information, le remettre au service de la société et en prendre soin. Une information sur la société, de laquelle l'information est recueillie, ne peut être supérieure à une information de la société qui la porte et l'enregistre, quand elle ne la produit pas.

Nul mieux que la société elle-même ne peut protéger l'information qu'elle produit ou qui circule en son sein. La concertation sociale permanente protège le savoir qu'elle produit mieux que ne peuvent le faire les officines les mieux équipées. En économie industrielle on parle de " savoir tacite non délocalisable ". Un savoir que privilégient les grandes entreprises japonaises à la différence des entreprises américaines[5] qui aspirent à une hégémonie mondiale.

Le militant et ses ressources

Le processus de reconstruction démocratique du consensus national ne peut réussir qu'en dépliant de manière progressive les objectifs partiels qui le conduiront au terme d'une conférence nationale. Il faudra d'autres objectifs partiels pour que s'inscrive la perspective d'un consensus national dans la réalité. Autre réflexion : il faut en finir avec une certaine définition du militantisme.

Elle ne peut pas être basée sur le désintéressement de manière générale. Un tel principe ne fait qu'occulter les intérêts réels investis. Dans un système clientéliste, la perversion guette l'action militante à chaque tournant. Pour transformer les membres de la communauté nationale en citoyens, il faut raisonner en termes de biens communs[6], d'associations, d'intérêts et de parties prenantes. On peut distinguer trois types d'engagements. Nous avons le bénévole qui investit dans une cause qu'il juge honorable selon ses disponibilités. Ses croyances constituent son capital, sa conscience son juge; il donne ses loisirs et son temps libre sans songer à accroître son capital. Il fait œuvre de bienfaisance. Nous avons le militant activiste qui investit dans la transformation sociale, la politique. Il vise à accroître son capital parfois aux dépens du crédit de son organisation. Celui de notre société est peu accoutumé à documenter sa démarche, il a un rapport personnel à l'information, il bloque la formation du capital informationnel de la société et de son organisation. Il continue à subir l'influence de la civilisation orale. Et nous avons l'engagement citoyen qui investit dans un choix de vie, un bien commun, l'investissement dans un collectif étant alors le moyen d'y parvenir. Le rapport entre les trois types d'engagement doit être clair : l'œuvre de bienfaisance ne doit pas créer un rapport de dépendance, le militant ne doit pas se substituer à l'engagement du citoyen, ils doivent l'accompagner, l'aider à s'incorporer les ressources qui peuvent contribuer aux conditions de la justification de son engagement et de sa réussite plutôt que préférer se saisir de ses causes.

On peut comparer le militant à un entrepreneur. L'entrepreneur politique ne crée pas une majeure partie des ressources qu'il investit. Et sa qualité dépend de la qualité des ressources qu'il mobilise et met en rapport, de celle qu'il enrichit. Pour rompre la fragmentation du champ politique, il faut intensifier le débat, en clarifier les tenants et les aboutissants, il faut de nouvelles ressources qui ne peuvent provenir entièrement du travail politique. Il doit employer les ressources du savoir qui donne accès à l'expérience d'autrui.

La fonction du politique est d'animation et de mise en rapport. Comme entrepreneur politique, il doit savoir engager d'autres ressources que les siennes auprès du citoyen afin d'enrichir celles de celui-ci. L'engagement du citoyen ne doit pas être une simple matière.

Changer le pouvoir ou s'approprier le pouvoir ?

Des conceptions du pouvoir fragmentent le champ politique. Beaucoup ne considèrent le pouvoir que comme pouvoir central. Il en résulte un rapport de conquête et une affaire de politiciens. Cette conception est dépassée. Le pouvoir ne s'approprie pas, parce que nous sommes à l'intérieur du pouvoir. Le pouvoir est un système d'interdépendance. Nous sommes aujourd'hui compris dans un pouvoir mondial. La place dans le système d'interdépendance, le pouvoir d'y commander avec ses interdépendants, fait le pouvoir particulier de son occupant. Ce qui s'approprie ce sont des ressources particulières, avec lesquelles on renforce des positions, on construit des capacités, des pouvoirs d'agir. Aujourd'hui dans notre pays, l'argent du pétrole et du gaz commande ce système d'interdépendance. Par ce pétrole et ce gaz, nous sommes intégrés au pouvoir mondial. Il commande par le pouvoir d'achat qu'il délivre.

La nature du consensus à construire : quels choix de vie, de société ?

Maintenant que cet argent est en passe de se rompre, de ne plus pouvoir commander à un système d'interdépendance national inclusif, les citoyens doivent construire de nouveaux systèmes d'interdépendance plus fiables et plus viables. La menace de dislocation du SAP est ce pour quoi il est urgent de construire un consensus autour des questions : quels systèmes et sous-systèmes d'interdépendance vont prendre la place de celui défaillant ?

Lesquels peuvent être " porteurs " et nous éviter de tomber dans la guerre civile ? Il s'agit donc de savoir par quel système plus fiable et plus viable il nous faut remplacer l'ancien qui ne peut devenir que de plus en plus insupportable, car se faisant de plus en plus tyrannique, plus contraint, pour résister aux secousses futures, pour contenir les " outsiders " de plus en plus nombreux qu'il ne peut intégrer. La construction d'un nouveau pouvoir est donc possible et nécessaire parce que le SAP ne sera plus en mesure de soumettre toutes les activités par un système de prix par lequel il en soutient certaines et en empêche d'autres. Les prix de l'eau, de l'électricité, de l'essence, du gaz et d'autres biens qui défient toute concurrence nous interdisent de produire durablement les capacités de base de chacun, les équipements de pouvoir de la modernité. Ils en accroissent la consommation et en découragent la production. Le système des prix du SAP détruit les ressources indépendantes, il centralise le pouvoir.     

Le SAP crée de la dépendance et détruit l'autonomie. La dictature de l'argent du pétrole est impitoyable. Trop de compatriotes sont en situation d'impuissance individuelle et collective. Parce qu'ils se sont démis d'anciennes capacités (attractivité des biens étatiques), ils ont été empêchés d'en produire de nouvelles (conditions de marché défavorables) et contraints de s'en remettre à la dépendance du pouvoir de l'argent du pétrole et du gaz.

La dictature du pétrole et du gaz, voici la démocratie à laquelle veulent nous soumettre ceux qui veulent rester maîtres de nos ressources. Et le gouvernement qui la gère ne peut penser qu'à ce que lui rapporte la place qu'il occupe dans le système d'interdépendance qui le comprend.           Cette dépendance à l'argent du pétrole, il faut que la communauté nationale sache qu'elle a un prix qu'il faudra payer lorsqu'il fera défaut. Attendre de l'État et des richesses naturelles, c'est hypothéquer l'avenir, trahir les générations futures. C'est créer des besoins dont nous n'avons pas la mesure. Une société est menacée dans son existence lorsqu'elle ne peut entretenir ses infrastructures de base, ses équipements de pouvoir. Un membre de la communauté ne peut prendre part au destin de sa communauté s'il ne lui apporte rien : il ne fait plus alors communauté. Une communauté se forme autour de la défense d'un bien commun, une communauté durable autour d'un bien commun durable. Nous formons aujourd'hui communauté pour épuiser notre capital[7].

Le consensus aura donc besoin d'une réforme du système national d'interdépendance afin de rendre possible une implication réelle des membres de la communauté nationale dans la prise en charge de leurs besoins et la préservation, la formation du capital de la nation. Une implication douloureuse, mais qui le sera d'autant moins qu'elle aura lieu le plus tôt, d'autant qu'elle sera effectuée en claire conscience.

La fuite en avant ne fait qu'accroître les coûts à venir. Mais cela ne saurait avoir le même sens pour ceux qui pourront fuir avec armes et bagages et ceux qui resteront attachés à une terre sinistrée. La consommation a besoin d'un repli stratégique, la production doit retrouver l'avant-garde. Si les plus faibles ne peuvent consentir à de nouveaux sacrifices, les plus riches n'y seront pas tenus. Tourner votre regard vers la Grèce : la Banque centrale européenne et le FMI n'ont pas de regard pour les riches grecs qui ont profité de la faillite de leur pays, ils en ont pour les finances publiques de leur État. Inutile de caresser la population dans le sens du poil, cela ne pourra qu'accroître le ressentiment et la peine à venir. L'heure de vérité est-elle arrivée ?

Avant de conclure, il me faut parler d'une société qui a le sentiment d'être une " nouvelle " partie prenante au pouvoir.

L'on va comprendre pourquoi elle n'a pas été prise en compte dès le départ. Mais pourquoi il faut en tenir compte. Il s'agit de la nouvelle société civile que semblent vouloir intégrer les PPaP, de ces hommes d'argent qui sont propulsés sur l'avant de la scène. Ceux que les journalistes et les activistes appellent communément les mafias de l'import-export, du foncier, de la débauche, etc.

Cette société qui a été fabriquée par le système de sorte qu'elle puisse être défaite comme elle a été faite, qui s'est développée hors du système légal, cette société est destinée à être sacrifiée comme un bouc émissaire pour produire une nouvelle société qui aura la charge de l'exécutif. Le jour des comptes arrive donc : après avoir bénéficié des largesses du système, avoir profité de sa complaisance, à ses faiblesses elle va être rappelée : servir le système ou mourir.

On l'entend déjà dire. Il est temps pour ces chasseurs de rente de se réveiller avant qu'ils ne soient consommés par le SAP dont ils forment la seconde ligne de défense.

Il est temps pour eux de trouver une activité indépendante qui les disculpe aux yeux des autres membres de la communauté. Il est temps de choisir entre salut et damnation. La création d'emplois durables, puis la régularisation de leur situation leur feront prendre une place certaine auprès de leurs compatriotes.

Ils vont être un facteur important dans la balance : selon leur prise de conscience, leur résignation ou leur refus d'être offerts en sacrifice, ils pousseront vers une réforme du système ou leur sacrifice. Ce sont, avec les outsiders diplômés, les parties qui ont le plus à perdre, d'avoir oublié que le système et ses deux pôles, n'a qu'une seule manière de défendre le SAP d'une appropriation privée : soumettre les individus, l'exécutif et ses clients à une politique de corruption qui lui permette de se défaire de locataires ou d'ayants droit qui veulent se pérenniser, se prendre pour des propriétaires.

La déprise du DRS sur l'État ne pourra avoir lieu que lorsqu'il sera dessaisi de cette fonction de nettoyage des écuries. Autrement, la communauté nationale lui sera toujours reconnaissante de faire ce qu'elle n'a pu faire elle-même : choisir et démettre ses irresponsables. On ne comprendrait pas autrement la prise de parti, en sa faveur, d'une partie de l'opposition qui attend dans les antichambres du pouvoir.

En guise de recommandations

Après avoir décliné l'objectif stratégique de reconstruction du consensus national, avoir regagné sa place de partie active dans le processus, il faut avancer une proposition en mesure d'impliquer la société dans la prise en charge de sa destinée.

Nous ne pouvons plus nous considérer comme des irresponsables. J'ai avancé ici deux propositions pour construire un consensus autour de la transformation du système asymétrique de pouvoir en système d'interdépendance plus fiable et plus viable.

Pour ce faire, il est proposé un débat autour de la propriété sur les ressources naturelles, sol et sous-sol, pour lequel je soumets la proposition de copropriété entre la collectivité nationale, issue de la lutte de libération nationale, et les collectivités dont le destin est associé à un territoire. C'est à mon sens, la seule façon de rééquilibrer le pouvoir, de préserver le capital naturel. Il nous faut sortir de la logique infernale de privatisation informelle de la propriété publique.

La propriété collective doit être rétablie dans ses droits pour permettre un fonctionnement régulier de la société, une protection de la propriété[8]. Sans une propriété cohérente et responsable, un cadastre complet des biens immobiliers, la circulation des droits de propriété qu'exige l'économie de marché restera un obstacle[9]. Ensuite, et ensuite seulement, il peut être proposé au débat, une réforme du système de prix national de sorte à permettre le déploiement de productions locales, à donner consistance aux nouveaux systèmes d'interdépendance sociale et économique qui fonderont l'autonomie et l'intégration régionales à différentes échelles, nationales et internationales.

Note:

[5] Voir le chapitre X " Construire son héritage " du livre " Made in monde. Les nouvelles frontières de l'économie mondiale " de Suzanne Berger. " Perdre des ouvriers qui comprennent si bien le fonctionnement de l'entreprise, reviendrait à perdre des ressources précieuses et irremplaçables " (p. 276). Nous sommes loin de notre politique de liquidation du patrimoine technique, scientifique et industriel qu'ont engendrée les politiques d'import-export et de privatisation informelle.

[6] La problématique des communs, des biens communs et de la propriété collective

[7] Le capital naturel ne se convertira pas en une autre forme de capital par notre comportement de dissipation.

[8] Après avoir été écrasée par la propriété publique et la propriété privée, depuis les travaux d'Elinor Ostrom, la propriété collective souvent à la base des biens communs, retrouve sa place auprès des politiques et des théoriciens. Voir en particulier la revue de la Régulation n°14, automne 2013 : Autour d'Ostrom : communs, droits de propriété et institutionnalisme méthodologique. http://regulation.revues.org/10287

[9] La politique clientéliste de l'exécutif s'appuie sur une propriété publique qu'il soumet à une privatisation informelle. Politique qui offre prise à la justice discrétionnaire du DRS et lui permet de défaire les exécutifs sans mettre en danger la reproduction du système asymétrique du pouvoir. La reproduction du SAP, au travers de la lutte que se livrent ses deux pôles (exécutif/services de renseignement) dans l'obscurité de l'économie informelle, constitue un obstacle structurel au développement de l'économie de marché.